Hier vers 12 h 30 au collège-lycée Notre Dame de toutes Aides à Nantes, un lycéen a poignardé plusieurs élèves faisant un mort et trois blessés.
« Être à couteaux tirés » : l’expression semble ancienne, presque théâtrale. Elle disait autrefois une tension extrême, mais encore tenue. Deux êtres, face à face, les lames sorties, sans avoir encore frappé, une suspension, un différé, une parole possible avant le sang.
Aujourd’hui, cette suspension s’est effondrée. Les couteaux ne sont plus tirés. Ils sont rangés dans les sacs à dos. Prêts. Déjà là. Souvent sans cible, toujours avec blessure.
Car la lame ne vient plus ponctuer un conflit, elle le remplace. Elle surgit dans les collèges, dans les rixes, dans les chambres. Elle ne tranche pas seulement des chairs, elle découpe un silence devenu insupportable.
La vitesse médiatique à laquelle l’exploitation politique s’est imposée n’est-elle pas un marqueur de la période ? Il faut écouter la parole publique alors que nous sommes dans l’année de la santé mentale.
Depuis quelques années, les chiffres sont là, bruts et muets : une explosion des cas de scarification chez les adolescents, en particulier chez les filles. Depuis la Covid, les hospitalisations pour automutilation ont bondi de 60 % en France. Une adolescente sur cinq. Parfois plus. Et derrière chaque blessure, un vide, un cri. Une solitude qu’aucun mot n’a su contenir.
Didier Anzieu parlait du « Moi-peau » : cette enveloppe psychique qui protège, relie, maintient l’unité du sujet. Lorsque cette peau symbolique se fissure — par le trauma, l’abandon, l’absence de regard —, le moi se dissout. Il fuit. Alors, le corps devient page. Et le stylo, lame.
Se scarifier, ce n’est pas chercher à mourir. C’est tenter, désespérément, de sentir qu’on existe. C’est inscrire une trace sur une peau devenue transparente à force d’être ignorée.
Chez les garçons, souvent, la lame se retourne vers l’autre. Une bagarre, un regard, une insulte : et le couteau jaillit, comme s’il fallait marquer le territoire d’un moi sans contour. Chez les filles, la lame va vers l’intérieur : pas par faiblesse, par excès de douleur.
Deux gestes, une même faille. L’absence de mots signe l’effondrement d’un symbolique commun. C’est un monde sans bord, sans contour, sans Loi capable de contenir la violence du sentiment.
L’ensauvagement est-il la meilleure nomination pour cette complexité ?
Le débat public, appelé à la rescousse de la dénonciation de ce qui seraient des évidences, lui, s’accroche aux objets. Il veut fouiller les sacs, isoler les responsables et dénoncer des responsabilités, remonter l’historique, évoquer 68. On traduit dans un cri commun à pleins poumons : renforcez la sécurité.
Mais la lame ne vient pas d’un complot, elle vient d’un manque. Un manque de tiers, de figures crédibles, de récits où inscrire le mal-être, un manque de lieux où la parole puisse précéder le geste, un manque d’enveloppe psychique partagée — ce que l’on appelait autrefois une culture, une éducation, une filiation.
Dans ce vide, le couteau devient réponse, il tranche là où plus rien ne vient nommer. Il crée une frontière là où tout déborde.
Le danger n’est pas seulement la lame — mais ce qu’elle dit : « Je suis seul », « Je n’ai pas de mots », « Je cherche un bord ».
Et dans une époque saturée d’images, de normes flottantes, de discours qui ne s’adressent plus à personne, la lame fait irruption comme un langage à vif. Ce n’est pas un retour de la barbarie, c’est l’inscription désespérée d’un besoin de limite et de limites (du concept commun aux actes nécessaires).
Alors, faut-il fouiller les sacs à dos ? Peut-être. Mais surtout, il faut fouiller le silence. Fouiller ce que l’école ne contient plus, ce que les institutions ne traduisent plus, ce que les figures d’autorité ne symbolisent plus.
Il faut remettre du tiers, du récit, du nom, non pas pour excuser, mais pour rendre audible, pour que les couteaux redeviennent des outils et non des phrases.
Dans les gestes d’aujourd’hui, il y a plus que de la violence, il y a des mythes effondrés, des liens troués, des subjectivités à nu. Et si l’on n’entend pas ce que la lame tente de dire, elle parlera encore. Mais plus fort. Plus vite. Et plus profondément.
Il faudrait approfondir dans cette dérive mondialisée de la violence des jeunes les nuances géographiques. Ainsi, si en France le couteau est une arme d’inscription qui trace dans la chair ce que la société ne veut pas nommer, aux Etats-Unis, la tradition américaine : western, milices, défense personnelle, mass shootings, idéologie du « self-made killer », l’arme à feu est privilégiée. C’est une arme d’effacement : elle évacue l’autre du monde. Comme une bande annonce d’une tentation politique qui s’ébroue.
Mais revenons à notre situation nationale. Il ne peut être question de déni ou de fuite devant ce qui s’impose.
Bien sûr il faut distinguer la rixe de la scarification et du passage à l’acte délirant. La rixe appelle certes une réponse sociale (justice, punition, sécurité). La scarification appelle une réponse clinique (psychiatrie, soins, isolement). Mais dans les deux cas, ce ne sont que des réponses techniques, pas symboliques pour un couteau qui dit : « Je tranche donc je suis ».
Cela ne pourra suffire pas plus que les coups de menton ou l’énonciation des lieux communs d’un
« Être à couteaux tirés » : l’expression semble ancienne, presque théâtrale. Elle disait autrefois une tension extrême, mais encore tenue. Deux êtres, face à face, les lames sorties, sans avoir encore frappé, une suspension, un différé, une parole possible avant le sang.
