La manière dont le Conseil d’Etat vient d’interpréter la loi de 1986 relative à la liberté de communication a suscité un remous médiatique sur lequel on peut revenir de manière apaisée en attendant que l’ARCOM précise les mesures grâce auxquelles il deviendra possible de comptabiliser les opinions des présentateurs, des chroniqueurs et celles des invités en sus des opinions prêtées aux femmes et hommes politiques en fonction de leur appartenance partisane ou des mandats électoraux qu’ils détiennent.
Il ne fait pas de doute que l’autorisation d’émettre gratuitement sur un canal hertzien exige en contrepartie de délivrer une information aussi honnête que possible afin de permettre aux téléspectateurs de se forger une opinion qu’éclairera une juste connaissance des faits.
Il est, à la lumière de cette ambition, reproché à Cnews de porter un projet idéologique qui dénaturerait sa mission d’information. L’insistance mise à traiter certains sujets plus que d’autres, la délinquance urbaine notamment, ne viserait qu’un but : dénoncer le péril du fait migratoire. Conclure dans ce contexte que l’Etat de droit serait un obstacle au rétablissement de la tranquillité publique, serait une manière à peine voilée de contester la démocratie ambiante au profit d’un régime autoritaire capable de sauver le pays. Enfin, les émissions consacrées à la religion chrétienne participeraient d’un projet de reconquête culturelle qui seule pourrait enrayer notre déclin.
On pourrait balayer d’un revers de main ces critiques au motif qu’elles n’expriment que la rancœur de ceux qui se lamentent du succès des autres. Ce doit être assurément vrai. Mais elles reflètent surtout une profonde confusion sur la manière dont l’information doit porter l’actualité et sur ce qu’on est en droit d’attendre d’une chaine d’information.
La question première porte sur le choix des sujets traités. On peut être en total désaccord avec les choix de Cnews et ne pas partager l’alarmisme de la chaine. Mais ce n’est pas en considérant qu’elle travestit des faits divers en faits de société, en jugeant que les sujets traités sont des fake-news, voire en la diabolisant qu’on pourra réduire l’audience qu’elle a acquise et l’intérêt croissant qu’y trouvent les téléspectateurs.
Cnews met en effet le doigt sur une réalité qui n’est pas fantasmée. Ses choix éditoriaux mettent en cause les politiques publiques suivies depuis quarante ans et dont on pensait qu’elles faisaient consensus, ce qui n’est pas agréable à entendre. La vision progressiste de l’Histoire ne nous a pas préparés à affronter une réalité aux antipodes des promesses non tenues : décrépitude des services publics, résurgence de la violence, intensification à venir des flux migratoires partout dans le monde, effondrement de l’école. Voilà quelques exemples des problèmes qui affectent la vie au quotidien d’un trop grand nombre de nos concitoyens. Et le tort de Cnews serait de mettre le doigt sur la plaie.
Face à la tentation populiste qui monte dans divers pays et qui n’est que le thermomètre d’une inquiétude de plus en plus partagée sur ces divers sujets, Cnews devrait en toute logique être plutôt considérée comme un lanceur d’alerte qu’être assimilée au cheval de Troie de la réaction à venir. Si l’information se limitait au seul traitement des sujets qui font l’unanimité dans la classe politique et médiatique, c’en serait alors fini avec la liberté éditoriale dont toute chaine d’information doit pouvoir se prévaloir. On devrait à l’inverse pouvoir s’accorder sur le fait que le champ d’investigation journalistique n’a d’autres limites que celles qui encadrent la liberté d’expression.
Cela ne signifie pas que la chaine soit exempte de tout reproche et l’ARCOM est fondée à jouer son rôle de gendarme. Mais on peut néanmoins préférer une chaine d’info qui assure le défi du direct et le challenge de la controverse, avec les dérapages ponctuels qui en résultent, à la télévision policée et contrôlée dont l’ORTF fut un parfait exemple dans le passé. Peut-être par nostalgie d’une télévision remuante dont « Droit de réponse » demeure toujours l’archétype. On peut regretter à cet égard la pusillanimité au nom de laquelle nous faisons marche arrière aujourd’hui.
