Un article récent de Madame Alessia Lefébure, directrice de l’Institut Agro-Ouest (The Conversation du 31 Mai 2022 repris par News tank Education & Recherche le 10 juin) attire l’attention sur un discours du président chinois à l’Université du peuple de Chine, le 25 avril dernier, incitant les universités chinoises à sortir des classements internationaux et sur la décision de trois grandes universités chinoises de suivre immédiatement cette injonction. Cette déclaration, qui insiste sur la spécificité de la voie universitaire chinoise qui doit « hériter du gène rouge » et « suivre le parti » est parfaitement révélatrice de la révolution internationale en cours.
Les classements internationaux des universités ont correspondu à un moment bien identifié des relations internationales. Ils se sont développés à partir du classement dit « de Shangaï », établi par l’université Jiao Tong de cette ville et publié pour la première fois en 2003. Ce classement faisait suite à un travail demandé par le gouvernement chinois à cette université. Il s’agissait de déterminer les caractéristiques d’une grande université internationale afin d’accélérer la modernisation des universités chinoises selon des standards scientifiques internationaux.
Cette commande se situait à un moment de large ouverture de la Chine, dans un contexte de mondialisation libérale, donc de compétition internationale ouverte, dans une logique de marché.
De la même manière qu’on pouvait classer les entreprises, on pouvait aussi classer les universités, en concurrence entre elles pour attirer les meilleurs étudiants, les meilleurs enseignants et chercheurs, les meilleurs partenaires économiques et financiers.
Les dirigeants chinois, qui étaient en pleine phase de reconstruction accélérée de leur puissance économique, donc technique et scientifique, entraient à pleine vitesse dans ce dispositif avec pour objectif de reconstituer au plus vite leurs institutions universitaires, en pillant le plus possible la science occidentale et tout particulièrement américaine. L’analyse comparée des grandes universités mondiales leur permettait de mieux comprendre l’organisation et le fonctionnement des institutions scientifiques les plus performantes, pendant qu’un flot d’étudiants chinois allait s’inscrire partout dans le monde et notamment en Californie, dans les grandes disciplines scientifiques et techniques. La mise en place de cet outil a eu un impact considérable notamment en France, où elle a fait prendre conscience de manière plus nette des faiblesses des établissements d’enseignement supérieur français par comparaison avec leurs homologues étrangers.
Vingt ans après, la situation est tout à fait différente.
Les dirigeants des pays autoritaires et notamment les dirigeants chinois, ne jouent plus le jeu de la mondialisation, estimant qu’il est trop dangereux pour leurs intérêts propres parce que susceptible de remettre en cause leur pouvoir. En les mettant en contact permanent avec les pays occidentaux et leur système de valeurs, il fait courir des risques mortels aux oligarchies qui dirigent ces pays. Les libertés académiques sont évidemment centrales à cet égard. Il est donc temps pour eux de revenir à une logique nationaliste, d’autant qu’ils se sentent en capacité de le faire parce qu’ils ont reconstitué des forces scientifiques et techniques leur paraissant suffisantes pour affronter seuls les leaders occidentaux. D’où la décision chinoise de rompre avec la logique d’ouverture universitaire mondiale.
La Science et les techno-sciences sont un élément central de la guerre qui est engagée par les régimes autoritaires contre les pays occidentaux et leur modèle de démocratie libérale.
Elles sont au cœur de la puissance militaire et économique et donc de la capacité de domination. Et les puissances dictatoriales sont convaincues que leur modèle étatique centralisé et autoritaire sera le plus efficace pour piloter la nouvelle révolution scientifique et technologique en marche.
Que la connaissance et ses applications soit au centre de l’affrontement de puissance n’est certes pas une nouveauté. On a pu le mesurer aux moments de l’apparition de l’arme nucléaire, de l’invention des fusées et de la course à l’espace. Mais aujourd’hui plus que jamais, la compétition est scientifique et technologique. La poursuite de la conquête de l’espace et sa militarisation, tout comme la course permanente à des armements de plus en plus sophistiqués, le montre à l’évidence.
L’affrontement entre une logique de science universelle, ouverte, au service des avancées de la connaissance et de ses usages et une logique de science au service de la puissance nationale est particulièrement flagrante aujourd’hui.
La science et les techno-sciences sont d’abord et avant-tout des enjeux de pouvoirs, économiques bien sûr, mais surtout politique et idéologique.
C’est l’affrontement de puissances et de systèmes qui l’emporte aujourd’hui sur tout le reste. L’ère des classements universitaires mondiaux libres et ouverts dans une perspective de large mobilité est désormais close. Ils pourront certes subsister au sein du monde occidental mais ils n’auront plus, évidemment, le même sens global et universel qu’ils ont pu incarner pendant quelques années.
Cette nouvelle orientation du président chinois en matière universitaire est un témoignage évident de la logique de repolarisation, d’affrontement et donc de démondialisation qui est en œuvre. Même si les interdépendances restent encore fortes, une telle décision est symptomatique de l’ampleur des évolutions mondiales en cours.
Il faut être bien conscient de la mutation qui est en train d’advenir. Le champ de bataille est mondial et il concerne tous les secteurs, notamment scientifiques et technologiques. L’Europe doit en prendre toute la mesure afin de s’organiser, dans tous les domaines, pour maintenir ses capacités pour l’avenir.
Jean-François Cervel