De la fondation de l’Académie des sciences en 1666 au 80e anniversaire du CNRS, Denis Guthleben trace les différentes étapes qui ont marqué le parcours institutionnel de la science en France.
Des universités, des écoles, des établissements, dotés de tutelles, de fonctions et de statuts divers, regroupés au sein de communautés ou d’alliances pour accroître leur visibilité et leur efficacité, renforcés par autant de structures qui les accompagnent dans la promotion et la valorisation de leurs travaux, et financés par des dotations pérennes ou sur un principe de programmation qui, à son tour, a débouché sur la création d’institutions nouvelles, comme une agence nationale de la recherche en 2005… sans même évoquer le rôle des instances internationales, et notamment européennes, on imagine aisément le désarroi du néophyte devant le paysage de la recherche scientifique dans notre pays. Mais qu’il se rassure : les meilleurs initiés eux-mêmes y perdent souvent leur latin ! On se demande en effet quel esprit pénétrant peut encore identifier, aujourd’hui, l’ensemble des acteurs de la recherche française, et les missions confiées à chacun…
L’Histoire, sans prétendre être le sésame d’un tel écheveau, peut apporter des éclairages. Car cette organisation, en dépit de l’emballement qui l’a gagnée lors des deux dernières décennies, est le fruit d’une construction séculaire… et même quasi millénaire, si l’on pousse le souci de l’exhaustivité jusqu’à prendre en compte la fondation des premières universités au Moyen Âge, qui n’avaient pas alors de rôle scientifique tel qu’on l’entend aujourd’hui –gare aux anachronismes ! – mais ont fini par l’acquérir chemin faisant. Dans ces conditions, il serait vain de vouloir tout dévoiler dans les bornes de cet article : une encyclopédie n’y suffirait pas. On se contentera donc de revenir sur quelques-unes des étapes qui ont marqué le parcours institutionnel de la science dans notre pays. On découvrira ainsi, en plagiant un humoriste disparu, que pour construire la recherche en France, il a fallu… un certain temps !
1666 : organiser la science, pour la gloire du roi et la réputation de la France
Sans vouloir écarter trop vite ses prémices médiévales, les débuts de ce temps-là remontent il y a quelque 400 ans au moins. Sur les traces de Francis Bacon en Angleterre, les savants commencent à s’adresser à l’État, afin qu’il apporte son soutien financier à la science, et qu’il la dote d’une organisation solide. « Il ne se produira guère de progrès majeurs dans la découverte de la nature sauf si les crédits sont alloués pour les dépenses afférentes aux expériences », note le philosophe en 16051, Paris, Gallimard, 1991, p. 84.] : des termes époustouflants d’actualité, que bien des chercheurs du XXIe siècle reprendraient, sans hésiter, à leur compte. Et de poursuivre : « de même que les conseillers secrets et les espions des princes et des États présentent leurs notes de frais pour leur travail de renseignement, de même vous devez admettre que les espions et chercheurs de renseignements sur la nature présentent leurs notes, sinon vous serez mal informé… »
Dans le prolongement de ces réflexions, la Royal Society finit par être établie outre-Manche en 1660. Puis la France rejoint à son tour le mouvement. S’adressant à Colbert en 1663, le médecin Samuel de Sorbière indique qu’ « il n’y a que les Rois et les riches souverains, ou quelques sages et pécunieuses républiques qui puissent entreprendre de dresser une Académie physique où tout se passe en continuelles expériences. Il faut bâtir des lieux tout exprès ; il faut avoir à ses gages plusieurs artisans ; il faut un fonds considérable pour les autres dépenses ». Deux ans plus tard, l’astronome Adrien Auzout préfère pour sa part interpeller directement le roi plutôt que son ministre : « Il y va, Sire, de la gloire de votre Majesté et de la réputation de la France et c’est ce qui nous fait espérer qu’elle ordonnera quelque lieu pour faire à l’avenir toutes sortes d’observations célestes et qu’elle le fera garnir de tous les instruments nécessaires pour cet effet »2.
La fondation de l’Académie des sciences vient couronner cette première mobilisation en faveur de la science en France.