Aujourd’hui, cette suspension s’est effondrée. Les couteaux ne sont plus tirés. Ils sont rangés dans les sacs à dos. Prêts. Déjà là. Souvent sans cible, toujours avec blessure.
Car la lame ne vient plus ponctuer un conflit, elle le remplace. Elle surgit dans les collèges, dans les rixes, dans les chambres. Elle ne tranche pas seulement des chairs, elle découpe un silence devenu insupportable.
La vitesse médiatique à laquelle l’exploitation politique s’est imposée n’est-elle pas un marqueur de la période ? Il faut écouter la parole publique alors que nous sommes dans l’année de la santé mentale.
Depuis quelques années, les chiffres sont là, bruts et muets : une explosion des cas de scarification chez les adolescents, en particulier chez les filles. Depuis le Covid, les hospitalisations pour automutilation ont bondi de 60 % en France. Une adolescente sur cinq. Parfois plus. Et derrière chaque blessure, un vide, un cri. Une solitude qu’aucun mot n’a su contenir.
Didier Anzieu parlait du « Moi-peau » : cette enveloppe psychique qui protège, relie, maintient l’unité du sujet. Lorsque cette peau symbolique se fissure — par le trauma, l’abandon, l’absence de regard —, le moi se dissout. Il fuit. Alors, le corps devient page. Et le stylo, lame.
Se scarifier, ce n’est pas chercher à mourir. C’est tenter, désespérément, de sentir qu’on existe.
C’est inscrire une trace sur une peau devenue transparente à force d’être ignorée.
Chez les garçons, souvent, la lame se retourne vers l’autre. Une bagarre, un regard, une insulte : et le couteau jaillit, comme s’il fallait marquer le territoire d’un moi sans contour. Chez les filles, la lame va vers l’intérieur : pas par faiblesse, par excès de douleur.
Deux gestes, une même faille. L’absence de mots signe l’effondrement d’un symbolique commun. C’est un monde sans bord, sans contour, sans Loi capable de contenir la violence du sentiment.
L’ensauvagement est il la meilleure nomination pour cette complexité.
Le débat public, appelé à la rescousse de la dénonciation de ce qui seraient des évidences, lui, s’accroche aux objets. Il veut fouiller les sacs, isoler les responsables et dénoncer des responsabilités, remonter l’historique, évoquer 68. On traduit dans un cri commun à pleins poumons : renforcez la sécurité.
Mais la lame ne vient pas d’un complot, elle vient d’un manque. Un manque de tiers, de figures crédibles, de récits où inscrire le mal-être, un manque de lieux où la parole puisse précéder le geste, un manque d’enveloppe psychique partagée — ce que l’on appelait autrefois une culture, une éducation, une filiation.
Dans ce vide, le couteau devient réponse, il tranche là où plus rien ne vient nommer. Il crée une frontière là où tout déborde.
Le danger n’est pas seulement la lame — mais ce qu’elle dit : « Je suis seul», « Je n’ai pas de mots », « Je cherche un bord ».
Et dans une époque saturée d’images, de normes flottantes, de discours qui ne s’adressent plus à personne, la lame fait irruption comme un langage à vif. Ce n’est pas un retour de la barbarie, c’est l’inscription désespérée d’un besoin de limite et de limites (du concept commun aux actes nécessaires).
Alors, faut-il fouiller les sacs à dos ? Peut-être. Mais surtout, il faut fouiller le silence. Fouiller ce que l’école ne contient plus, ce que les institutions ne traduisent plus, ce que les figures d’autorité ne symbolisent plus.
Il faut remettre du tiers, du récit, du nom, non pas pour excuser, mais pour rendre audible, pour que les couteaux redeviennent des outils et non des phrases.
Dans les gestes d’aujourd’hui, il y a plus que de la violence, il y a des mythes effondrés, des liens troués, des subjectivités à nu. Et si l’on n’entend pas ce que la lame tente de dire, elle parlera encore. Mais plus fort. Plus vite. Et plus profondément.
Il faudrait approfondir dans cette dérive mondialisée de la violence des jeunes les nuances géographiques. Ainsi, si en France le couteau est une arme d’inscription qui trace dans la chair ce que la société ne veut pas nommer, aux Us, la tradition américaine : western, milices, défense personnelle, mass shootings, idéologie du « self-made killer », l’arme à feu est privilégiée. C’est une arme d’effacement : elle évacue l’autre du monde. Comme une bande annonce d’une tentation politique qui s’ébroue.
Mais revenons à notre situation nationale. Il ne peut être question de déni ou de fuite devant ce qui s’impose.
Bien sûr il faut distinguer la rixe de la scarification et du passage à l’acte délirant. La rixe appelle certes une réponse sociale (justice, punition, sécurité). La scarification appelle une réponse clinique (psychiatrie, soins, isolement). Mais dans les deux cas, ce ne sont que des réponses techniques, pas symboliques pour un couteau qui dit : « Je tranche donc je suis ».
Cela ne pourra suffire pas plus que les coups de menton ou l’énonciation des lieux communs d’un « jamais plus » auquel personne ne pourra croire durablement hors de l’émotion normale.
Les enjeux électoraux proches devront faire ce choix des solutions autoritaires toutes prêtes ou de la restauration du rôle du langage qui lui seul peut trancher et permettre des individuations libérées de la sensation de solitude et qui permettent d‘advenir à « être ».
A l’heure de l’IA et des réseaux sociaux, il y a urgence !
Pierre Larrouy
Essayiste