Depuis le 17 mars, la France est confinée en raison de l’épidémie de coronavirus. Pierre Larrouy, économiste et essayiste, tient pour la Revue Politique et Parlementaire, un journal prospectif.
Aménagement du territoire augmenté, mercredi 8 avril
La planète est confrontée, subitement, à une expérience dont on peine à anticiper toutes les conséquences. Tout porte à croire que c’est tout le système relationnel qui sera impacté. Dans tous ses aspects, humains comme matériels, psychologiques comme économiques et politiques.
L’amplitude des mutations des comportements sera dépendante de la durée de la distanciation sociale mais aussi de la perception de l’avenir.
La crainte sanitaire, l’aversion pour le risque et, même, des attitudes de repli par rapport à l’altérité, peuvent, durablement, s’installer.
La situation de court terme permet d’anticiper une crise majeure de tout ce qui est lié au mouvement, à la mobilité. Que ce soit les transports ou le tourisme ! Mais, très probablement, aussi, toutes les consommations, tous les goûts qui sont associés aux grands déplacements.
Tout de suite, des voix sont promptes à s’élever pour pointer les tragédies à venir ou s’enthousiasmer pour des opportunités entrevues à la va vite.
En réalité, si on se place dans l’hypothèse de vastes changements dans les comportements, le premier risque sera, peut-être et paradoxalement, celui d’une fracture démocratique.
Car, nous rentrerions dans un contexte de profondes remises en cause des interrelations qui caractérisent, déjà, la complexité de la société contemporaine. Or, c’est, d’ores et déjà, une cause des difficultés des rapports avec l’autorité et la référence. L’affrontement entre experts et politiques n’en serait-il pas renforcé ? Dispose-t-on des outils de prévision, de représentation et de décision qui puissent légitimer des experts et instruire le politique ?
Prenons un cas qui vient, tout de suite, à l’esprit. Celui du bouleversement du secteur touristique. Il faudrait disposer d’une vision à 360° pour anticiper toutes les conséquences. Existe-t-il une plasticité suffisante pour absorber une relocalisation du tourisme des français ? Celui-ci peut-il aisément se substituer à la chute des arrivées de touristes étrangers, qualitativement et quantitativement ? Comment gérer les conséquences démographiques locales, l’inflation potentielle dans certains territoires ? Quelles seront les tendances dominantes des nouveaux consommateurs ? Qu’en sera-t-il des effets sur l’industrie des transports ? La région toulousaine, par exemple, subira-t-elle des milliers de pertes d’emplois chez Airbus et une affluence démographique des nouveaux touristes ? La ville de Paris enregistrera-t-elle une baisse de dizaine de millions de visiteurs avec des conséquences fortes sur l’activité économique et commerciale ? Deviendra-t-elle, en conséquence, un El Dorado écologique se traduisant par des hausses considérables des prix de l’immobilier ?
On peut inverser le raisonnement. La relocalisation du tourisme français sur la France va provoquer une crise violente dans l’aérien comme dans le tourisme mondial. Que dire des destinations lointaines qui vont perdre leur premier secteur industriel ?
Peut-on aller jusqu’à envisager que l’on distingue l’injustice et les inégalités ? Qu’un certain tourisme soit réservé aux hauts revenus et qu’on en revienne à des produits beaucoup plus chers qui viendraient colmater les pertes du tourisme de masse ? Que s’impose une véritable taxe écologique sur ce type de voyages ? Finalement que la justice se trouve dans la construction d’un modèle soutenable au plan écologique et social et que cette émancipation d’intérêt général prenne le pas sur la lutte contre les inégalités ? Un clivage qui rappelle l’envolée lyrique de François Mitterrand au Congrès d’Epinay en 1971 sur « l’argent qui corrompt… l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes ».
On est pris de vertige. Les décideurs devront brasser des masses de données considérables. Pour cela, les outils du big data pourront être exploités. Mais ces données objectives n’auront de sens que si les algorithmes intègrent les données subjectives et comportementales. Or celles-ci ne seront pas facilement récupérables. Leur fiabilité dépendra de la capacité de dépasser les simples projections des tendances récentes. Les périodes de crise cachent beaucoup de non-dit.
C’est à un véritable exercice d’aménagement du territoire « augmenté » qu’il va falloir se livrer.
C’est un enjeu politique majeur si l’on veut éviter qu’un autoritarisme de bon aloi ne propose de régler la chose par la contrainte. C’est ce que vise le psychanalyste Charles Melman : « Quand nous en serons là la crise sera politique et on peut prévoir le référendum, pourquoi pas d’initiative populaire, qui nous donnera un général, nous fera retrouver le sens du général. Ce sera le prix payé par “la culture” pour avoir préféré ignorer la psychanalyse, Lacan entre autres ».
Peut-être, au plan politique, est-ce l’enjeu et le temps pour la social-démocratie de se réinventer ?
Ce contexte ouvre un champ neuf à la possibilité d’un modèle productif écologique et social. Il faut ajouter que cela nécessite une grande phase de décentralisation réelle. C’est dans la proximité que la plasticité nécessaire aux trois propositions de « dissuasion de souveraineté », « de revenu de responsabilité climatique » et de « revenu contributif de créativité », peut prendre toute sa place. Ma proposition réconcilie ainsi relance keynésienne et destruction/innovation schumpeterienne.
On note l’importance des données et de l’hybridation entre technologies des algorithmes et désirs des citoyens, du vivant, pour inventer ce monde d’Après.
Ce sera ça le modèle productif des nouveaux possibles…
Pierre Larrouy
Economiste et essayiste