Le 24 février nous avons appris avec stupeur le retour de la guerre en Europe. Si le réveil fut brutal c’est que nous étions bien endormis. Nous avons cru que la paix était un acquis alors que pour nos ainés le cours naturel des choses a toujours été la guerre. Consommateurs repus, nous fermions les yeux sur les innombrables conflits enflammant la planète. Et l’égoïsme nous a rendu sourds aux bruits des armes et aux cris des victimes.
La pauvreté des commentaires – pourtant innombrables – illustre notre impréparation. En temps de guerre tout est blanc ou noir, fini la réflexion, plus de pensée complexe, halte aux nuances ! Chacun doit choisir son camp. Guelfe ou Gibelin ! Et si nous sortions de cette pensée toute faite pour quelques instants ?
Nous avons raison de traiter de menteur le maître du Kremlin. Mais…. c’est quand même un Président américain qui a inventé la fable des armes de destruction massive pour le bénéfice de ses pétroliers en Irak ; c’est un autre Président américain qui a menti pour contester sa défaite électorale et envoyé ses nervis envahir le Capitole ; et c’est un Premier ministre de sa Majesté qui a dit n’importe quoi à son pays pour le faire sortir de l’Union Européenne.
Il faut évidemment condamner la corruption et la kleptocratie qui règnent à l’est de l’Europe. Mais ces accusations seraient plus crédibles si nous jetions aussi un œil lucide sur les millions de dollars dépensés par les grandes fortunes et les conglomérats qui font élire tel ou tel dirigeant américain. Et quand on a accepté sans réagir qu’un ancien chancelier allemand et un ancien Premier ministre français soient stipendiés par de grandes entreprises russes il faudrait balayer devant notre porte avant de jouer les innocents.
Les sanctions récentes visent les oligarques russes qui possèderaient, dit-on, quelque 1 000 milliards de dollars à l’étranger. Bien. Mais pourraient-ils s’assoir sur de tels trésors si l’argent sale n’était accepté sans problème dans tous les paradis fiscaux avec la complicité des pays riches ?
Enfin on peut et on doit rejeter les prétentions russes à régenter des pays voisins. Mais sans oublier le rôle déstabilisateur et pervers des services spéciaux américains en Amérique Latine depuis des décennies.
Il ne s’agit pas de trouver ici une excuse à l’inexcusable, l’inqualifiable agression russe en Ukraine. Mais il est important de souligner que l’Occident doit être respectable s’il veut être respecté.
Je repense à la doxa des islamistes car ils appuient leur fanatisme sur le même mépris des valeurs de l’Occident. Nous n’y avons pas assez réfléchi. Leur aveuglement nous a aveuglé.
L’histoire pourtant nous fait honte. Après-guerre les Occidentaux ont laissé Staline affamer quelque 4 millions d’Ukrainiens. Et nous avons accueilli dans la plus grande indifférence la déclaration d’indépendance du pays en août 91 alors qu’il était encore temps de l’aider à prendre son destin en main. Et quand les immigrés se sont battus place Maidan nous les avons généreusement applaudi… de loin, au soleil artificiel des plateaux télés.
Les Ukrainiens, les Polonais sont aujourd’hui admirables. Les uns en résistant, les autres en accueillant des milliers de réfugiés. Bravo. Faut-il pour autant oublier que ces deux peuples ont multiplié les pogromes et massacré des centaines de milliers de juifs pendant la guerre ? Oublier que les Ukrainiens ont accueilli l’armée allemande en libérateurs en 1941 ? Que les gardiens de Sobibor étaient Ukrainiens ? Faut-il excuser les voisins du camp d’Auschwitz, à quelques encablures de Cracovie, qui ont soutenu n’avoir rien vu ni entendu pendant qu’un million d’êtres humains étaient gazés à côté de chez eux ? Plus près de nous faut-il passer sous silence les milices d’extrême droite ukrainiennes et leurs exactions au Donbass ? Oublier que le sinistre régiment Azov dépend directement du ministère de l’Intérieur ukrainien ? Que la Pologne reste un des pays les plus réactionnaires et antisémites d’Europe où règne un parti Droit et Justice qui ne respecte ni l’un ni l’autre. Et que la corruption a gangrèné ces deux pays à un point qui ferait pâlir de jalousie un oligarque russe.
Où sont les intellectuels, les historiens, qui ont su exposer les nuances de la situation en les replaçant dans le cadre qui leur convient ? Ceux qui condamnent, a juste titre, le bellicisme russe feraient bien de se souvenir : c’est le Président des États Unis qui a déchiré le traité de contrôle des armes nucléaires il y a trois ans à peine. On peut regretter que la Russie prenne en otage la négociation sur le nucléaire iranien. Mais si nous en sommes là c’est parce que cette négociation a été en son temps, torpillée, là encore, par une administration américaine pleine de morgue. Enfin lorsque nos amis américains menacent les dirigeants du Kremlin de les trainer devant les tribunaux pour crimes de guerre c’en est presque drôle… venant d’un pays qui ne reconnait pas le tribunal pénal international !
