Nous vivons actuellement une situation inédite. Alain Meininger, membre du Comité éditorial de la Revue Politique et Parlementaire nous fait part des réflexions que lui inspirent ce contexte particulier.
Les 55 jours de Pékin : le confinement s’achève progressivement ; le bilan de ces semaines d’angoisse, d’espoirs et de frustrations s’amorce.
Les seniors : il y avait eu, il y a quelques semaines, la tentation de maintenir confinés les plus vulnérables et les seniors – la barre avait été arbitrairement fixée à 70 ans – soit apparemment quelque 18 millions de personnes, jusqu’à la fin de l’année 2020, voire février 2021. Les effets dévastateurs potentiels d’une rétention de près d’une année sur la vie sociale et familiale ainsi que sur la santé physique et psychique des intéressés, risquaient d’évidence de rendre ce remède supposé, pire que le mal. Cette idée, sidérante tant elle est liberticide et sans précédent dans notre histoire, posait évidemment des difficultés d’application et de contrôle d’une grande complexité qui se seraient traduites en autant de problèmes juridiques inextricables. Elle révélait, au passage, pour un gouvernement adepte « d’un nouveau monde » et un personnel politique renouvelé, une conception très datée « vingtième siècle » de la séniorité, pour une époque, la nôtre, où l’on ne compte plus les septuagénaires, octogénaires et même au-delà qui, enrichis de la mémoire du vécu et de la sagesse de l’expérience, contribuent activement dans tous les domaines à la vie de la cité. Il suffit – tout à trac et sans souci d’exhaustivité – de relire l’interview récemment donnée par Edgard Morin à un grand quotidien du soir, d’observer la créativité d’un Soulages ou de se rappeler de la vivacité intellectuelle d’un Claude Lévi-Strauss, quelque temps avant sa mort, à 100 ans passés, pour constater que les promoteurs de la « start up Nation » seraient bien inspirés de mettre à jour leur logiciel.
Mais on est moins enclin à sourire lorsque se fredonne à l’étranger – notamment aux Etats-Unis – mais aussi en France, la petite musique affirmant que mieux eût valu laisser mourir les aînés plutôt que d’arrêter l’économie.
On se rappelle les déclarations, certes caricaturales, d’il y a quelques années, d’un ministre japonais estimant qu’il fallait songer à se débarrasser des femmes ménopausées qui n’étaient plus d’aucune utilité à la société. Il y eut aussi dans quelques pays occidentaux, jusqu’entre les deux guerres mondiales et parfois au-delà, les stérilisations forcées, voire les éliminations, des handicapés physiques et mentaux. On n’est jamais assez vigilant avec certaines assertions qui se présentent comme « frappées au coin du bon sens ».
La décision de la Cour constitutionnelle allemande du 5 mai : l’ordre économique au risque du désordre juridique et politique. Sur une plainte – entre autres – d’un des membres fondateurs de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), créée en 2013 non pas, à l’origine, pour lutter contre l’immigration mais pour empêcher la mise en commun des dettes au niveau européen, la Cour de Karlsruhe, par sept voix contre une, a exigé de la Banque centrale européenne qu’elle justifie d’ici trois mois son programme de rachat de dettes (quantitative easing) lancé en 2015.
Sous l’angle économique, il faut rester calme d’autant que l’on sait que sur les huit juges concernés, cinq sont hostiles de longue date à cette politique. Le président de la Bundesbank donnera à la Cour les explications qu’elle demande sur l’action de la BCE – qu’elle mettra d’ailleurs un certain temps à disséquer – et rien de grave ne devrait survenir d’ici douze ou quinze mois. Le fait que la décision concerne le PSPP, programme d’achats de 2015, et non l’actuel PEPP de 750 milliards d’euros relatif à la pandémie, que la Cour a exclu de son jugement, ne peut qu’inciter à la sérénité. Au-delà, les choses pourraient se compliquer par la combinaison de « la clé de capital » qui répartit les aides au prorata du poids des économies et de la règle des 33 %, pourcentage maximum de la dette d’un même pays que la BCE a le droit de détenir. L’Allemagne et les Pays-Bas étant peu endettés, les interventions à coup de centaines de milliards d’euros risquent, dans ces deux cas, de mener mécaniquement à s’approcher de ce pourcentage d’ici la fin de l’année. Une solution apaisée pourrait consister à imposer l’idée que la pandémie étant un choc exogène dont l’Eurozone n’est pas responsable, le PEPP soit juridiquement et comptablement mis à part.
