Les temps que nous venons de vivre sont extraordinaires à plus d’un titre. Edgar Morin a récemment partagé qu’approchant du siècle d’existence, il n’avait jamais « vu une crise aussi multidimensionnelle et aussi totale »1. Cette crise sanitaire aura en effet mis en lumière un ensemble d’ébranlements radicaux qui travaillent notre civilisation. Le regretté Michel Serres mettait en garde que nous n’étions pas en train de vivre une simple crise, mais un changement de monde comme il y en eut peu dans l’histoire de l’humanité2. Avec un bouleversement inévitable de nos modes d’organisation politiques, sociaux, économiques, culturels, épistémologiques et scientifiques.
Gouverner c’est prévoir ?
Le premier ébranlement visible tient à nos systèmes de gouvernance. L’action gouvernementale aura montré une somme d’incohérences dans les paroles et les gestes qui conduit à douter de nos capacités d’organisation face à des circonstances exceptionnelles requérant avant tout du bon sens, du pragmatisme et de l’agilité.
L’impréparation dans laquelle se sont trouvées les autorités sanitaires apparaît invraisemblable alors que différents plans avaient défini depuis vingt ans les mesures nécessaires pour lutter contre une pandémie : dépistage massif – isolement et traitement des malades – protection de soignants et des groupes à risque. Cette séquence, appliquée avec l’efficacité qu’on leur connaît par nos voisins allemands, a été complètement défaillante en France alors que nous avons disposé des mêmes informations au même moment. Au lieu de mettre à contribution les ressources industrielles et scientifiques disponibles, le gouvernement a même mis en échec différentes propositions utiles issues de la société civile. Nous nous sommes retrouvés dépourvus des moyens nécessaires pour finalement imposer en catastrophe un confinement généralisé auquel on avait renoncé depuis le milieu du XIXe siècle tellement il est problématique et in fine peu efficace3.
Sécuritaire ou sanitaire ?!
Nous avons ensuite assisté à une confusion des genres entre le sanitaire et le sécuritaire. Les autorités s’en sont ainsi très largement remises aux experts médicaux en leur confiant la responsabilité de décider de l’action publique. Comme l’a souligné André Comte-Sponville, nous avons vu la domination d’une « médico-cratie » largement inapte à prendre en considération l’intérêt collectif et à penser la santé au sens large4.
Pour en donner un simple exemple, la perte de liens sociaux et l’isolement provoquent des flambées inflammatoires avec une élévation massive du taux de cytokines5. Ce fut pourtant le traitement réservé aux personnes âgées dans les Ehpad, qui aura constitué le pire de ce qu’on pouvait leur faire vivre. On a ainsi enfermé, de gré ou de force, une tranche entière de la population « pour la protéger » tout en provoquant par ces mesures un état de détresse physique et psychique les fragilisant à l’extrême face au virus.
Les dispositions sécuritaires adoptées à la hâte auront causé des dégâts bien plus lourds que l’épidémie elle-même.
Une récente étude publiée dans le British Medical Journal a estimé que 2/3 de la surmortalité observée en Angleterre avait en fait d’autres causes que le virus, comme l’impossibilité d’accéder aux soins pour les malades souffrant de maladies graves6.
Les conséquences du confinement en termes économiques et sociaux ainsi que d’impact sur la santé psychique promettent d’être bien pires que ce qu’il prétendait éviter, avec une perte d’années d’espérance de vie due en particulier à l’augmentation des suicides.7
Les hôpitaux psychiatriques signalent déjà qu’ils reçoivent une vague de nouveaux patients, pour l’essentiel des personnes ne souffrant pas de maladies psychiatriques préalables mais d’un état de choc caractérisé par des troubles anxieux et des états dépressifs souvent accompagnés d’idéations suicidaires8.
La médecine serait-elle malade ?
À l’inverse, le politique s’est mêlé de décider de la pratique médicale en interdisant à la médecine de ville l’usage des seuls traitements disponibles contre le nouveau coronavirus et en menant un incroyable travail de sape contre le traitement à base d’hydroxychloroquine et d’azithromycine élaboré à l’IHU Méditerranée-Infection.