Sa séance inaugurale, tenue le 22 décembre 1666 dans la bibliothèque du roi, rue Vivienne à Paris, a même été immortalisée par une composition du peintre Henri Testelin : la présentation des premiers académiciens au roi par Colbert, où la belle patte de l’artiste permet d’identifier tous les figurants – le secrétaire perpétuel Jean-Baptiste du Hamel, qui s’incline avec respect devant le monarque, Jean-Dominique Cassini, Christiaan Huygens, Philippe de La Hire, Jean Picard… En réalité, cet épisode n’a jamais eu lieu : la scène, imaginaire, a été commandée a posteriori. Mais la monarchie absolue ne s’est jamais arrêtée à de telles considérations ! Et c’est au final heureux, car pour les historiens qui s’y intéressent comme pour tous les autres, les origines de l’organisation moderne de la recherche dans notre pays peuvent ainsi toujours être contemplées sur une toile majestueuse conservée à Versailles.
En arrière-plan de la composition campe le bâtiment de l’Observatoire que Claude Perrault est au même moment en train de bâtir au sud de Paris – aujourd’hui, dans le XIVe arrondissement de la capitale – à la demande du grand roi. À l’instar de l’Académie des sciences, l’établissement s’apprête à accueillir des savants, y compris étrangers, dont les revenus et les instruments sont pris en charge par l’État. En somme, dans ce domaine, nos établissements publics contemporains n’ont rien inventé ! Bientôt, le Jardin royal des plantes médicinales, qui a entamé son évolution vers des études d’histoire naturelle que la Révolution finira par reconnaître en créant en 1793 un Muséum national ad hoc3, va apporter une pierre de plus aux fondations de la recherche en France. Un dispositif bicéphale s’instaure ainsi : d’un côté, des établissements tournés vers les observations et les découvertes nouvelles mais se souciant peu d’enseignement, de l’autre des universités qui transmettent un savoir établi mais ne contribuent pas à l’avancement des connaissances.
1870-1914 : d’une guerre à l’autre, la faiblesse de notre organisation scientifique
Dès l’origine, ce dispositif apparaît donc bel et bien comme une construction, liée à un contexte national et à des décisions conjuguant les intérêts affirmés de la politique aux besoins exprimés par la science. Pour preuve, des choix différents ont été réalisés au-delà de nos frontières, en Prusse notamment au lendemain de sa débâcle face à la Grande Armée de Napoléon en 1806 : s’inspirant des principes édictés par Wilhelm von Humboldt, qui préconisait « de confier le développement des sciences aux seules universités, à condition de les organiser convenablement »4, le royaume fonde à Berlin en 1809 une université nouvelle, dédiée à la fois à la recherche et à l’enseignement. En dépit de la mise en garde formulée peu avant en France par Condorcet contre la volonté de « transformer les sociétés savantes en corps enseignants », car « le talent d’instruire n’est pas le même que celui qui contribue au progrès des sciences »5, Paris, Garnier-Flammarion, 1994.], ce modèle « humboldtien » est promis à un bel avenir, et continue d’influencer les réflexions sur l’organisation de la recherche.
En attendant, il participe surtout au redressement du royaume de Frédéric-Guillaume III. Ernest Lavisse l’a bien noté quelques décennies plus tard : « L’idée qu’un des moyens les plus efficaces de relever la Prusse après Iéna fût de fonder une université nationale était très naturelle dans le pays »6. Mais lorsque l’historien rédige cette analyse, en 1876, le contexte a bien changé, et l’ancien vaincu vient d’infliger, six ans plus tôt, une débâcle humiliante à la France dans le conflit qui l’a opposé au Second Empire.
L’événement est vécu dans la douleur par les savants, qui se rassemblent autour d’un constat : le pays n’a pas été défait sur les champs de bataille, mais devant les paillasses.
Claude Bernard, Ernest Renan et tant d’autres le rappellent avec force dans les colonnes de la presse et au fil de leurs interventions. Louis Pasteur, surtout, qui a courageusement interpelé Napoléon III dans les dernières années de son règne7, le redit avec force, en soutenant que « les malheurs de la patrie seraient liés d’une manière si douloureuse à la faiblesse de notre organisation scientifique »8. Certes, l’explication est lapidaire. Il n’empêche qu’elle convainc, à l’époque, bien au-delà de la communauté savante : quand Émile Zola écrira plus tard La Débâcle, il continuera d’attribuer l’issue tragique de la guerre de 1870 aux mêmes causes – « Malheur à qui s’arrête dans l’effort continu des nations, la victoire est à ceux qui marchent à l’avant-garde, aux plus savants… »9, Paris, Librairie générale française, 2003, p. 88.]
