Nous vivons actuellement une situation inédite. Alain Meininger, membre du Comité éditorial de la Revue Politique et Parlementaire nous fait part des réflexions que lui inspirent ce contexte particulier.
L’international focalise l’attention : la planète déplore environ 73 000 morts dont les deux tiers en Europe ; peu de pays peuvent aujourd’hui estimer s’en être bien sortis à part la Corée du Sud, Taïwan et l’Allemagne ; Singapour, souvent citée pour son civisme et les performances de son « autocontrôle social », face à une deuxième vague, instaure un confinement jusqu’en juin. L’hospitalisation en soins intensifs du Premier ministre britannique Boris Johnson frappe les esprits et, dans ces cas, la méfiance des opinions publiques s’intensifie spontanément en proportion exacte du caractère rassurant du discours officiel. La Chine lève peu à peu les mesures contraignantes mais se ferme à l’extérieur ; de malins esprits, scientifiques néanmoins, font valoir qu’au vu des chiffres officiels, la baisse de la pollution due au ralentissement de l’activité aura épargné plus de vies que le virus n’en aura emportées. Les nouveaux cas constatés, une bonne trentaine semble-t-il, sont tous officiellement estampillés d’importation ; face aux risques de rebond inhérents à toute pandémie, on imagine que les communautés scientifiques et médicales du reste du monde attendent cette fois de Pékin une réelle transparence des chiffres et de leur interprétation. Le Japon, jusqu’ici relativement épargné, instaure l’état d’urgence sans imposer un confinement généralisé. La situation espagnole continue de s’aggraver ; l’Autriche, dotée de masques, envisage une date d’allègement des contraintes tandis que l’Italie après les espoirs suscités par une amélioration passagère repasse dans le rouge.
Avec plus de 10 000 morts et le plus grand nombre de contaminés dans le monde, les Etats-Unis et la ville de New-York en particulier confirment leur nature de centre actuel de la pandémie ; en interne, la polarisation de la nation, accentuée par quatre années de trumpisme ne se dément pas du fait de la crise.
Alors que le gouverneur de l’Etat de New-York, Andrew Cuomo, s’affirme comme l’homme de la situation en rassurant les uns et les autres et en courant sur tous les fronts, quatorze Etats fédérés ont prévu des dérogations au confinement pour que les Evangéliques puissent célébrer Pâques comme si de rien n’était. A l’international, Trump reste prisonnier de ses obsessions : l’Iran déclare officiellement 60 000 cas et 3 200 morts mais Washington maintient son blocus y compris dans le domaines pharmaceutique et sanitaire en principe exemptés. On ignore si ce comportement fera date et laissera des traces mais l’opinion aura retenu que face à un fléau mondial qui nous menace tous et dont personne n’est en particulier responsable, l’Iran pas plus que d’autres, la plus grande puissance du monde aura choisi d’ignorer voire d’accentuer les souffrances de 82 millions de personnes. Une réflexion géopolitique, même sommaire, eût pu conduire à de toutes autres conclusions : est-il de l’intérêt des Etats-Unis que l’Iran contamine, de l’Afghanistan au Golfe et de l’Irak au Liban, l’ensemble du Moyen-Orient y compris les alliés les plus proches de Washington au risque de perturber plus encore une région qui s’en passerait volontiers ? Sur la pression des membres non permanents, excédés, la première réunion du Conseil de sécurité des Nations-unies consacrée au coronavirus devrait se tenir jeudi 9 avril ; on avait vu jusqu’à présent le Secrétaire général plus soucieux du maintien de la paix au sein des ménages en avertissant contre les violences conjugales ; on est rassuré de découvrir que ce n’est pas le seul sujet de préoccupation de l’ONU dans la crise actuelle.
Et la France dans tout cela ?
Un nouvel avis du Conseil scientifique prépare les esprits à un prolongement du confinement jusqu’à début mai.
Couvre-feux et interdictions diverses se multiplient à l’initiative des municipalités. Avec un rythme de plus de 800 décès par jour, le chiffre global de 9 000 morts est dépassé mais un ralentissement des entrées en réanimation, signe possible de l’imminence du plateau, laisse entrevoir le répit qu’attendent nos soignants. On ne reviendra pas sur la palinodie des masques que tout le monde veut désormais généraliser mais qui restent quasi-inaccessibles au grand public. Les premiers essais – qu’on espère prometteurs – de traitements par des anticorps extraits du plasma sanguin de personnes guéries sont en cours.
Un livre ? L’étrange défaite : témoignage écrit en 1940 de Marc Bloch (Editions Franc-Tireur, 1946, réédité en 1990 chez Gallimard dans la collection « Folio.Histoire », préfacé par Stanley Hoffmann). Rappelons que l’auteur (1886-1944) est un des plus grands historiens français, co-fondateur avec Lucien Febvre, en 1929, des Annales d’histoire économique et sociale. Ancien combattant des deux guerres mondiales, il fût arrêté, torturé et fusillé par la Gestapo le 16 juillet 1944. Bien que nos autorités n’aient pas été avares, à bon ou mauvais escient, de métaphores guerrières, ce n’est évidemment pas l’analyse pénétrante que fait l’auteur des causes militaires du désastre – doctrine périmée, équipements dispersés et mal utilisés, renseignement inefficace, Etat-Major dépassé etc.. – qui focalisera notre attention. Une phrase – page 66 de l’édition de 1990 – interpelle : « En d’autres termes, le triomphe des Allemands fut, essentiellement, une victoire intellectuelle et c’est peut-être là ce qu’il y a de plus grave ». Y a-t-il eu après le SRAS et surtout le H1N1 qui nous avaient, dans une large mesure, épargnés, une incapacité à concevoir les dégâts que pourrait générer une vraie pandémie et surtout à imaginer et mettre en œuvre les précautions nécessaires pour nous en prémunir ? L’attrition – par négligence ou volonté délibérée – des stocks de masques sagement constitués en 2008 par la ministre de la Santé Roselyne Bachelot en apporte certainement la preuve ; elle révèle une incapacité à concevoir une situation nouvelle – une vraie pandémie – à sortir des schémas préformatés des pensées officielles, bref à imaginer l’avenir. A l’inverse, le professeur Raoult – quel que soit le devenir de ses préconisations scientifiques – fait montre d’une absence de préjugés, d’une plasticité intellectuelle qui le rend ouvert à la sérendipité. L’après crise, avec l’immensité des questions politiques d’organisation de la société qu’elle va mettre en avant nous entrainera-t-elle dans des débats comparables à ceux qu’Ernest Renan avait soulevés en 1870-71 dans son livre majeur qu’est La réforme intellectuelle et morale ? Même s’il n’a échappé à personne que l’Allemagne a jusqu’à présent mieux géré cette crise, il s’agit à l’évidence d’un autre débat.
Alain Meininger
Membre du Comité éditorial