Tandis que l’Europe est entrée dans une phase de déconfinement après deux mois de mesures strictes, l’Amérique latine semble gagnée chaque jour un peu plus, par la force d’une pandémie qui dévaste l’économie. Le déconfinement est envisagé pour le début du mois de juin tandis que le continent qui compte désormais plus de 500 000 contaminés (en date du 17 mai) et plus de 30 000 décès. Zoom sur la situation par Pascal Drouhaud, président de LatFran, vice-président de l’institut Choiseul, et Guillaume Asskari, journaliste, spécialiste de l’Amérique latine.
Le Brésil, le Pérou, le Mexique, le Chili et l’Equateur, avec respectivement, plus de 220 000 cas de contamination, appartiennent aux vingt premiers pays les plus touchés au monde. Cinq mois après l’apparition du coronavirus en Chine, le Brésil est devenu le troisième pays au monde en nombre de contaminations. Le scénario qui n’était qu’une hypothèse en mars dernier, alors que l’Europe devenait l’épicentre de la crise, est dorénavant une réalité : l’emballement de la pandémie de la Covid-19 se confirme, le Brésil en devenant l’épicentre en Amérique latine.
Comme toujours, le continent est marqué par une diversité de situations correspondant aux politiques nationales prises par chacun des pays du continent plutôt qu’au travers d’une approche régionale.
Les premières mesures de confinement avaient été prises dès le mois de mars dernier, notamment avec la fermeture des frontières terrestres et des premières actions visant à « une distanciation sociale ». Le continent comptait 3760 cas de contamination, 45 morts. Le Brésil était déjà, le pays le plus touché. Il est certes, le plus peuplé du continent, avec près de 210 millions d’habitants. Mais les tensions entre les Etats et le pouvoir fédéral, renforcées par les positions affirmées par le Président Jaïr Bolsonaro qui s’est rangé, dès le début de la crise, parmi les « Covid 19 sceptiques » ont accéléré la tendance. Plus de deux mois après, les cas de contamination ont été multipliés par 17, le nombre de morts a explosé.
Une crise révélatrice de fragilités dans la pratique de la gouvernance
L’Amérique latine est entrée dans le confinement non sans appréhension, alors qu’elle venait à peine d’affronter des crises politiques ou sociales. Le climat de tensions et, d’une manière générale, de remise en cause du système économique dans l’arc Pacifique latino-américain, s’était propagé du Mexique, au Pérou, de l’Equateur, Colombie au Chili. La crise chronique vénézuélienne, le départ d’Evo Morales du pouvoir en Bolivie, l’arrivée d’Alberto Fernandez à la tête de l’Argentine, les tensions entre les Etats et le pouvoir fédéral brésilien, les changements en Uruguay et au Paraguay, l’accession au pouvoir d’Andrès Manuel Lopez Obrador au Mexique ont constitué autant d’épisodes.
Beaucoup ont révélé des faiblesses dans la gouvernance alors même que la problématique des migrants vénézuéliens exerçait une pression supplémentaire sur les économies concernées. Plus de 3 millions de personnes se sont déplacées et réparties essentiellement entre la Colombie, le Pérou, l’Equateur, le Chili.
Relations découplées entre les Etats et le pouvoir fédéral comme la crise de la Covid-19 le fait apparaître au Brésil, populisme et autoritarisme comme le révèle El Salvador où le Président Bukele affronte le Parlement, en se servant de l’armée comme ce fût le cas le 10 février dernier. Le bras de fer est engagé actuellement autour du renouvellement de la loi d’urgence sanitaire que le Président veut faire appliquer sans le vote du Parlement qui lui réclame, en vain, des précisions officielles sur le coût humain, sanitaire et économique. Le manque de fluidité entre Brasilia et les Etats alimente le raidissement du Président Bolsonaro qui se refuse au confinement de la population. En optant pour l’économie stricte, le Président brésilien met face à face la santé et les indices économiques pour expliquer sa position, alors même que le Brésil est désormais le pays le plus touché de l’Amérique latine. Les Etats de Rio de Janeiro et de Sao Paulo ont procédé au confinement des pôles économiques que constituent leurs territoires.
Mais la Covid-19 ne connaît pas de frontières : les populations les plus fragiles dans les centres urbains mais également dans le pays, notamment à Manaus, la capitale de l’Etat de l’Amazonas, le démontre. Ce contexte tendu a accéléré le départ du second ministre brésilien de la Santé en un mois, Nelson Teich, en désaccord avec les dernières mesures du Président Bolsonaro qui a retiré de la liste des sites devant rester confinés, les gymnases et salons de coiffure. Au Venezuela, les chiffres de la pandémie ne sont pas connus tandis que le conflit politique se poursuit.
Le développement sanitaire, un défi à relever
Depuis le début de la pandémie, tous les pays du monde sont face à un enjeu sanitaire primordial : trouver des masques pour protéger la population et les soignants dans les hôpitaux. En effet, toutes les zones contaminées par la Covid-19 n’offrent pas les mêmes services de santé surtout en Amérique latine où les territoires souffrent déjà de grandes inégalités.
Bien que l’Amérique latine soit une zone commerciale privilégiée pour le marché américain et chinois, cette pandémie aura créé un impact considérable sur les relations entre les Etats notamment les échanges commerciaux.