Il en va différemment des aspects juridiques qui viennent de connaître un développement inattendu.
Par sa décision, la Cour de Karlsruhe a clairement enfreint deux principes fondamentaux de la construction communautaire.
D’une part, en s’ingérant dans la gestion de la BCE dont l’indépendance, calquée sur celle de la Bundesbank, est intangible et, d’autre part, en s’érigeant dans une sorte de guerre des cours suprêmes, en quasi juge de cassation de la Cour de justice de l’Union européenne, seule compétente pour l’interprétation du droit européen.
Irritée par cette intrusion illégitime dans le fonctionnement des Institutions, la Commission, gardienne des traités, vient de faire savoir le 10 mai, par la voix de sa présidente, qu’elle n’excluait pas d’entamer une procédure d’infraction contre Berlin. Le procédé n’est pas inusité et a déjà été initié notamment en 2018 contre la France. Il revêt cependant une dimension particulière contre un pays qui, depuis la Bulle d’or de 1356, a toujours mis l’« Etat de droit » (Rechtsstaat), garant de l’autonomie de l’individu et aujourd’hui de la démocratie, au dessus de tout et ne peut culturellement imaginer que soit remise en cause la légitimité des décisions prises à Karlsruhe. Autant que deux cours suprêmes aux compositions et compétences différentes, ce sont aussi deux conceptions de la place du droit dans la société qui s’affrontent.
Reste la question politique : certes, en interne, l’AfD se réjouit d’une décision qui, en s’opposant au sauvetage des Etats en faillite, protège contre l’inflation et préserve les intérêts des épargnants allemands. Plus significatives sont cependant les conséquences au niveau de l’Union, où les gouvernements hongrois et polonais – lequel salue ce jugement comme l’un des plus importants de l’histoire de l’U.E. – ont compris le parti qu’ils pourraient, au moins un temps, en tirer. Il demeure qu’à l’heure où la pandémie peut conduire à la pire crise économique que l’Europe ait connue depuis la guerre, les entraves à la solidarité entre Etats déficitaires et mieux nantis, risquent, au-delà de la survie de l’Euro, d’ébranler durablement l’édifice européen.
En dehors d’être l’année de la pandémie, 2020 sera l’année du général de Gaulle, avec le 80è anniversaire du 18 Juin, le 130è anniversaire de sa naissance et le 50è anniversaire de sa mort, le 9 novembre 1970, jour où l’histoire s’achève et où la légende commence. Le président de la République ne s’y est pas trompé qui va se rendre sur le lieu de la bataille de Montcornet, contre-offensive menée avec panache et lucidité par le colonel de Gaulle, le 17 mai 1940. On peut bien sûr se plonger dans les trois tomes des Mémoires de guerre du général mais aussi dans ses Mémoires d’espoir, inachevées, couvrant la période de la présidence de la République, publiées en 1970. Si Mitterrand fut, comme le dit si bien Jean d’Ormesson, un personnage de roman, de Gaulle fut un personnage d’épopée. On peut aussi, pour prendre la mesure du souffle historique de l’époque, relire André Malraux qui en fut un des conteurs les plus inspirés. « A ma droite, j’ai et j’aurai toujours André Malraux. La présence à mes côtés de cet ami génial, fervent des hautes destinées, me donne l’impression que, par là, je suis couvert du terre à terre. L’idée que se fait de moi cet incomparable témoin contribue à m’affermir. Je sais que, dans le débat, quand le sujet est grave, son fulgurant jugement m’aidera à dissiper les ombres ». (Mémoires d’espoir, Plon, 1970). On ne saurait, pour l’écrivain, rêver d’autre adoubement pour entrer dans la postérité. On ne peut que souhaiter à tout président de la République d’être accompagné d’un tel ministre de la Culture.
Alain Meininger
Membre du Comité éditorial