De là découlent, dans les premières décennies de la IIIe République, plusieurs réformes de l’enseignement supérieur, une augmentation des budgets des établissements – y compris le Collège de France, dont la vétusté a conduit Claude Bernard à le comparer à un « tombeau pour les savants » –, ainsi que des initiatives prises par les scientifiques eux-mêmes – la création de l’Institut Pasteur, en 1888, en est l’un des exemples les plus notoires. Une étape supplémentaire est franchie en 1901, avec la fondation d’une Caisse des recherches scientifiques. La structure conduit les parlementaires à « légiférer sur la création d’un financement public de certaines recherches scientifiques et sur celle d’une structure administrative propre », et établit « le principe d’un budget consacré à la recherche fondamentale pris sur le budget de l’État »10. Cette évolution n’allait pas de soi, comme en témoigne la mise en garde du député Edmé Bourgoin, formulée devant la Chambre : estimant qu’il faut « résister à des entraînements de générosité qui ne sont pas justifiés », il soutient que « ceux qui veulent se livrer à des recherches scientifiques ne doivent pas tendre la main à l’État »11 !
Le budget de la Caisse des recherches scientifiques demeure, dans ces conditions, d’une extrême faiblesse jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. Cette dernière provoque la mobilisation, dans l’urgence et tout d’abord dans le plus grand désordre, des laboratoires français12, aux antipodes une nouvelle fois de l’Allemagne, qui a établi dès 1911 la Kaiser-Wilhelm Gesellschaft – devenue, en 1948, la Max-Planck Gesellschaft – et ses premiers instituts. Elle voit aussi la mise en place d’une politique des inventions, qui débouche dans l’immédiat après-guerre sur la naissance d’un Office ad hoc, installé à Meudon-Bellevue et essentiellement préoccupé de réalisations pratiques dignes du concours Lépine13. Mais la recherche elle-même continue de subir le plus grand dénuement, suscitant l’émoi de tous les observateurs, même les plus inattendus dans ce domaine : « la misère de nos laboratoires est quelque chose de prodigieux », c’est « une misère indigne de la France, indigne de la science », s’alarme par exemple Maurice Barrès dans un ouvrage paru en 192514.
1939 et la création du CNRS par Jean Perrin et Jean Zay
L’année suivante, le physicien Jean Perrin obtient le prix Nobel « pour ses travaux sur la discontinuité de la matière ». Dans la foulée, avec le soutien d’une fondation mise en place par le baron Edmond de Rothschild « pour le développement de la recherche scientifique », il crée à Paris un laboratoire à la pointe de la science : l’Institut de biologie physico-chimique. L’IBPC s’apparente à « un coup d’essai du type d’organisation de recherche qui sera développée au niveau national avec la création du Centre national de la recherche scientifique15 ». Entre ses murs œuvrent des femmes et des hommes qui reçoivent pour seule mission de percer, selon une belle formule de Jean Perrin, « les secrets les plus dissimulés de la Nature ». Pour qualifier ces travailleurs scientifiques à temps plein, un mot s’impose peu à peu dans l’usage courant : on parle de moins en moins de « savants », de plus en plus de « chercheurs ». En outre, l’IBPC, qui regroupe physiciens, chimistes et biologistes, associe les disciplines et favorise leur fécondation réciproque : il s’agit d’un institut « interdisciplinaire » avant même que le mot ne commence à entrer dans l’usage.
Cette première expérience réussie conduit rapidement ses initiateurs à s’interroger : dans la mesure où cette organisation porte ses fruits au niveau d’un institut, pourquoi ne pas l’élargir à l’ensemble du pays ?
De cette question, Jean Perrin fera sa croisade pendant plus d’une décennie. Il obtient tout d’abord, du gouvernement Herriot, la création d’une Caisse nationale des sciences en avril 1930 – fusionnée avec l’ancienne Caisse des recherches qui survit difficilement depuis 1901, elle devient la Caisse nationale de la recherche scientifique, la CNRS, en 1935. Grâce à une pétition recueillant près d’une centaine de signatures de scientifiques de renom, dont celles de huit prix Nobel, Jean Perrin conduit ensuite le gouvernement Daladier, en 1933, à l’établissement d’un Conseil supérieur de la recherche scientifique, destiné à donner les grandes orientations d’une politique de la recherche en gestation.
