Pour comprendre la situation en Colombie, la Revue Politique et Parlementaire est partie à la rencontre de Hernando Calvo Ospina, journaliste et écrivain colombien, réfugié politique en France. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages tous traduits dans plusieurs langues, dont Colombie, derrière le rideau de fumée : Histoire du terrorisme d’État (Le Temps des Cerises, 2009), Tais-toi et respire ! Torture, prison et bras d’honneur (Bruno Leprince, 2013) ou encore le recueil Colombie : répression et insurrection (Bruno Leprince, 2014). Entretien.
Depuis plusieurs jours, la Colombie connaît des manifestations de grandes ampleurs. Quelles sont les principales revendications des manifestants ?
Hernando Calvo Ospina – Avant tout, rappelons qu’il n’y a pas eu de manifestations de cette ampleur en Colombie depuis septembre 1977. Le niveau de répression qui a été mis en place dans le pays depuis lors a coûté la vie à des milliers de dirigeants politiques de gauche, sociaux, syndicaux, indigènes, hommes et femmes. Cela s’est aggravé avec l’apparition des groupes paramilitaires liés aux Forces armées et financés par le narcotrafic. Ce sont les revendications des plus pauvres, en particulier à la campagne, qui ont donné naissance aux guérillas dans les années soixante : la terre, la santé, l’éducation, le droit au travail. Et ce furent les mêmes en 1977 et dans les décennies suivantes, bien que s’y ajoutent à présent celles de la classe moyenne dans les villes.
Face à cette contestation populaire, le président Ivan Duque a entamé une « grande conversation nationale » avec des élus. Il promet d’élargir cette initiative aux « différents secteurs sociaux », pour tenter de calmer ce mouvement. Pensez-vous qu’il s’agit d’une bonne solution ?
Hernando Calvo Ospina – Les élus, maires ou députés, ont très peu ou pas du tout été pris en compte par ceux qui ont appelé à manifester. Les partis politiques de gauche sont soit fortement réduits à cause de la répression, soit décrédibilisés pour leur incapacité. Ce qui arrive est une réaction des organisations populaires, sociales, syndicales. C’est à dire de ceux qui souffrent le plus des formules économiques néolibérales, imposées par le FMI ou la Banque mondiale, et qui font que la Colombie compte 65 % de pauvres et 15 % de personnes dans l’extrême pauvreté. On a vu que jusqu’à présent, ceux qui coordonnent les manifestations veulent un dialogue avec le gouvernement, mais dans le but de retirer une série de mesures qui touchent beaucoup plus une bonne partie de la population, où les étudiants, à tous les niveaux, seraient gravement impactés.
Cependant l’appel au dialogue de ce gouvernement ne convainc pas.
D’une part en raison du niveau de répression contre des manifestations pacifiques, et d’autre part parce que le 26 novembre, le président a dit, comme preuve de bonne volonté pour l’économie des majorités, que la TVA ne devrait pas être payée trois jours par an.
Opposé à l’accord de paix signé il y a trois ans avec la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), M. Duque a tenté en vain de modifier ce pacte qu’il juge trop laxiste envers les anciens rebelles désarmés depuis. Faut-il craindre de nouvelles tensions avec les FARC ?
Hernando Calvo Ospina – De nombreuses tensions et divisions existent maintenant à l’intérieur du parti des FARC, car la majorité des militants n’est pas d’accord avec la direction qu’elle accuse de s’être éloignée des objectifs qui les ont toujours guidés. D’autre part, les ex-combattants et leurs familles continuent d’être assassinés, et les forces de sécurité de l’État sont directement désignées comme responsables.
En outre, jour après jour, l’État respecte de moins en moins ce qui a été signé, et les militants se retrouvent sans terre, ni travail ou études.
A cause de cela et d’autres choses, beaucoup ont quitté ce parti ou, ce qui est plus grave, ont repris les armes.
La Colombie, l’un des pays les plus inégalitaires d’Amérique latine, est le dernier en date de la région à connaître une agitation sociopolitique, après des crises en Équateur, puis au Chili et en Bolivie. Comment peut-on expliquer ces soulèvements populaires en Amérique latine ? Peut-on faire des liens ?
Hernando Calvo Ospina – Le Chili est l’exemple du triomphe du néolibéralisme, pourtant les inégalités existaient malgré ce que montrait le PBI. Les gens avaient peur de protester massivement par crainte d’un autre Pinochet. Ils se sont réveillés et n’ont pas pu taire leurs protestations malgré la répression, qui dans certains cas est plus terrible que pendant la dictature. La Bolivie n’a rien à voir avec ce qu’il se passe au Chili, en Colombie, au Guatemala, au Pérou, en Équateur, au Panama, en Haïti, etc. Les protestations populaires massives dans presque toute l’Amérique latine sont dues à la situation sociale et économique des majorités. C’est le lien entre toutes ces contestations. Les mesures imposées par le FMI, qui vont de pair avec le mensonge du développement pour tous, ont pour résultat le départ des richesses de ces pays vers les États-Unis et l’Europe principalement, avec la complicité de l’oligarchie nationale. Ce que nous voyons ces derniers mois n’est pas seulement la réaction des plus pauvres, mais celle d’une classe moyenne qui est tombée rapidement dans la pauvreté, comme ce fut le cas dans l’Argentine du président Macri.
Propos recueillis par Guillaume Asskari
Journaliste et producteur