La part du secteur industriel dans notre PIB ne cesse de décroitre. Elle tangente les 10 % là où l’Allemagne présente un taux double soit légèrement supérieur à 20 %. La réindustrialisation est une urgence nationale qui suppose, au préalable, une pleine estimation des enjeux prévient Jean-Yves Archer.
Une erreur fréquente : la datation du déclin industriel français
De plus en plus, on lit – de la part d’universitaires comme de journalistes – que l’affaissement de la production manufacturière hexagonale aurait pour siège les années 2000 ce qui n’est pas inexact, car la spirale baissière s’accroît avec le nouveau siècle, mais ne correspond pas à la pleine réalité.
Il est troublant de voir une erreur si manifeste quant à la date de notre décrochage industriel.
A ce stade, le juge de paix de la controverse chronologique me semble pouvoir être rigoureusement trouvé dans un texte. Celui des « Actes des journées de travail des 15 et 16 novembre 1982 » dédiées à « Une politique industrielle pour la France ». (La Documentation Française) où le préambule est émis par Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de l’Industrie et de la Recherche.
« Les faits sont là, têtus et accablants, tels que nous les révèlent sans fard et sans fioritures les comptes de l’industrie. L’emploi d’abord : entre 1974 et 1981, l’industrie en France a perdu 680.000 emplois. A-t-on bien apprécié l’ampleur de ce gâchis ? » Plus loin, le ministre argumente autour de ce qu’il nomme « la démission de l’investissement« . Il rappelle qu’à partir d’une base 100 en 1970, la France a atteint un indice 115 en 1973 pour se contenter d’un indice 98 en 1981. « L’indice dégringole à 79 pour les biens de consommation et à 73 pour les biens intermédiaires« . François Mitterrand avait souligné avec verve et acidité, lors du débat de l’entre-deux-tours de mai 1981, qu’il existait un « homme du passif » chez Valéry Giscard d’Estaing, la question industrielle est assurément un pilier factuel de cette fameuse estocade.
Que n’a-t-on écouté les préconisations du regretté André Giraud qui fût un ministre de l’Industrie et de la Recherche aussi clairvoyant que dévoué à la cause manufacturière nationale ? Soucieux des grands équilibres macroéconomiques, Raymond Barre ne s’est qu’insuffisamment penché sur l’analyse industrielle. Avec le recul que permet le temps, on ne peut que le déplorer.
Capital évanescent, Travail en repli, Spécialisation internationale poreuse
La fin des Trente Glorieuses a été, en 1974, le déclenchement de notre essoufflement industriel à la fois par un faible attrait du capital pour l’industrie qui suppose un temps assez long pour atteindre le célèbre R.O.I (Return on investment), par un travail souvent pénible et peu attractif et par une spécialisation internationale de nos productions qui nous a progressivement éloigné du haut de gamme.
Pour prendre deux exemples contemporains, Renault évite le naufrage grâce à Dacia et autres usines délocalisées tandis que la filière nucléaire s’embourbe, hélas, dans des formats trop lourds, sophistiqués et loin des prix du marché. Dans une prospection importante mais ratée auprès d’Abu Dhabi, feu Christophe de Margerie (ancien président de Total) avait stigmatisé la complexité de l’EPR et son « inadéquation patente » au marché.
S’agissant du facteur travail, on doit positivement noter un frémissement chez certains jeunes qui sont à nouveau attirés par les métiers de l’industrie qui soutient mieux qu’avant la comparaison salariale.
A cet égard, on peut souligner les efforts de l’appareil de formation et la relance féconde de l’apprentissage. Ainsi la tâche de l’ancien ministre giscardien, Lionel Stoléru, chargé de la « revalorisation du travail manuel » – il y a 45 ans – est-elle enfin sur les rails.
Ceci met en évidence notre ankylose administrative en matière de politique industrielle qu’ont souligné des esprits aussi divers que Bernard Esambert, François Dalle, Christian Stoffaès, Louis Gallois ou Jean Riboud, ancien président de Schlumberger dont la contribution aux Journées de novembre 1982 est une ode opérationnelle à l’intelligence et à la compréhension de ce qui allait advenir.
Tous ces apports intellectuels convergents n’ont pas été entendus par le Politique ce qui constitue une singulière carence.
Des langues acerbes aiment proclamer que nous produisons une qualité espagnole et sommes à des prix allemands. Le propos est rude mais il est exact que malgré le CICE et la politique de l’offre, notre compétitivité demeure chétive suivant les secteurs.
