Le commandant Charles de Gaulle réside à Beyrouth en tant que directeur des Deuxième et Troisième Bureaux pour le Levant entre 1929 et 1931. C’est ainsi qu’il fait connaissance avec le Liban, avec sa famille. Ces trois ans ont transformé le Liban pour Charles de Gaulle d’un pays de fonction à un pays de combat pour la France Libre aussi bien que pour la démocratie et les valeurs humaines universelles que le Général a défendues ardemment au pays du cèdre.
L’homme devenu le fer de lance de la libération de la France, n’était pas à son premier contact avec le pays du cèdre en 1929. Fervent lecteur de Maurice Barrès, il découvre dans Une enquête aux pays du Levant1, les magnifiques évocations des paysages naturels du pays : « vue du Liban par la mer décrite par Lamartine », « maisons coiffées de toitures en tuiles rouges », « golfes immenses, forêts parfumées, les cimes et les torrents de neige »2. Cependant, de Gaulle associait surtout le Liban à l’image élogieuse d’un pays chrétien dépeinte par Barrès qui s’est inspiré, à son tour, d’Ernest Renan dont La Vie de Jésus a vu le jour dans la montagne libanaise. Le lien entre Charles de Gaulle et le Liban fut donc façonné par les lectures des romantiques : Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Gérard de Nerval et Alphonse de Lamartine. Marqué par le roman de Pierre Benoît, La châtelaine du Liban3, il développe un engouement pour un Liban essentiellement lié au christianisme et à l’Occident.
Le Liban pour de Gaulle était donc un « phare spirituel de la Méditerranée orientale »4 et terre d’accueil où les « religieux chassés par la France recréèrent une nouvelle France ».
Il voua la même fascination barrésienne pour le « règne théocratique » du patriarcat maronite et des institutions catholiques au Liban, notamment l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, théâtre de ses discours emblématiques dans la capitale libanaise. De Gaulle consacra alors une fidélité discrète (mais certaine en temps de choix stratégiques majeurs) pour le Liban chrétien, terre défendue par une tradition française millénaire en Orient et inaliénable en dépit des révolutions et des changements de régime. Nous y reviendrons plus tard. Le Liban, outre sa dimension barrésienne romancée et lyrique, a également été au cœur des premières missions militaires du Général. En 1924, de Gaulle est chargé par le maréchal Pétain à Paris d’interroger le lieutenant-colonel Catroux sur la situation de la Syrie et du Liban. Prémices d’une amitié qui relèvera les défis de la libération et du renforcement des souverainetés libanaise et française.
De Gaulle et Catroux : un tandem, contradictoire mais complice, pour une France Libre et un Liban souverain
De Gaulle et Catroux furent un binôme politico-militaire incontournable au Levant à l’aube de l’année 1941. Nommé Haut-commissaire du Levant par le général de Gaulle, Georges Catroux, déclara l’indépendance du Liban et de la Syrie, au nom de la France Libre, le 8 juin 1941 :
« Syriens et Libanais ! vous êtes donc désormais des peuples souverains et indépendants, et vous pourrez, soit vous constituer en deux États distincts, soit vous rassembler en un seul État. […] Syriens et Libanais ! Vous jugerez par cette déclaration que si les Forces Françaises Libres franchissent vos frontières, ce n’est pas pour opprimer votre liberté, c’est pour l’assurer. C’est pour chasser de la Syrie, les forces d’Hitler et y faire respecter vos droits en même temps que ceux de la France. »
Dans cette déclaration offensante pour beaucoup de Libanais nationalistes, surtout les chrétiens parmi eux, la distinction entre les deux pays aux deux lignes historiques divergentes et dotés chacun d’une organisation sociétale et communautaire différente, fut banalisée. Après l’engagement des maronites pour un « Grand Liban »5 souverain, la déclaration de Catroux fut accueillie sèchement au pays du cèdre. Le Grand Liban, en effet, fut le fruit d’un combat maronite séculaire atteignant son apogée avec le Patriarche maronite Elias Hoyek qui a plaidé pour cette cause au congrès de la Paix à Versailles en 1919 aussi bien que dans ses nombreux écrits sur l’exception libanaise dans l’environnement géographique arabo-musulman – notamment dans sa lettre apostolique L’Amour de la patrie6. Le pragmatisme cynique chez Catroux a été vite repêché par un tact gaullien fidèle à l’histoire du Liban. Le 26 juillet 1941, au Cercle de l’Union française, Charles de Gaulle rend hommage au peuple du Liban, viscéralement attaché à la France. Loin de s’adresser aux « Syriens et Libanais », dans un texte vibrant de lyrisme, il a inscrit la relation franco-libanaise dans une dimension intime et affectueuse :