Tout ceci fut fait en s’appuyant sur les recommandations de comités d’experts, qui sont pourtant sujets à caution tant les conflits d’intérêts y abondent. L’Institut d’éthique Edmond J. Saffra de l’université Harvard, référence en matière de déontologie, a alerté sur ce phénomène : « Aujourd’hui, les objectifs de la politique pharmaceutique et de la pratique médicale sont souvent sapés par la corruption institutionnelle – c’est-à-dire des pratiques répandues ou systémiques, généralement légales, qui sapent les objectifs ou l’intégrité d’une institution »9.
Un constat partagé par la Chambre des communes britannique dans un rapport datant de 2005 et toujours hélas d’actualité10:
« L’industrie pharmaceutique trahit systématiquement ses responsabilités à l’égard de la population et des institutions. Les grandes firmes se sont de plus en plus focalisées sur le marketing, bien plus que sur la recherche, et elles exercent une influence omniprésente et persistante non seulement sur la médecine et la recherche, mais sur les patients, les médias, les administrations, les agences de régulation et les politiques. […] Elle s’est infiltrée dans tout le système, à tous les niveaux. C’est elle qui définit les programmes et la pratique médicale. Elle définit aussi les objectifs de recherche de médicaments sur d’autres priorités que celles de la santé publique, uniquement en fonction des marchés qu’elle peut s’ouvrir. »
L’interdiction du traitement mis au point à l’IHU de Marseille se fit suite à une véritable cabale orchestrée en trois temps : il y eut d’abord les critiques adressées au Pr Raoult assénant que sans essai randomisé en double-aveugle, il était impossible d’évaluer l’efficacité du traitement qu’il préconisait. Outre que les essais randomisés sont contraires à l’éthique dans une telle situation, ils ne démontrent pas d’avantage probant sur les études observationnelles11.
Une seconde séquence vit une campagne de presse se déchaîner pour affirmer, de manière parfaitement fallacieuse, la soudaine dangerosité d’un des remèdes les mieux connus et les plus sûrs de toute la pharmacopée. On eut finalement droit à une volée d’études parues dans les plus prestigieuses revues médicales qui étaient soit carrément falsifiées, soit orientées de manière à pouvoir conclure à l’inefficacité du traitement. L’essai « Recovery » par exemple a fait le choix de prescrire l’hydroxychloroquine à des doses toxiques à des patients en état critique (pour lesquels le remède n’a plus d’utilité possible) là où il se serait agi de le tester à une dose thérapeutique au stade précoce de l’infection…
L’OMS et les autorités françaises saisirent l’opportunité offerte par cette suite de forfaitures pour procéder à la mise au ban définitive du remède. Peu après, les autorités de santé européennes et américaines s’empressèrent d’accorder une autorisation exceptionnelle au Remdesivir du laboratoire Gilead, malgré différents essais montrant une absence de bénéfice et un risque de toxicité, le tout à un prix de 3’500 $ pour cinq jours de traitement. Ceci au moment même où de nouvelles études venaient confirmer l’efficacité du traitement à base d’hydroxychloroquine dans l’usage préconisé à Marseille !
Droits et non-droits
La controverse au sujet de l’hydroxychloroquine aura masqué cette réalité : ce n’est en aucune manière à un gouvernement de dicter leur conduite aux médecins et de décider de leur pratique. Le gouvernement français a en l’occurrence porté atteinte d’une manière sans précédent aux droits inaliénables des médecins et des soignants. Les médecins généralistes, qui constituent le « premier rideau » essentiel en cas d’épidémie12, seront restés sur la touche, d’une manière qui aura été lourde de conséquences : « Avec le manque de matériel de protection et de tests, les principales causes de l’hécatombe française résident dans la démobilisation des généralistes et dans le refus de les laisser libres d’exercer leur métier de médecin »13.
Les droits des patients furent pareillement mis à mal. Le choix d’un traitement se fait au cours d’un processus de décision partagé, par lequel un médecin et son patient ont à parcourir les options thérapeutiques disponibles. Le premier ayant la responsabilité d’informer le second sur les risques, bénéfices et inconvénients de chacune. Ensuite, c’est le patient qui « prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé »14.