La deuxième question renvoie à l’accusation selon laquelle Cnews manquerait au devoir d’objectivité qu’on attend d’une chaine d’information. Encore faut-il s’entendre sur le périmètre d’application de cette exigence d’objectivité. On peut librement décider de donner la priorité à l’insécurité dans les banlieues au détriment du naufrage des migrants dans la Méditerranée. Cette inclination reflète la part de subjectivité qui détermine tout rapport au réel. Max Weber en son temps souligna que la sélection des faits procède toujours d’un rapport aux valeurs qui diffère d’un observateur à l’autre. En découle une hiérarchie dans le choix des sujets présentés. Que trouver à redire à un tel choix quand l’importance de la question soulevée est, au surplus, corroborée par des données quantitatives qui ne peuvent qu’interpeller ?
On attend en revanche de l’analyse journalistique qu’elle se fonde sur des données incontestables permettant une factualisation aussi objective que possible de celle-ci. Pour Max Weber, si le rapport aux valeurs conditionnait le choix du sujet, l’analyse de celui-ci prohibait en revanche le jugement de valeurs, car ce dernier en vicierait le contenu. Il recommandait pour ce faire de s’en tenir à une neutralité axiologique constitutive de l’impartialité attendue du journaliste, seul critère sur la base duquel il doit être jugé.
La troisième question a trait au fait que Cnews ferait la part trop belle au commentaire au détriment de l’information et orienterait ainsi la présentation des événements retenus. Cette critique procède en réalité d’une méconnaissance de la façon dont il est possible d’appréhender les faits historiques et sociaux. Autant l’analyse des réalités physiques consiste à expliquer qu’elles sont la conséquence d’une loi sous laquelle les événements sont reproductibles à données constantes, autant l’analyse des faits sociaux relève d’une logique compréhensive par définition multifactorielle qui requiert la confrontation des points de vue dans une optique probabiliste. « Que se serait-il passé si ou que se passera-t-il si … ? » ne cesse-t-on de se demander face à l’actualité. Que se serait-il passé si l’Occident avait embarqué la Russie dans l’Otan au lendemain de la chute de l’URSS ? Que se passera-t-il si l’Ukraine est vaincue par la Russie ? Tel est le sens de la confrontation entre journalistes et chroniqueurs. On peut les trouver bons ou mauvais, pertinents ou approximatifs, mais la démarche retenue est la bonne en ce qu’elle respecte la manière spécifique dont chemine le décryptage de l’histoire en train de se faire. Sans aller jusqu’à dire que les faits n’existent pas, ceux-ci n’acquièrent une signification qu’à la lumière des intentions multiples dont ils sont le produit et de l’enchevêtrement toujours partiellement aléatoire des interactions à l’origine de leur survenance. Manière de dire que le fait brut en lui-même demeure inintelligible.
C’est toute la différence qui existe entre l’analyse de la chute d’une pomme et celle de la déclaration de la Première Guerre mondiale. La première est inévitable et la conséquence d’une loi de la physique. La seconde est un événement qui n’était pas inéluctable et qui ne se reproduira pas une seconde fois. D’où la différence dans la manière de les analyser.
En outre l’analyse d’un fait social n’est jamais exempte d’une part de prospective. Il est commode, lorsque Cnews pointe les freins de l’Etat de droit dans la résolution des questions liées à l’insécurité, de juger que la chaine serait contre l’Etat de droit et par conséquent d’extrême droite. C’est un peu comme si on jugeait Cassandre responsable de la guerre de Troie. Au cas d’espèce, s’intéresser au maquis procédural qui freine la capacité de l’Etat à sanctionner n’est ni de gauche ni de droite. C’est un fait qu’on peut juger essentiel ou secondaire, mais qui mérite d’être examiné de près. Il est en effet aberrant de juger que toute remise en cause des règles en vigueur serait à priori condamnable, sauf à considérer que l’intérêt général ne doit pas avoir le dernier mot.
Enfin s’émouvoir du fait que Cnews consacre à la civilisation chrétienne des séquences particulières participe plus du wokisme ambiant que de la raison éclairée. Qu’on croie au ciel ou qu’on n’y croie pas, l’effacement de la culture judéo-chrétienne qui façonna pour partie notre histoire devrait nous inquiéter collectivement. Cet effacement engendrera une société peu à peu indifférente à son passé et donc à elle-même. Ce sont tous les pans de notre civilisation qui seront insensiblement emportés par le flot de l’oubli, sans distinction d’origine. Il est illusoire de penser que cet effacement facilitera la convergence entre les membres d’une société multiculturelle, c’est même le contraire qui se produira.
Dans un tel contexte, j’aurai tendance donc à penser que Cnews n’est pas une chaine en trop mais plutôt un salutaire antidote à l’œcuménisme des temps présents qui nous pousse malgré nous à regarder ailleurs.
Daniel Keller
Ancien membre du conseil économique social et environnemental
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