L’année 1936 marque un tournant. Les élections législatives du 26 avril et du 3 mai voient la victoire des partis de Front populaire. Dans la foulée, Léon Blum compose son gouvernement. Il désigne, à l’Éducation nationale, un jeune député radical, Jean Zay. À ses côtés, un sous-secrétariat d’État à la Recherche scientifique est instauré : jamais la recherche n’avait été représentée au sein d’un cabinet gouvernemental. Irène Joliot-Curie y est tout d’abord désignée – pour la première fois aussi, des femmes reçoivent des portefeuilles ministériels. Mais, très vite, elle renonce à ses fonctions pour retrouver son laboratoire. Jean Perrin la remplace en septembre. « Ce sous-secrétaire d’État septuagénaire et glorieux déploya aussitôt la fougue d’un jeune homme, l’enthousiasme d’un débutant, non pour les honneurs, mais pour les moyens d’action qu’ils fournissaient », indique Jean Zay dans les mémoires qu’il rédige quelques années plus tard, du fond de la geôle où le régime de Vichy le retient captif16. Pendant quelques mois, les réalisations se succèdent. Un Service central de la recherche est inauguré au ministère, qui « dirige, provoque et coordonne toutes les activités qui sont consacrées à la recherche scientifique dans tous les domaines »17. Les budgets de la CNRS, en forte augmentation, lui permettent de construire de nouveaux instituts – d’astrophysique de Paris, de recherche et d’histoire des textes, etc. – sur les recommandations du Conseil supérieur. Une organisation complète est ainsi en place : le Conseil délibère et propose, le Service décide et exécute, la Caisse finance. Et, déjà, l’idée de les réunir dans un « organisme unique » est évoquée. La chute du gouvernement Blum et les tensions internationales retardent sa création : le CNRS, enfant posthume du Front populaire, voit finalement le jour le 19 octobre 193918, six semaines après l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.
Dans les sept mois qui séparent sa création du début de l’offensive allemande, le CNRS n’a guère le temps de mener à bien l’une des missions qui lui a été confiée dans l’odeur de la poudre : la mobilisation des scientifiques dans une guerre qui s’annonce totale. Il subit, à partir de mai 1940 et avec l’ensemble du pays, la débâcle, l’exode puis l’Occupation19. Confronté aux pénuries, maintenu isolé de la recherche internationale, il endure le pillage de son matériel par l’envahisseur. Premières victimes de ce dénuement, ses personnels paient aussi un lourd tribut aux mesures d’exclusion du régime de Vichy : les lois anti-juives privent les laboratoires de nombreux chercheurs et techniciens, frappés dans leur activité, voire dans leur existence. Sans faire le catalogue des destins individuels, il suffit de rappeler le sort de ses fondateurs. Jean Perrin s’éteint le 17 avril 1942 en exil à New York, « tragiquement isolé, éloigné de ses amis, privé de la ferveur nationale qui se fût penchée à son chevet », écrit Jean Zay dans ses mémoires20. Et Jean Zay lui-même ne voit sa captivité prendre fin, le 20 juin 1944, deux semaines après le débarquement des Alliés en Normandie, que pour être lâchement assassiné au fond d’un bois par les miliciens de Vichy.
Après 1945 : le renforcement des organismes et la renaissance des universités
À la Libération, des personnalités soucieuses de rompre avec les pratiques autoritaires de la période vichyste sont nommées à la tête des grandes institutions scientifiques. Au CNRS, Frédéric Joliot-Curie d’août 1944 à février 1946, puis son successeur Georges Teissier jusqu’en 1950, entendent associer les chercheurs à la définition des enjeux de la science française. Ils plaident en faveur de l’établissement d’un « Parlement de la science » dont émanerait un « directoire », disposant, autour du directeur du CNRS, d’une fonction exécutive. Le chimiste Henri Moureu, qui participe à cette refondation, ne s’y trompe pas : « Vous pensez en somme nous mettre en république ! »21. C’est bien un projet de « république des savants » qui se forme alors, et se concrétise en 1945 entre autres au travers de la création au sein du CNRS d’un « comité national de la recherche scientifique », une instance promise à une belle pérennité.