Quand les malades ne sont pas diagnostiqués, qu’on leur refuse d’être soignés par leurs médecins-traitant avec l’injonction angoissante de rester chez eux sauf à ce que leur condition s’aggrave au point d’être hospitalisés en urgence, on annihile de facto leur droit d’être soignés !
Comme si cela ne suffisait pas, l’Ordre des médecins s’est mis en tête de poursuivre les praticiens qui se seraient malgré tout obstinés à soigner leurs patients15 ! Ce n’est plus d’ébranlement des repères qu’il faut parler ici, mais d’inversion et même d’une forme de perversion.
Face à ces multiples dérives, les responsables qui se sont succédé devant la Commission d’enquête parlementaire se sont dédouanés de toute responsabilité d’une manière qui a paru choquante tant elle est contraire à la bonne foi et même au bon sens. Dans le même temps, neuf plaintes pénales contre différents ministres ont été jugées recevables par la Cour de justice de la République16. Le temps nous montrera si la Justice est en marche ou aux bottes.
Ce qui paraît certain, c’est que l’autocongratulation des autorités clamant qu’elles ont agi en tout au mieux doit laisser place à un inventaire sans concession des décisions ayant conduit à maltraiter pareillement la population et en particulier ces groupes vulnérables que sont les enfants, les personnes âgées ainsi que les malades de la Covid et d’autres maladies restées sans suivi et sans soins.
Jean-Dominique Michel
Anthropologue médical
Auteur de Covid : anatomie d’une crise sanitaire, HumenSciences,
- Le Grand Entretien par Léa Salamé et Nicolas Demorand, France Inter, 25 juin 2020. ↩
- Michel Serres, Petite Poucette, Éditions Le Pommier, 2012. ↩
- « Patrick Zylberman : Depuis 600 ans, la quarantaine n’est absolument pas une solution », Savoirs par Pierre Ropert, France Culture, 4 mars 2020. ↩
- André Comte-Sponville : « J’aime mieux attraper le Covid-19 dans un pays libre qu’y échapper dans un État totalitaire », L’Écho, 27 mai 2020. ↩
- Julianne Holt-Lunstad, Timothy B. Smith, J. Bradley Layton, « Social Relationships and Mortality Risk: A Meta-analytic Review », Plos Medicine, vol. 7, n° 7, juillet 2010. ↩
- Shaun Griffin, Covid-19: « Staggering number » of extra deaths in community is not explained by covid-19, BMJ, 2020;369:m1931. ↩
- Dominik Andreas Moser, Daniel Scott Schechter et al., « Years of life lost due to the psychosocial consequences of COVID19 mitigation strategies based on Swiss data », European Psychiatry doi: 10.1192/j.eurpsy.2020.56 ↩
- « Seine-Saint-Denis : « Un tsunami de nouveaux patients » aux urgences psychiatriques », par Hajera Mohammad, France Bleu, Paris, 1er juillet 2020. ↩
- Marc A. Rodwin, « Institutional Corruption and the Pharmaceutical Policy », Journal of law, medicine and ethics, vol. 41, 2013, p. 544. ↩
- House of Commons Health Committee, The Influence of the Pharmaceutical Industry. Fourth Report of Session 2004-05, t. I : Report, together with formal minutes, avril 2005 : https://publications.parliament.uk/pa/cm200405/cmselect/cmhealth/42/42.pdf ↩
- Andrew Anglemyer, Hacsi T. Horvath, Lisa Bero, « Healthcare outcomes assessed with observational study designs compared with those assessed in randomized trials », Cochrane Systematic Review – Methodology, 29 April 2014. ↩
- Christophe Rapp, « Principes de lutte contre une épidémie à risque de diffusion nationale », disponible sur www.infectiologie.com ↩
- Dominique Andolfatto et Dominique Labbé, « Covid-19 : une défaite française », Revue politique et parlementaire, 22 juin 2020. ↩
- Article L1111-4 du Code de la santé publique. ↩
- Jean-Jacques Erbstein., Je ne pouvais pas les laisser mourir ! le cri d’un généraliste en guerre, JDH Éditions, 2020. ↩
- « La CJR va ouvrir une enquête contre Édouard Philippe, Olivier Véran et Agnès Buzyn sur la gestion de la crise sanitaire en France », Le Monde, 3 juillet 2020. ↩