Les récents événements et les tensions politiques tant sur la scène internationale que nationale révèlent les profondes fractures de nos sociétés. En France, l’état de l’économie du pays et l’énormité de la dette publique génèrent de nombreuses questions et inquiétudes.
Les résultats des élections américaines ne devraient pas étonner si l’on veut bien observer sereinement l’état de cette société. Sans s’attarder sur la personnalité du futur Président, laquelle ne semble pas s’être améliorée au fil des années, il suffit de noter que les décès par arme à feu restent toujours aussi nombreux dans son pays pour en conclure que l’état mental de nombre de ses habitants frise le degré zéro. De même l’ahurissant nombre de morts dus à des abus de drogues de toutes natures suffirait à considérer que la dégradation de la société nord-américaine a atteint un point de non-retour. Et pourtant, en France même, alors que presque chaque jour nous livre son lot de violence provoquée par les narcotrafiquants, il se trouve des élus de la République pour, soit compatir avec l’un des leurs pris sur le fait de se fournir en poison auprès d’un mineur dans le métro, soit considérer que, décidément, il faut autoriser la consommation de certaines de ces drogues pour mettre fin à ces trafics mortels ; comme si les tentatives déjà faites en ce sens dans d’autres pays avaient eu des effets bénéfiques… Il y a tout juste 70 ans, un élu républicain d’une tout autre qualité, Pierre Mendès-France, avait au contraire engagé une lutte déterminée, voire impopulaire, contre l’alcoolisme et, certainement pas en en favorisant la consommation. Autres temps, autres mœurs.
Au plan économique stricto sensu, une apathie coupable touche la majorité de la population alors que les profits d’une minorité atteignent des sommets, lesquels profits sont générés par l’activité de moins en moins bien rémunérée, de ladite majorité.
Et lorsque l’activité ne suffit plus, de ce fait, à pourvoir suffisamment l’escarcelle des plus riches, on a recours à la suppression des emplois de ceux qui produisent vraiment la richesse nationale. Le « libéralisme économique » érigé en dogme religieux s’est substitué à toute autre morale sociale à tel point que le pape François déclarait à juste titre, il y a quelques années : « Il n’est pas vrai et il n’est pas exact (de dire), que l’islam, c’est le terrorisme (…) Le terrorisme « prospère quand le dieu de l’argent est placé en premier » et « quand il n’y a pas d’autre option« . « Combien parmi nos jeunes Européens avons-nous abandonnés sans idéal, sans travail ? »… » le responsable c’est plutôt le « dieu argent » (…) « Je sais qu’il est dangereux de le dire, mais le terrorisme s’épanouit lorsqu’il n’y a pas d’autres options et lorsque l’argent devient dieu et que c’est lui qui est au centre de l’économie du monde et non la personne. C’est la première forme de terrorisme. C’est du terrorisme contre toute l’humanité. ».
Au cœur d’un été politique dévasté par une imbécile dissolution de l’Assemblée nationale, on a feint de découvrir que la France avait accumulé une dette trop importante et, surtout, qu’elle avait trop compté sur le faible niveau des taux d’intérêt pour s’affranchir des conséquences de ses emprunts à moyen et long terme.
Quelle découverte à vrai dire ! À trop s’endetter sans se prémunir d’une remontée probable de ces taux, on aurait pris le risque de placer le pays en faillite ?
Allons donc, nos « dirigeants » sont trop compétents pour avoir commis une telle erreur… D’ailleurs, à en croire deux d’entre eux, récemment entendus par une commission sénatoriale, Bruno Le Maire puis Thomas Cazenave ont souligné que ce ne sont pas les ministres « qui arrêtent les prévisions de recettes ». « C’est un travail technique long » réalisé par les services de l’État. » Autrement dit, lorsque les résultats sont bons, on le doit aux ministres et, à l’inverse, c’est à cause des services qui n’ont pas fourni les informations pertinentes au bon moment. On peut douter de l’exactitude de l’affirmation quand le second de ces anciens ministres ajoute à propos de l’éventuelle responsabilité des collectivités locales dans l’actuelle situation des finances publiques : « Je n’ai jamais dit que la principale cause de la dégradation des finances publiques ce sont les collectivités locales » (…). « On est encore dans un État unitaire quand vous regardez votre déficit public, vous avez les dépenses de l’État, des collectivités et de la Sécurité sociale [1]». Ou comment, par un tour de passe-passe maladroit et erroné, on tire un trait sur le principe énoncé dans les articles 1er et 72 de la Constitution selon lesquels les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les régions – et non pas de l’État – !
Ce qui pourrait passer pour un « détail » ou une erreur de vocabulaire, illustre plutôt la réalité de la pensée de la majeure partie de la classe politique et de la haute fonction publique de l’État.
Attardons-nous un instant sur l’illustration concrète de cette attitude en prenant comme exemple les conséquences, pour le budget national, des suppressions de deux des impôts directs locaux principaux, à savoir la taxe professionnelle en 2010 et la taxe d’habitation en 2021. Le contexte dans lequel doit être abordé ce complexe enjeu est marqué par le comportement habituel de l’État tel qu’il a été dénoncé par les sénateurs au mois de juin dernier[2] : « D’une manière générale, les travaux de la présente mission d’information montrent l’utilité, pour les instances du Parlement qui ont pour mission de suivre l’élaboration et l’exécution du budget, de disposer d’une information plus approfondie sur l’état des finances publiques et des analyses réalisées par les services. » En bref, les informations budgétaires ne sont ni suffisamment précises, ni suffisamment « approfondies » pour que les parlementaires soient correctement informés.