Dans ce contexte de reconstruction de la France et de son potentiel scientifique, d’autres organismes ne tardent pas à voir le jour, pour répondre aux besoins du pays.
Alors qu’il dirige encore le CNRS, Frédéric Joliot-Curie travaille à la création du Commissariat à l’énergie atomique, qui devient effective à la faveur d’une ordonnance signée par le général de Gaulle, chef du Gouvernement provisoire de la République française, le 18 octobre 1945. Selon ce texte, le CEA doit poursuivre toutes « les recherches scientifiques et techniques en vue de l’utilisation de l’énergie atomique dans divers domaines de la science, de l’industrie et de la défense nationale »22. Puis, le 18 mai 1946, l’Institut national de la recherche agronomique est fondé à son tour, pour mener à bien toutes les études permettant de lutter contre la crise alimentaire qui frappe la France23. Plus tard, en particulier dans les années 1960, d’autres établissements prendront pied dans le paysage scientifique national : le Centre national d’études spatiales en 1961, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale en 1964, l’Institut de recherche en informatique et en automatique dans le cadre du Plan Calcul en 1967 – l’IRIA ne devient un institut national, l’INRIA, que douze ans plus tard, en 1979.
En parallèle, un autre acteur fait une apparition remarquée sur la scène scientifique : l’Université, portée par la création du troisième cycle d’études supérieures en 1954, par le soutien que Pierre Mendès France lui apporte pendant sa présidence du Conseil puis lors d’un colloque national sur la recherche et l’enseignement scientifique organisé à Caen en 195624, enfin par les investissements réalisées dans les laboratoires des facultés depuis la Libération et par les nouveaux campus qui sont mis en chantier à partir des années 1960. Le CNRS, constatant cette évolution – on devrait même dire : cette révolution – de la recherche universitaire, décide de l’accompagner en fondant en 1966 le statut de « laboratoire associé », préfigurant les « unités mixtes de recherche » (UMR) qui marquent aujourd’hui l’ensemble de notre paysage scientifique.
Quelques mots sont nécessaires sur le contexte de cette réforme : depuis plusieurs années, le retour du général de Gaulle a marqué le début d’une période faste pour la recherche française. Présentée dès 1958 comme une priorité nationale par le fondateur de la Ve République, elle est dotée d’institutions jusqu’au plus haut niveau du pouvoir – un ministère d’État, un comité interministériel, un comité consultatif et une délégation générale à la recherche scientifique. Surtout, ses budgets enregistrent une croissance inédite. Celui du CNRS, à lui seul, double entre 1958 et 1960, puis connaît une progression régulière, en valeur constante, de 25 % chaque année jusqu’en 196925. Dans ces conditions, tout en parvenant à gérer son propre essor – le CNRS compte quelque 6 000 agents en 1959 et près de 17 000 dix ans plus tard –, l’établissement est en mesure d’instaurer ces laboratoires associés qui, en conjuguant ses propres moyens, ceux des autres organismes et ceux que l’Université consacre désormais à la recherche, posent un nouveau jalon dans la construction de notre dispositif national de recherche, et dans la convergence de ses acteurs. Des conventions d’association sont en effet signées aussi bien avec des laboratoires du vénérable Muséum national d’histoire naturelle ou de l’Observatoire de Paris, qu’avec des organismes plus récents, tels que le CNES et l’INSERM, ou avec certaines unités de recherche de la nouvelle faculté des sciences inaugurée en 1965 à Orsay.
Depuis 1980 : la recherche en France, en Europe et dans le monde
Une nouvelle impulsion est donnée à la recherche française au début des années 1980, après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République. Les premiers mois de son septennat sont marqués par la désignation, avec Jean-Pierre Chevènement, d’un nouveau ministre d’État à la Recherche, par l’organisation, à travers le pays, d’assises régionales de la recherche dont la synthèse est opérée à l’occasion d’un grand colloque national en janvier 1982, puis par la préparation et le vote le 15 juillet suivant de la « loi d’orientation et de programmation pour la recherche et le développement technologique de la France »26. Dans la longue histoire de la construction de la recherche, ce texte, qui rappelle dès son article initial que « la recherche scientifique et le développement technologique sont des priorités nationales », est déterminant à plus d’un titre. Du point de vue des institutions, tout d’abord, de nouveaux statuts sont élaborés, tels que celui d’ « établissement public à caractère scientifique et technologique » (EPST) que le CNRS puis l’INSERM sont les premiers à obtenir, bénéficiant ainsi de dérogations dans leurs modes de gestion et d’administration qui doivent en principe concourir à assouplir leur pilotage et leur fonctionnement. Du point de vue des personnels, ensuite, les statuts sont eux aussi remis sur le métier : en vertu de la loi de 1982 et de son décret d’application de décembre 198427, les employés des établissements publics de recherche deviennent titulaires de la fonction publique – une transformation qui a fait couler beaucoup d’encre, et ne s’est pas appliquée sans difficultés !