De surcroît, nul ne peut désormais oublier que le consommateur de France a un goût pour les produits importés ce qui, à l’heure du Plan de Relance de 100 milliards, posera question. Combien de milliards vont aller sur le plateau de la balance des importations ?
Structures industrielles et analyse financière
L’analyse financière des années 1980 a été simplificatrice à l’extrême. Lassés de décortiquer des bilans de grands groupes, certains analystes bien installés ont édicté que les conglomérats devaient disparaitre et qu’il fallait privilégier les « pure players ». Des hommes d’expérience et d’efficacité comme Jean-Louis Beffa, Loïk Le Floch-Prigent et Antoine Riboud n’ont jamais adhéré à cette vision lenticulaire des formes de production.
A ce jour, Nestlé, L’Air liquide ou Daimler et Siemens ne regrettent pas – ni leurs actionnaires – leurs structures de konzern.
A l’inverse, nous aurons vu, en France, éclater plusieurs conglomérats dont l’œuvre patiente d’Ambroise Roux avec la CGE qui était la holding de l’actuel Vinci, Chantiers de l’Atlantique, Alcatel, Alsthom et de Electro-Banque. Les banques d’entreprise sont importantes. Ainsi, il y a cinq ans, le constructeur VW obtenait un profit de 6 Mds avec sa banque intragroupe soit plus que le résultat net de l’ensemble manufacturier.
Pour revenir à l’euthanasie des conglomérats français, nous connaissons tous le destin de ces fleurons avec leurs cortèges de fermetures de sites, de plans sociaux et de perte d’indépendance nationale.
Idem pour des firmes crédibles comme Lafarge ou Technip (avant la crise du marché des hydrocarbures qui ont changé brutalement de pavillon national.
La France manufacturière va mal et il est urgent que le monde de la finance se reprenne et quitte une approche simplificatrice qui, notons le bien, ne s’applique ni à Google, AliBaba, Amazon, ou – paradoxe – au secteur bancaire.
L’heure est aux conglomérats et les célèbres pseudo-gourous ne le voient pas.
La crise industrielle française concerne la compétitivité prix (rapport Gallois de 2012) celle hors-prix (Rapport Dalle Bounine de 1987 sur la qualité) et l’écosystème des financeurs de l’industrie dont les pratiques réitérées attestent de leur propension à élaborer certaines erreurs de jugement et de proportionnalité.
Il faut dire que certains grands capitaines d’industrie ont commis des fautes notamment un ancien président de Total devenu président d’Alcatel qui avait voulu démontrer au monde entier que notre pays était condamné à se contenter d’être un « foyer d’assemblage » dans un contexte de « fabless » industriel (2000 ).
Réindustrialiser supposera aussi d’alléger les normes. Le fructueux tandem Thierry Mandon – Guillaume Poitrinal n’a cessé de démontrer que la création d’un site industriel (ou de méthanisation agricole) requiert le double de temps qu’en Allemagne.
Si la France ne réussit pas à alléger son corpus de normes, elle sera évincée de certains nouveaux secteurs.
L’agilité n’est pas que dans l’entreprise, elle est tout autant dans l’écosystème et dans les externalités positives que la Puissance publique doit être en mesure de proposer.
Nous avons vu précédemment que le diagnostic d’ensemble a été posé il y a plus de trente ans par des opérationnels de renom. La surdité sélective tout autant que dense de l’État mériterait une étude de sociologie politique et ne manquerait pas de porter un constat. En laissant les anciens élèves de l’ENA s’immiscer dans les circuits de la décision industrielle au détriment des X-Mines, notre pays a glissé vers la facilité et s’est éloigné de la véritable efficience. Afin de respecter l’esprit du présent texte, je m’abstiens de citer les références nominatives dont la plupart sont encore dans l’inconscient collectif de celles et ceux que l’équation industrielle préoccupe.
Quant à la relocalisation, les avantages comparatifs explicités par David Ricardo en 1824 démontrent que tout ce bruit électoralement malin n’ira pas très loin tant les différences de prix de revient sont conséquentes. On va vouloir en période déjà pré-électorale faire rêver Billancourt au lieu de chercher l’essor de nouvelles technologies. Mieux vaut accorder de l’attention à certains travaux de l’IFREMER que de rapatrier des sites de fabrication de paracétamol. Comme l’indique le travail patient de recherche de « La Fabrique de l’Industrie ».
Jean-Yves Archer
Economiste et membre de la Société d’Economie Politique