Plus de la moitié des pays d’Afrique et d’Asie n’ont pas voté les sanctions à l’ONU. La méfiance à l’égard de toute proposition venue de l’ouest occidental devrait nous faire réfléchir, non ?
Il est facile d’accuser les autres quand on a sa part de responsabilité dans le maelstrom ambiant. Si l’OTAN était « en mort cérébrale » avant la crise à qui la faute sinon à ses États membres ? Si l’Europe n’avait aucune défense commune (au moment où notre allié américain la qualifiait d’ennemi pire que la Chine ») à qui la faute sinon a Mme Merkel et à ses suiveurs ? Tous les bons esprits qui ont couvert la chancelière de louanges à son départ réaliseront un jour combien son immobilisme de rentière et sa complaisance à l’égard de Moscou auront nuit à l’Union. En rendant son pays totalement dépendant de la Russie en matière énergétique, en acceptant des transferts technologiques inconséquents avec la Chine et en interdisant une consolidation franco-allemande dans le secteur de la défense… elle a commis plusieurs fautes impardonnables. Son mercantilisme a d’ailleurs laissé des traces durables quand on voit l’opposition des Allemands à boycotter le gaz russe. La politique de Berlin n’a jamais été faite à la corbeille, peut-être, mais elle a toujours été inspirée par BMW.
Regardons plus loin. L’Europe se rassemble nous dit-on. C’est bien. Et le Président français y contribue grandement. Il faut applaudir ses efforts qui rappellent ce que disait François Mitterrand : « le nationalisme, c’est la guerre ».
Le défi technologique, le risque sanitaire, la sécurité militaire, l’approvisionnement énergétique… tout démontre la nécessité de relancer la construction européenne.
Mais il faudra réfléchir au nouvel équilibre qui va naître quand l’Allemagne ajoutera sa puissance militaire à sa puissance économique. Nous n’avons pas entendu les avertissements des pays baltes qui avaient prévu l’agressivité russe. Allons-nous tirer les leçons de ce dysfonctionnement majeur ? Le chancelier Adenauer lâcha lui-même un jour une boutade terrible lorsqu’il confessa : « je n’aimerais pas être un voisin de l’Allemagne… ».
Nous payons aussi durement l’absence de réactions des démocraties aux crimes de guerre commis pendant dix ans en Tchétchénie, avant et après le siège sauvage de Grozny, finalement rasée. Les Russes disaient lutter contre des terroristes. Nous avons fait semblant de les croire. Ce ne fut pas notre seule lâcheté. Depuis vingt ans les démocrates que nous sommes avons accepté en silence la dérive de ce régime : pillage des richesses nationales par l’oligarchie, bourrage des urnes, meurtres de journalistes, emprisonnements d’opposants, attaques cyber, propagande mensongère… Alors que mon ami Kasparov, en exil, crie son indignation depuis des années nous jouons la surprise aujourd’hui ? Pour châtiment de leurs crimes… nous avons déroulé le tapis rouge aux pieds de dirigeants peu respectables, de Versailles à Brégançon.
Le cynisme russe nous renvoie à nos propres errances, comme le disait Soljenitsyne dans son fameux discours de Harvard. Je connais un ministre des Affaires étrangères qui se flattait (et se flatte encore) de fonder notre diplomatie uniquement sur la « réal politik ». Comme si une puissance moyenne trouvait avantage à exhiber des muscles qui n’impressionnent personne. Triste spectacle. Pourtant ce n’est pas en affichant le nombre de ses divisions que la France peut être à son rang. C’est en restant fidèle à ses valeurs.
Bien sûr nous gardons l’espoir que la justice internationale fasse son devoir et rappelle à tous que les crimes de guerre sont imprescriptibles. Mais dans combien d’années ? Après combien de victimes ? Méditons, encore une fois, les mots célèbres du pasteur Niemöller : « Quand ils sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit car je n’étais pas communiste. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit car je n’étais pas syndicaliste. Quand ils sont venus chercher les juifs, je n’ai rien dit car je n’étais pas juif. Et quand ils sont venus me chercher, il n’y avait plus personne pour me défendre. »
Non l’actualité n’est pas en noir et blanc, elle est faite de multiples couleurs avec beaucoup de gris. Je hais les analyses binaires tout autant que les positions tièdes, décaféinées, qui reproduisent ce que les gens veulent entendre. Il faut faire barrage aux chars russes. Ils sont l’image même de la barbarie. Cela étant il faut le faire en écoutant les vérités du camp d’en face1. Lutter contre la dictature et le fanatisme est un combat impérieux. Mais il ne condamne pas à la bêtise.
Bernard Attali
Consultant et essayiste
- B. Attali, Éditions Fauves, 2020 ↩