Surtout, du point de vue de la pratique scientifique elle-même, la loi de 1982 est venue reconnaître et soutenir certaines des évolutions qui, à leur tour, ont continué de façonner le paysage de la recherche française. C’est le cas, parmi bien d’autres exemples, des encouragements apportés à la programmation de la recherche, à sa valorisation au travers de dispositifs nouveaux, ou, davantage encore, à tous les projets de coopération internationale – un des piliers de la recherche, qui ne peut se développer en restant cantonnée à l’intérieur de frontières nationales… comme l’avait somme toute déjà compris Colbert, soucieux de renforcer les rangs de la toute jeune Académie des sciences avec des savants étrangers. D’une manière générale, tout d’abord, dans les années 1980, l’ensemble des relations internationales sont ainsi encouragées « pour maintenir le niveau de la recherche et des techniques françaises et pour valoriser l’image culturelle, scientifique et technique de la France dans le monde ». Ensuite, de façon plus précise, un effort particulier est produit dans le cadre de la communauté européenne, « ouvrant la voie à un véritable espace scientifique et technique européen » : si l’appellation a quelque peu changé depuis, avec un « espace européen de la recherche », et si les outils et programmes ont évolué, la préoccupation demeure intacte ! Enfin, il est prévu que « l’ensemble des capacités françaises de recherche et de technologie devront se mobiliser pour mettre en œuvre avec les pays du tiers-monde une coopération permettant d’assurer leur authentique développement national » : là aussi, les termes ont été modifiés – l’appellation « tiers-monde », en particulier, a peu à peu disparu de l’usage – mais l’ambition reste la même.
Depuis le tournant du millénaire, ce bouillonnement ne s’est pas interrompu.
Il s’est au contraire accentué – certains diront même : aggravé. Pour rappel, sans prétendre à l’exhaustivité – ni d’ailleurs à l’intelligibilité pour les néophytes… –, les deux dernières décennies ont vu une mobilisation sans précédent de la communauté scientifique française autour du mot d’ordre de « sauvons la recherche », la mise en place en 2005 d’une agence nationale, l’ANR, visant à promouvoir la recherche sur projets, une loi de programme en 2006, une autre, l’année suivante, relative aux libertés et aux responsabilités des universités et sensée garantir leur autonomie et leur rayonnement, l’accroissement des dispositifs européens de soutien tels que les bourses « ERC » du Conseil européen, la définition d’une stratégie nationale de la recherche, un grand emprunt, des investissements d’avenir… 150 ans après la plainte de Louis Pasteur sur « la faiblesse de notre organisation scientifique », peut-être sommes-nous passés d’un extrême à l’autre ? Mais au final, et au terme de quatre siècles d’une histoire toujours riche et souvent mouvementée, qui n’a été que trop sommairement survolée ici, la France a construit un dispositif de recherche étoffé, original, parfois critiqué à l’intérieur des frontières mais régulièrement apprécié, voire admiré au-delà. Loin d’être sorti tout armé de quelque esprit bureaucratique, il constitue un héritage, fruit d’une construction patiente, certes toujours perfectible, mais liée aux spécificités de notre pays, et aux liens qui ont été établis, à toutes les époques, entre science et politique. Car la recherche française, loin d’être cette tour d’ivoire que l’on dépeint parfois, est étroitement connectée à la société qui l’environne, et n’a jamais autant contribué au rayonnement du pays que lorsqu’elle était portée par une grande ambition nationale, entretenue jusqu’au sommet de l’État. À bon entendeur…
Denis Guthleben
Attaché scientifique au Comité pour l’histoire du CNRS
- Francis Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs [1605 ↩