Selon un rapport sénatorial réalisé en 2012[3] à propos de la réforme de la taxe professionnelle, « l’allègement fiscal des entreprises se situait dans une fourchette comprise entre 7,5 milliards d’euros, selon le ministère de l’Économie et 8,2 milliards d’euros, selon le ministère de l’Industrie. » Plus précisément, « D’après les dernières estimations du ministère du Budget fournies le 20 décembre 2011, le coût net de la réforme serait de 4,8 milliards d’euros en 2011, de 4,4 milliards d’euros en 2012, et de 4,5 milliards d’euros en rythme de croisière. » Mais les auteurs du rapport ajoutaient qu’ « Il s’agit là de données prévisionnelles, dans la mesure où il est encore impossible de savoir avec précision quel sera le coût exact de la réforme. » Donc la réforme de la taxe professionnelle devait coûter au minimum 4,5 milliards par an au budget national… Mais ce n’était pas certain !
Quant à la « suppression » de la taxe d’habitation, la brume qui en dissimule le coût exact dans le budget de l’État n’est dissipée que par des approximations qu’on peut extraire avec difficultés, des données publiées lors du vote de 2017 et de quelques rares documents diffusés depuis. Selon l’un de ceux-ci, « Cette taxe représentait 23,4 milliards de recettes en 2016 pour les collectivités locales, dont 18,7 payés par les ménages contribuables » ; le budget annuel national supportait donc déjà 4,7 milliards du fait des exonérations et des réductions compensées au bénéfice des budgets locaux.
En année pleine, le cumul annuel des deux réformes coûterait donc, en euros constants, environ 28 milliards d’euros au budget national. Or, si l’on veut observer la situation de haut, les solutions ne sont pas nombreuses pour faire face à cet accroissement de charges, cumulées pour partie depuis 2010 (un calcul approximatif montrerait que le total depuis cette année-ci s’élèverait à plus de 200 milliards…). Car, comme l’a expliqué Brice Fabre[4] « Ainsi, il est important de préciser que les véritables effets de cette réforme dépendent des ajustements finaux qui accompagnent toute suppression de taxe : hausse d’un autre prélèvement, baisse des dépenses publiques, ou augmentation du déficit public. » En s’inspirant de la fameuse réflexion – souvent mal retranscrite – de Winston Churchill à propos des accords de Munich, on pourrait déclarer maintenant que nous avons eu droit, à la fois, à la baisse des dépenses publiques et à l’augmentation du déficit, puisque ce dernier, « Exprimé[5] en milliards d’euros, (…) a doublé entre 2017 et 2023, passant de 77,1 milliards d’euros à 154 milliards d’euros. » et est encore estimé à 142 milliards pour 2025.
Il est donc exact de prétendre, comme l’ont fait plusieurs ministres au cours des derniers mois, que le déficit national est dû aux collectivités, mais pas pour les mauvaises raisons qu’ils ont avancées : c’est le résultat, pour l’essentiel, de l’erreur majeure commise par tous leurs pairs depuis 2010, qui en détruisant la fiscalité locale, ont accru le déficit du pays etaffaibli durablement, en profondeur, la légitimité politique des élus locaux qui ne votent plus les impôts directs nécessaires à la réalisation de leurs projets et au bon fonctionnement des services publics.
Le plus important dans l’affaire n’étant peut-être pas les montants en cause (au diable l’avarice !), mais le refus obstiné de tous les élus, notamment et surtout nationaux, hier comme aujourd’hui, d’exposer clairement et honnêtement aux citoyens, les tenants et les aboutissants de ces réformes fiscales néfastes.
Ce faisant, ils ont contribué sciemment à la dégradation du pacte politique entre le peuple et ses élus dont on sait, depuis des siècles, qu’il fonde l’accord du premier pour l’exercice du pouvoir par les seconds. Il serait fastidieux d’en rappeler ici les éléments constitutifs aussi, limitons-nous à l’analyse qu’en a livrée Jürgen Habermas[6] « Une crise de légitimation apparaît dès que les prétentions à des dédommagements conformes au système augmentent plus vite que la masse des valeurs disponibles, ou quand apparaissent des attentes qui ne peuvent être satisfaites par des dédommagements conformes au système. » Confrontés à la dure réalité des faits meurtriers, 130 000 habitants de la région de Valence viennent d’exprimer simplement mais avec colère, l’exactitude de cette savante analyse au cri de « Solo el pueblo salva elpueblo » !
Les terribles images des inondations qui viennent de les frapper évoquent la forme que prend la société quand elle ne repose plus sur des fondements solides, celle d’un vortex qui emporte tout. Il n’est pas question ici de « déclinisme » populiste, mais au contraire, de voir les choses telles qu’elles sont afin de tenter, s’il en est encore temps, d’en améliorer le… cours.
Hugues Clepkens
Source : olrat
[1]Ancien ministre des Comptes publics, Thomas Cazenave, entendu par la commission des finances du Sénat 7/11/24
[2]https://www.senat.fr/rap/r23-685/r23-6855.html Rapport d’information n° 685 (2023-2024), déposé le 12 juin 2024
[3]https://www.senat.fr/rap/r11-611/r11-6111.pdf rapport n° 611 sur la suppression de la taxe professionnelle et de son remplacement par la contribution économique territoriale 26/06/12
[4]Directeur du pôle Fiscalité des ménages à l’Institut des politiques publiques, La suppression de la taxe d’habitation : quelle réforme pour quels enjeux ? site de Vie publique, 14/11/2022
[5]https://www.senat.fr/rap/r23-685/r23-6855.html Rapport d’information n° 685 (2023-2024), déposé le 12 juin 2024
[6]Cité par Paul Magnette in L’Europe, l’État et la démocratie, Éditions Complexe, 2000, p. 194