Nous vivons actuellement une situation inédite. Alain Meininger, membre du Comité éditorial de la Revue Politique et Parlementaire nous fait part des réflexions que lui inspirent ce contexte particulier.
Imaginer un monde nouveau avez-vous dit ? « Ma crainte, c’est que le monde d’après ressemble furieusement au monde d’avant, mais en pire » expliquait hier notre ministre des Affaires étrangères dans un grand quotidien du soir. Il pensait certes à l’ordre international où la pandémie amplifie les fractures existantes et devient la continuation de la lutte entre puissances par d’autres moyens. On ne reviendra pas sur le détail de ce que l’on peut reprocher aujourd’hui à la Chine ; même si l’expression trumpienne de « virus chinois » n’est pas des plus heureuses, il demeure qu’au moins pour la troisième fois en vingt ans, ce pays aura répandu à la surface de la planète, un fléau qui cette fois la précipite dans une crise multiforme sans précédent. L’empire du Milieu lui-même n’est pas épargné et la baisse anticipée de 6 % de sa croissance annuelle ne sera peut-être pas sans effets politiques internes. Tout ce que l’on peut reprocher à Pékin – et la liste est longue – ne doit pas nous dispenser de nous interroger sur nos propres insuffisances françaises (désormais largement documentées), européennes (récurrentes et pourrait-on dire génétiques) mais surtout occidentales.
Evitons les fulgurances grandiloquentes et les sentences définitives qui finissent par insupporter tant elles prolifèrent, mais nous vivons depuis trois ans et demi, avec le trumpisme, une situation inédite depuis 1945.
En se retranchant dans un unilatéralisme de rupture, obstiné et obtus, l’administration états-unienne a cassé la communauté euro-atlantique et occidentale et a, du fait même, rendu impossible la réponse coordonnée – sanitaire, économique et politique – que la situation aurait exigé.
L’entrisme, efficace, de la Chine, dans la galaxie onusienne – OMS mais aussi FAO et bien au-delà – n’en est qu’une illustration parmi d’autres et la chronologie des causalités nécessiterait réflexion : fallait-il faire bloc pour contrer la pression de Pékin, ou, au nom d’« America first », cesser de financer et se retirer d’organisations qu’on estime ne plus maîtriser, favorisant ainsi un peu plus un phagocytage chinois dont on a vu les conséquences ? L’image, un peu facile, d’une crise pandémique agissant comme un révélateur – jusque dans son acception photographique – prend ici tout son sens. Pour la première fois nous touchons du doigt ce qu’est un monde sans leadership américain et l’épreuve risque d’être compliquée notamment pour l’Europe. Mais c’est un autre sujet….
L’aggiornamento des mentalités risque d’être tout aussi difficile ; imaginer un monde différent semble insurmontable à certains.
Quelques exemples suffiront pour s’en convaincre : les coups de boutoir répétés que subit, depuis la crise, le « green deal » à mille milliards d’euros qui devait être le marqueur vert de la Commission Von der Leyen, n’augure rien de bon sur l’inflexion écologique promise par l’U.E. ; les aides, robustes et bienvenues mais dépourvues de conditionnalités environnementales, du gouvernement français aux entreprises qui en ont besoin, relèvent du même désintérêt, alors que face au lien évident entre santé et environnement, les attentes citoyennes sont pressantes. D’autres, tout en déclarant, non sans raisons, obsolètes et d’un autre âge, les projets de réformes macroniennes sur les retraites et l’assurance-chômage en profitent pour ressasser presque mécaniquement leurs vieilles antiennes : on voit ainsi resurgir la demande de résurrection à l’identique d’un ISF qui n’existe plus nulle part en Europe et dont un ancien ministre socialiste de l’économie avait clairement démontré qu’il ratait sa cible en embêtant les millionnaires tout en épargnant les milliardaires. La question de la distribution des dividendes est par contre plus intéressante et plus complexe car posant celle de la responsabilité des entreprises, de plus en plus inscrite dans un écosystème social et naturel. S’il est incontestable que celles qui auront perçu des aides publiques devront modérer les versements ou y renoncer – le contribuable n’ayant pas à rétribuer l’actionnaire – les autres demeurent libres de leurs décisions. On ne peut à la fois se désoler de la quasi-disparition d’un actionnariat individuel, laissant le champ libre aux investisseurs étrangers pour s’emparer des entreprises nationales, et saisir dans la foulée la première occasion pour amputer l’épargne de petits porteurs français qui ont pris le risque de soutenir une aventure entrepreneuriale en sortant de l’épargne administrée.
La pandémie telle qu’elle va : situation vraiment inédite que celle qui voit le prix du baril de pétrole devenir négatif à moins 37 dollars ; le récent accord de l’OPEP s’est révélé peu efficace et la question du stockage des surplus devient cruciale. La France dépasse les 20 000 morts et 30 000 hospitalisés mais le nombre de décès journaliers et d’entrées en réanimation continue de baisser ; les 6 % d’immunité collective pourraient rendre cependant plus compliquée la sortie progressive du confinement le 11 mai d’autant que masques et tests font toujours autant défaut. La situation en Russie s’aggrave ; l’Afrique en apparence faiblement touchée retient son souffle ; l’Europe déconfine prudemment et La Repubblica de ce mardi titre « L’Italia che guarisce ».
Un livre ? La fin du confinement approche, alors face au rétrécissement du temps, pourquoi ne pas se tourner vers les nouvelles, format parfois négligé alors qu’il implique de concentrer le plus ardu de la littérature, l’art difficile du conteur et la capacité d’élaguer le superflu. Faire concis tout en captivant, par un mélange de réalisme, de fantastique, d’irréel et de folie, le tout teinté d’un profond pessimisme, qui mieux que Guy de Maupassant sut le faire ? Né en 1850 en Haute Normandie au château de Miromesnil – bien qu’il y ait encore discussion sur ce point, même in situ – il fut l’un des maîtres de ce genre à part entière qu’est la nouvelle. Il en écrivit plus de trois cents. La maison Tellier, Les contes de la Bécasse, Le Horla comme le reste de son œuvre ont fait l’objet d’innombrables adaptations théâtrales et cinématographiques. Mais rien n’empêche de relire ses romans tels que Bel Ami, Pierre et Jean, peut-être le plus abouti, ou Une vie dont Tolstoï dira que « C’est le plus grand chef d’œuvre de la littérature française depuis Les Misérables ». Proche de Flaubert, au point qu’on y a vu plus qu’une filiation en littérature, celui dont Jules Renard écrivit dans son journal « On pourrait dire de Maupassant qu’il est mort de peur. Le néant l’a affolé et tué… » mourut, aliéné, à presque 43 ans, après une décennie 1880-90 qui signe l’acmé de sa créativité. Imprégné de sa Normandie natale et marqué par la défaite de 1870, il fut – exception faite de ses rapports compliqués avec les frères Goncourt – de Zola à Tourgueniev et d’Hippolyte Taine à José Maria de Heredia, l’ami des grands de son temps. (Maupassant, Contes et nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade, 2 volumes, Gallimard, 1979).
Alain Meininger
Membre du Comité éditorial