Résultats ? Les gouvernants vont être obligés de repenser leur politique de santé pour maîtriser cette première vague et anticiper une éventuelle seconde vague à la fin de l’année 2020. Face à l’importante demande de masques, certains pays sud-américains ne veulent pas laisser la Chine devenir « l’atelier mondial du masque ». Plusieurs Etats ont déjà commencé à fabriquer des masques en tissu et des blouses de protection. Si l’objectif premier reste le régional, l’international pourrait être un moyen de trouver une nouvelle synergie.
Outre les masques, les besoins du secteur médical sont plus axés vers les respirateurs et lits pour les malades. Les infrastructures sanitaires n’ont pas l’espace nécessaire pour accueillir tous les plus vulnérables. Cette crise permet donc de repenser la stratégie et le fonctionnement de chaque système de santé. Les respirateurs, c’est souvent le souffle qui permet de préserver la personne en vie. A l’image de l’Europe au début mars, l’Amérique latine avance masquée, avec des inquiétudes qui persistent. C’est le cas pour les populations les plus reculées des grandes villes, comme ce fût le cas au Brésil avec les peuples autochtones. Les villes situées dans l’Amazonie ne bénéficient pas toutes des mêmes services de santé et des équipements. Face au manque de moyens, le port du masque semble indispensable, au moins dans les zones les plus frappées par la Covid-19. Ainsi, la République Dominicaine, qui a assoupli ses restrictions pour relancer son économie, a mis en place le port du masque obligatoire dans les transports.
L’autorité, la bonne réponse à la crise économique et sociale ?
Le couvre-feu notamment au Pérou, au Guatemala, au Honduras, dans les Caraïbes en République dominicaine, les déclarations de l’état d’exception au Chili et en Equateur, révèlent la crainte des autorités d’un débordement de la population. La lutte contre la pandémie s’accompagne de mesures adaptées : distanciation sociale, « gestes barrières », port du masque, usage de produits nettoyants régulièrement. Mais elle suppose une structure économique et sociale offrant un cadre à l’ensemble de la population active.
L’Amérique latine reste marquée par une présence de la pauvreté qui avec la crise de la Covid-19 atteindra 34.7 % de la population.
Avec une hausse de 29 millions de personnes, ce sont près de 200 millions de latino-américains qui vivent dans des conditions de pauvreté.
Dans certaines régions, en Amérique centrale, la présence de la dengue, ne fait que renforcer la crise. La FAO alerte sur une pénurie alimentaire qui devrait toucher le Venezuela, El Salvador, le Guatemala, le Honduras, le Nicaragua et Haïti. La CEPAL a, pour sa part, annoncé que le continent connaîtra en 2020 l’une de ses pires récessions. L’économie devrait se contracter de 5.3 %. Récession de 18 % au Venezuela, de 6.5 % au Mexique, en Equateur ou en Argentine, les Caraïbes n’échapperont pas à la tendance.
Leurs économies, qui s’appuient en grande partie sur le tourisme, vont connaître une récession avoisinant les 7 % ( -7.2 % pour Antigua et Barbuda, -8.1 % pour Sainte Lucie). Le niveau des « remesas », ces revenus provenant des ressortissants établis à l’étranger, principalement aux Etats-Unis, participent, essentiellement dans les pays centraméricains, à hauteur de 20 % dans les budgets nationaux. Par exemple, El Salvador connaît déjà une baisse de ses revenus : près de 170 millions de dollars durant le premier trimestre.
Dans ce contexte, le redémarrage des économies est d’autant plus urgent que les Etats disposent peu ou prou de moyens limités pour envisager la mise en place de plan de relance ou de soutien aux différents secteurs d’activités, à la différence de l’Europe, de l’Asie ou des Etats-Unis et du Canada. Ce n’est pas le cas en Amérique latine qui souffre du manque de structures économiques permettant un engagement financier supranational. Que prévoient le Mercosur, le SICA1, l’Alliance du Pacifique, la Communauté andine des Nations ou l’Association des Etats caraïbes ? La crise révèle les manques des intégrations régionales qui n’ont pas les moyens de venir en renfort ou au-devant de politiques nationales de soutien à des filières ou secteurs d’activités. Ce manque se fait ressentir tandis que la solidarité familiale supplée souvent l’Etat ou les structures locales. Dans certains pays, le faible taux de mortalité s’explique par une structure sociale qui ne laisse personne sur le pas de la porte familiale. Le Costa Rica qui vient de se voir invité à devenir le 38ème membre de l’OCDE, déplore à ce jour 853 cas de contamination et 10 décès. Malgré tout, le Chili, l’Argentine ou la Colombie contiennent la pandémie, en déplorant respectivement 312, 179 et 225 décès.
Le déconfinement interviendra de manière graduée, autant dans les territoires nationaux qu’au niveau régional. Les réalités sont autant différentes qu’il existe de pays, la diversité étant une des caractéristiques du continent latino-américain.
La dégradation brésilienne est bien différente de la situation en Uruguay, en Argentine, au Costa Rica ou en Bolivie.
Les dates envisagées à la fin du mois de mai pour la Colombie, le Chili ou l’Argentine, n’engagent que leur territoire national. C’est ensuite l’économie globale, à l’échelle du continent avec sa part importante de commerce régional, qu’il faudra relancer. Il s’agit d’un autre défi économique et politique pour un continent qui reste encore, pris dans les mailles de la pandémie de la Covid-19, mais veut avancer, à marche forcée, vers un déconfinement tant espéré par les populations.
Pascal Drouhaud
Président de LatFran, vice-président de l’institut Choiseul
Guillaume Asskari
Journaliste, spécialisé sur l’Amérique Latine
Crédit photo : El diario de Hoy / Pascal Drouhaud
- Système d’intégration centraméricain ↩