- Pour une analyse de ces citations, et leur mise en perspective dans le contexte du XVIIe siècle, on se reportera à Michel Blay, Critique de l’histoire des sciences, Paris, CNRS Éditions, 2017, p. 216 et s. ↩
- Voir Claude Blanckaert, Claudine Cohen, Pietro Corsi, Jean-Louis Fischer (dir.), Le Muséum au premier siècle de son histoire, Paris, Éditions du Muséum, 1997. ↩
- Wilhelm von Humboldt, « Sur l’organisation interne et externe des établissements scientifiques supérieurs à Berlin », traduit dans Philosophies de l’Université. L’idéalisme allemand et la question de l’Université, Paris, Payot, 1979, pp. 319-329. ↩
- Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique [1794 ↩
- Ernest Lavisse, La fondation de l’université de Berlin, Paris, Hachette, 1876, p. 4. ↩
- « Qui voudra me croire quand j’affirmerai qu’il n’y a pas, au budget de l’instruction publique, un denier affecté au progrès des sciences physiques par les laboratoires », note en particulier Louis Pasteur dans « Le Budget de la science », Revue scientifique, 1er février 1868, p. 138. ↩
- Louis Pasteur, Quelques réflexions sur la science en France, Paris, Gauthier-Villars, 1871, p. 205. ↩
- Émile Zola, La Débâcle [1892 ↩
- Michel Pinault, La science au Parlement. Les débuts d’une politique des recherches scientifiques en France, Paris, CNRS Éditions, 2006, p. 15. ↩
- Cité par Michel Pinault, op. cit., p. 38. ↩
- Voir Denis Guthleben, « La science, entre tranchées et paillasses », Le Journal du CNRS, n° 275, p. 26-29. ↩
- Voir Denis Guthleben, Rêves de savants. Étonnantes inventions de l’entre-deux-guerres, Paris, Armand Colin, 2011. ↩
- Maurice Barrès, Pour la haute Intelligence française, Paris, Plon, 1925, p. 64. ↩
- Michel Morange, « L’Institut de biologie physico-chimique de sa fondation à son entrée dans l’ère moléculaire », La revue pour l’histoire du CNRS, n° 7, novembre 2002, p. 34. ↩
- Jean Zay, Souvenirs et solitude, Paris, Belin, 2011, p. 312. ↩
- « Décret créant le Service central de la recherche scientifique », 28 avril 1937, Journal officiel de la République française, 2 mai 1937. ↩
- « Décret organisant le Centre national de la recherche scientifique », 19 octobre 1939, Journal officiel de la République française, 24 octobre 1939. ↩
- Pour en savoir plus sur cette période, et sur l’ensemble de l’histoire du CNRS, voir Denis Guthleben, Histoire du CNRS. Une ambition nationale pour la science, Paris, Armand Colin, 2013. ↩
- Jean Zay, op. cit., p. 318. ↩
- Procès-verbal de la réunion des comités directeurs du 18 septembre 1944, Archives nationales 800284-155. ↩
- « Ordonnance n° 45-2563 instituant un commissariat à l’énergie atomique », 18 octobre 1945, Journal officiel de la République française, 31 octobre 1945, p. 7065. ↩
- Sur les origines et le parcours de cet établissement scientifique, on ne peut que recommander la lecture de l’ouvrage de Pierre Cornu, Odile Maeght-Bournay et Egizio Valceschini, L’histoire de l’INRA, entre science et politique, Paris, Quae, 2018. ↩
- Pour plus de détails, voir Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La politique scientifique de Pierre Mendès France. Une ambition républicaine, Paris, Armand Colin, 2012. ↩
- Voir Bruno Marnot, « Le budget du CNRS de la Libération à 1968 », La revue pour l’histoire du CNRS, n° 25, p. 38-42, CNRS Éditions, 2010. ↩
- Loi n° 82-610 du 15 juillet 1982, Journal officiel du 16 juillet 1982, p. 2270-2280. On trouvera une analyse de cette loi dans Rémi Barré, Jean-François Thery, La loi sur la recherche de 1982. Origines, bilan et perspectives du « modèle français », Paris, Éditions Quae, 2001. ↩
- Décret n° 84-1185 du 27 décembre 1984 relatif aux statuts particuliers des corps de fonctionnaires du Centre national de la recherche scientifique, Journal officiel du 28 décembre 1984. ↩