Nous vivons actuellement une situation inédite. Alain Meininger, membre du Comité éditorial de la Revue Politique et Parlementaire nous fait part des réflexions que lui inspirent ce contexte particulier.
Disparition d’un ancien ministre et de plusieurs maires ou conseillers municipaux dévoués au bien commun, intensification sous nos fenêtres du ballet des ambulances blanches ou rouges, le drame dans sa tragique banalité s’installe dans nos vies. Une guerre avez-vous dit ? La guerre est certes innommable, insoutenable voire impardonnable mais comparée à une pandémie elle a le mérite d’être maîtrisable ; ce sont les hommes qui la déclenchent, la mènent au rythme et avec les moyens qu’ils souhaitent ; ce sont eux qui peuvent l’arrêter. Le virus ne connaît ni drapeau blanc, ni trêve, ni échange de prisonniers, ni corridor humanitaire, ni armistice.
Le détestable sentiment d’être dépouillé du libre arbitre individuel ou collectif le plus élémentaire qui signe notre nature humaine nous envahit.
Trop nombreux, les chiffres deviennent lassants et rendent peut-être compte de la réalité – encore qu’il y ait de définitives sentences de Churchill sur le thème – mais pas du ressenti. En vrac et sans souci d’exhaustivité quelques-uns signifient peut-être plus que d’autres : s’agissant de la France on compte 2 600 décès depuis le début de l’épidémie, 5 000 patients aujourd’hui en réanimation et 418 morts de plus hier lundi, alors que plus de 7 200 personnes sont déjà sorties guéries de nos hôpitaux. La question des séquelles laissées par des réanimations lourdes, sans doute accessoire quand le destin vous a épargné, commence à être évoquée dans les articles spécialisés. Des patients sont transférés par avions ou trains d’un bout à l’autre du territoire vers des régions moins tendues ; la solidarité européenne joue à plein ; l’Allemagne, la Suisse, le Luxembourg prennent leur part du fardeau français ou italien en accueillant des malades (80 Français) ou en nous fournissant des respirateurs. La question des consommables reste en effet cruciale dans les hôpitaux ; deux semaines après le discours du président de la République, les masques sont toujours en nombre insuffisant. Pour satisfaire tous les besoins il en faudrait dans l’idéal quarante millions par semaine, chiffre pour l’instant hors d’atteinte. On souhaite un prompt et complet rétablissement à Michel Barnier et Boris Johnson mais les malins esprits, avides de signes du destin, auront noté que le dossier du Brexit – malédiction des pharaons ? – ne porte pas chance à ceux qui l’approchent.
Le reste du monde se trouve happé par le maelström : 700 000 personnes sont aujourd’hui contaminées et la moitié de la population de la planète, soit plus de trois milliards de terriens, est désormais confinée. Mettre l’humanité en vacances : les révoltes étudiantes soixante-huitardes en avaient rêvé ; un virus, dans un esprit infiniment moins festif, l’a fait. L’Espagne en est à plus de 7 000 morts, la pandémie frappe durement la communauté ultra-orthodoxe d’Israël, Moscou et Lagos sont bouclés, l’Inde s’est barricadée et les Etats-Unis dont le président a, semble-t-il, changé de discours sous la pression des experts, réalisent l’ampleur de la vague qu’ils vont devoir affronter.
La Chine avance masquée : alors que la province de Hubei et la ville de Wuhan sortent timidement de leur isolement, un doute plane, depuis le début, sur la sincérité des chiffres chinois ; quelque 3 300 morts officiels pour une province équivalente à la France et une ville dont la population correspond à peu près à celle de la région parisienne, ne cesse d’interpeller. Resurgissent les agissements du pouvoir central en janvier et février pour museler les informations non officielles sur le sujet et la disparition physique de ceux qui – médecins, journalistes ou simples internautes – avaient osé faire état d’une réalité différente. Saura-t-on jamais la vérité ? les files ininterrompues devant les funérariums pour récupérer en ce moment, à la veille de la fête des morts, les urnes des proches défunts incitent certains spécialistes à avancer une fourchette oscillant autour de 40 000 décès.
Alors qu’à Pékin la diplomatie de la pandémie remplace celle du panda, le doute instillé soulève de nombreuses questions ; quelle peut être la valeur des raisonnements médicaux fondés sur les chiffres chinois et la chronologie de leur publication ?
Ceux-ci pourraient-ils avoir un lien avec les erreurs initiales commises par les Européens et les Italiens en particulier ? Quelle peut-être dès lors la légitimité du pouvoir chinois à donner des leçons au reste du monde sur la base de la performance de sa gouvernance politique et médicale ? Si l’on y ajoute le renvoi récent de cargaisons de masques fournies par la Chine pour non-conformité, on se dit que certains osent tout et cela leur sourit…. pour l’instant.
Un livre ? En ce moment Venise est vide, Venise est belle, Venise est translucide. L’eau de ses canaux est presque transparente et ondule sous les frémissements conjugués des nageoires et des ailes qui témoignent, en cette période de mort, de l’intensité d’une vie originelle miraculeusement – et momentanément – revenue. A la surprise de tous, un écosystème d’une incomparable fragilité renaît. On ne peut évidemment s’y rendre actuellement et il faudra être parmi les premiers à y retourner pour avoir le privilège de contempler la lagune dans cet état de grâce plus qu’éphémère. Thomas Mann l’a-t-il vue ainsi lorsqu’il écrivît La Mort à Venise en 1912 ? La cité y est dépeinte en proie à la torpeur fétide d’une épidémie de choléra asiatique cachée par les autorités. Le roman qui a inspiré un opéra à Benjamin Britten et un ballet à John Neumeier doit évidemment sa célébrité au film de Luchino Visconti sorti en 1971. Sur fond obsédant de l’adagietto de la 5è symphonie de Gustav Mahler – qui a plus ou moins servi de modèle au personnage de Gustav von Aschenbach – Dirk Bogarde, Silvana Mangano, Marisa Berenson et le jeune Björn Andresen nous font vivre les affres d’un écrivain vieillissant hanté par l’impuissance créatrice. Les livres sur Venise sont innombrables mais certains sortent de l’ordinaire : la cité des Doges étant bouclée, l’occasion est trop belle de conseiller celui de Jean-Paul Kauffmann intitulé Venise à double tour (Editions des Equateurs, 2019) ; vous y découvrirez comment, à force de persévérance et de persuasion, le journaliste a réussi à se faire ouvrir toute une série d’églises habituellement fermées au public. La fin du confinement – et ses bonnes résolutions – sera-t-elle l’occasion de les offrir de nouveau à l’admiration de tous ?
Alain Meininger
Membre du Comité éditorial