Le 29 juin dernier, par six voix contre trois, les juges de la Cour Suprême Américaine ont de fait mis fin à ce que nous connaissons en France sous le nom de discrimination positive. Ce train de mesures d’ordres divers introduit il y a plus de cinquante ans sous la présidence de Lyndon B. Johnson visait à transformer en réalité concrète l’égalité de droits et d’opportunités que les Afro-Américains avaient obtenue en principe par l’abolition de la ségrégation dans les États du sud. Il s’agissait, en favorisant l’accès de ces derniers à certaines fonctions, écoles et institutions, de leur permettre de rattraper le retard que ne manquait pas de faire peser sur eux les difficultés sociales, éducatives et économiques héritées de leur histoire récente dans l’exercice de droits pourtant désormais identiques à ceux des blancs. Dans sa conception initiale, la discrimination positive visait à résoudre un problème temporaire et avait donc vocation à disparaître une fois ce problème résolu. Après avoir pris leur place à part entière dans la société, les Afro-Américains pourraient, par les preuves de leur mérite, conserver ces acquis qui leur étaient pour ainsi dire avancés par ce dispositif.
Or force est de constater que la discrimination positive est rapidement devenue une marque distinctive et permanente du progressisme américain dans son approche des problèmes raciaux par contraste avec ce qui se passait en Europe, du moins jusqu’à une période récente. De même que le soutien à la peine de mort faisait en quelque sorte la singularité du conservatisme américain, la discrimination positive constituait un élément essentiel de l’identité de gauche aux États-Unis. En cela, son abrogation constitue dans une certaine mesure un symbole plus fort que l’abandon d’un droit fédéral à l’avortement.
Il n’est pas inutile de signaler que, formellement, le cas présenté à l’appréciation de la Cour Suprême concerne les discriminations négatives dont seraient victimes les étudiants asiatiques dans les procédures d’admission aux universités de Harvard et de Caroline du Nord. Les éléments présentés à cette occasion ont effectivement révélé une série de moyens par lesquels les résultats, et les chances d’admission, de ces étudiants étaient systématiquement sous-évalués. Ces faits, avérés, ont donc servi de fondement à l’interdiction. Ce serait pourtant une erreur de penser que c’est là la principale raison pour laquelle une telle décision intervient aujourd’hui.
Pour les opposants de la discrimination positive, le cas en question présentait évidemment l’avantage, disons rhétorique, d’opposer à cette politique les droits bafoués d’une minorité raciale plutôt que ceux des étudiants en général derrière lesquels leurs adversaires n’auraient pas manqué de voir et de dénoncer l’ombre de la majorité blanche. Mais en réalité personne ne pense sérieusement ou sincèrement que la discrimination positive est une mauvaise chose parce qu’elle n’autorise pas plus d’élèves d’origine asiatique à entrer à Harvard. Leur situation, effectivement injuste, ne fut que le véhicule juridique d’un combat bien plus large au centre duquel se trouve la crise généralisée du système éducatif américain. C’est en raison de cette crise avant tout que le statu quo était devenu intenable.
En ce sens, la décision elle-même, ainsi que les raisons pour lesquelles elle a été prise, manifeste plus qu’elle ne résout l’incapacité de la société américaine à surmonter les tabous qui l’empêchent de s’attaquer au problème des inégalités éducatives, notamment dans leur dimension raciale. Et cette hypocrisie vaut pour les défenseurs comme pour les opposants de la discrimination positive.
À gauche d’abord. De mesure temporaire, la discrimination positive était devenue, comme nous le disions, un dispositif permanent. Puisqu’elle n’accomplissait pas véritablement ce pour quoi elle avait été conçue, à savoir réduire les retards éducatifs des populations noires puis latinos, il était tout naturel que ses défenseurs prétendent justifier son maintien sur le fondement commode de ces mêmes inégalités qui continuaient d’exister en dépit d’elle. À y regarder de près, les bénéficiaires de la discrimination positive sont en fait plutôt issus des classes moyennes et supérieures de couleur plutôt que des populations des centres-villes les plus défavorisées. L’enjeu qu’elle recouvre aujourd’hui est donc le partage des places entre des groupes certes rivaux mais globalement favorisés.
Précisons en effet que la question de la discrimination positive se pose en réalité avant tout dans le cas des universités sélectives, c’est-à-dire là où l’admission de certains élèves détermine l’exclusion de certains autres en raison du nombre limité de places disponibles. À la question des inégalités éducatives s’ajoute donc celle de l’appartenance à l’élite politique, économique et culturelle dont l’accès n’est gardé en réalité que par un petit nombre des 4 000 établissements d’éducation supérieure présents aux États-Unis.
Or, ces trente dernières années, à mesure même que les diplômes que délivrent ces établissements devenaient une condition de plus en plus indispensable pour intégrer la catégorie des socialement puissants, les conditions d’accès à ces universités ont fortement durci.
Simultanément, le coût de l’éducation a explosé, soumettant un nombre croissant d’étudiants des classes moyennes et inférieures que leur famille ne pouvait soutenir au fardeau de l’endettement.
Il est donc impossible de comprendre les passions que déchaîne cette question aujourd’hui sans tenir compte du fait que la capacité des parents à assurer un meilleur avenir pour leurs enfants dépend aujourd’hui démesurément de leur succès scolaire, et que celui-ci engage désormais des ressources et un investissement dont la pertinence est ultimement suspendue à ces procédures d’admission.
Dans cette compétition sur laquelle plane le spectre du déclassement, les familles américaines qui le pouvaient se sont progressivement livrées à une course à l’anticipation dont l’objectif est de fournir au moment de ces admissions un dossier impossible à refuser. Cette course ne se limite pas au choix des écoles et des disciplines, ou à la multiplication des cours particuliers, mais gouverne tous les loisirs et le temps libre de l’enfant. Bien que les capacités de celui-ci continuent bien sûr de jouer un rôle, il est indéniable que tous les parents n’ont pas les connaissances ou les ressources nécessaires afin de l’orienter efficacement dans un tel environnement devenu incomparablement plus complexe. Et si toutes les familles défavorisées ont pâti de cette situation, c’est encore davantage le cas des familles Afro-Américaines en raison du degré plus élevé auquel elles sont touchées par certains phénomènes — plus de la moitié des enfants noirs grandissent par exemple dans une famille monoparentale.
Mais cette angoisse qui a mené toujours plus de parents vers l’éducation privée n’aurait pas à elle seule rendu l’éducation secondaire du pays inefficace et inégalitaire sans la déliquescence croissante de l’école publique. Or l’école privée elle-même échoue aujourd’hui à garantir ses résultats.
Et c’est pour cette raison, parce qu’un grand nombre de familles ont le sentiment d’avoir engagé des ressources considérables en pure perte, dans des procédures qui sont perçues désormais comme de véritables loteries, que l’avantage donné aux élèves noirs et latinos était devenu inacceptable auprès de certains segments de la population américaine.
Alors que le parti républicain et son électorat traditionnel s’étaient toujours opposés à la discrimination positive, c’est l’adjonction de ce nouvel élément, suscité par des passions et des craintes puissantes, qui donne à la décision de la Cour un écho profond dans la société.
On se rend toutefois bien compte que cet arrêt ne résout ni l’inquiétude des familles dont nous parlions, ni le problème des inégalités d’accès à l’éducation. Les effets éducatifs des pathologies sociales qui touchent les communautés noires et latinos, notamment l’absence des pères, ne vont pas aller en s’améliorant dans un système ou le succès ou l’échec de l’enfant dépend à ce point de l’investissement et des ressources des parents (et donc de la stabilité des structures familiales).
La discrimination positive n’était aucunement armée, et pas même conçue, pour combattre ces écarts dans la mesure où elle n’intervenait que bien après qu’ils se soient consolidés. Pour être efficace, une action corrective aurait vocation à intervenir avant que ces avantages familiaux ne s’expriment et ne se solidifient dans des effets durables, au moment de l’éducation primaire et secondaire. Or il paraît difficile aujourd’hui de restaurer rapidement le crédit et la rigueur de l’école publique aux États-Unis dans un contexte d’idéologisation croissante du corps professoral qui le soumet à des impératifs de plus en plus étrangers à la pédagogie et diminue la confiance que lui portent de larges pans de la population.
C’est pourtant à cet âge, et non pas au moment d’entrer à l’université, qu’une éducation de qualité serait susceptible de rattraper les retards et compenser les désavantages que subissent les élèves les plus défavorisés.
Il n’y a pas de sens, ni pour les démocrates, ni pour les républicains, à laisser se perpétuer cette situation d’échec qui aggrave les fractures déjà présentes au sein de la société américaine. Or aucun des deux partis n’a véritablement de programme. Les démocrates ont pour la plupart embrassé avec enthousiasme les évolutions récentes de l’école publique, ce qui leur a fait perdre dans de nombreux Etats le soutien des jeunes parents — c’est à ces électeurs que Glenn Youngkin doit par exemple son poste de Gouverneur en Virginie. Les républicains ont quant à eux trop souvent abandonné toute perspective de réforme au profit d’un soutien inconditionnel à l’enseignement privé ou à domicile. Qu’ils le veuillent ou non, l’école publique n’est pourtant pas prête de disparaître et il n’est pas certain qu’un système entièrement privatisé sur la base de bonds d’éducation (vouchers) laissant aux familles la capacité de choisir n’importe quelle école puisse s’attaquer aux racines d’un mal qui trouve justement sa source dans la destructuration des familles. Comme souvent aux États-Unis la politique locale offre une approche moins inféodée aux querelles idéologiques et laisse entrevoir quelque espoir. Des réformes récentes des programmes d’enseignement primaire, consistant principalement en un retour à la méthode syllabique, ont par exemple offert des résultats frappants en matière de taux d’alphabétisation dans certains états. Mais ce problème massif et qui gangrène l’ensemble de la société exige une grande politique nationale, qui, à ce jour, reste absente.
Alexis Carré
2022-2023 Thomas W. Smith Postdoctoral Research Associate in Politics, Princeton University
@Aliocha24