« Aux Libanais, Messieurs, (…) Dans tout cœur de Français digne de ce nom, je puis vous dire que le nom seul du Liban fait remuer quelque chose de très particulier, et j’ajoute que c’est d’autant plus justifié que les Libanais, libres et fiers, ont été le seul peuple dans l’histoire du monde qui, à travers les siècles, quels qu’aient été les péripéties, les malheurs, les bonheurs, les destinées, le seul peuple dont, jamais, aucun jour, le cœur n’aura cessé de battre au rythme du cœur de la France. (…) Et le Liban, qui a depuis longtemps senti ce que pèse le poids de la tyrannie et qui, depuis si longtemps, a mesuré quel était le prix magnifique de la liberté, le Liban, on le sait bien avec son cœur dans quel camp il se trouve. »
Les deux discours prônent la même vision des valeurs de la liberté et de la démocratie. Cependant, là où le réalisme de Catroux – personnage foncièrement laïque et libertaire contrairement à de Gaulle – échoue à contenter les Libanais, le général de Gaulle consolide, sans démagogie aucune, les liens franco-libanais spéciaux. Ce n’est pas uniquement pour montrer sa gratitude au peuple libanais de s’être engagé dans le combat de la France Libre – nous en parlerons ultérieurement –, mais pour rester cohérent avec ses convictions et anciens engagements. Déjà en juillet 1931, alors commandant des Deuxième et Troisième bureaux pour le Levant, il anticipait l’indépendance du Liban lors de la remise des prix d’excellence à l’Université Saint-Joseph :
« Oui, la jeunesse libanaise, qui demain sortira d’ici, sera bien préparée à sa tâche nationale. Marchant dans les traces de ses aînés, […] résolue à la discipline et au désintéressement, liée à la France par toutes les voies de l’esprit et du cœur, cette élite sera le ferment d’un peuple chargé, dorénavant des lourds devoirs de la liberté. »
Le Liban : berceau de la France libre au Levant
Peuple épris de liberté et figure de proue dans la lutte contre l’Empire ottoman, les Libanais ont adopté la cause de la France Libre, non sans hésitation et circonspection de la part de certains hauts fonctionnaires et dignitaires au début, vu l’omniprésence de l’armée vichyste au Levant. Ce prompt engagement auprès du général de Gaulle se comprend à la lumière des propos de Jacques Godfrain, Président de la Fondation Charles de Gaulle : « On ne comprend de Gaulle et le Liban que si l’on cesse d’imaginer ces lieux comme des lieux d’occupation7. »
Cette complicité libano-gaullienne fut portée par des militaires français et des militants libanais après l’appel du général de Gaulle le 18 juin 1940, au micro de la BBC à Londres.
George Buis, officier affecté au 63e bataillon de chars stationnés au Liban, créa à Beyrouth avec un de ses camarades, le lieutenant Pierre Blanchet, une feuille clandestine de résistance sous le couvert du bulletin de nouvelles de l’agence Havas, qu’ils distribuaient dans les administrations, les messes ou les cercles militaires.
Au Liban où la presse avait le vent en poupe et où les imprimeries de Beyrouth s’activaient pour diffuser la parole libre depuis la Renaissance arabe contre l’Empire ottoman8, l’appel du général de Gaulle eut un écho retentissant. Georges Buis témoigne du « comportement digne des Libanais et l’appui des chrétiens nationalistes à ce combat »9 Pour lui, la France Libre au Levant fut « un placide culot »10. Arrivé au Liban le 25 juillet 1940, le général de Gaulle, qui « vers l’Orient compliqué, [s]’envolai[t] avec des idées simples »11, fut reconnaissant aux « populations [qui] marquaient, à notre égard, une chaleureuse approbation. Elles voyaient, dans la France Libre, quelque chose de courageux, d’étonnant, de chevaleresque, qui leur semblait répondre à ce qu’était à leurs yeux la personne idéale de la France ». Ce blanc-seing12 à la France Libre fut également partagé par les Libanais de la diaspora. Henri Seyrig, nommé délégué de la France Libre quasiment en exil en Amérique latine, affirmait : « À Haiti comme ici, j’ai retrouvé des Libanais – qui sont très nombreux – étroitement liés à nos comités, et contribuant avec la plus grande générosité à notre mouvement. C’est un trait que nous ne devrons pas oublier, et je me suis spécialement efforcé de leur témoigner comme j’en étais ému »13.
Nombreux ont été les Libanais ralliés, y compris individuellement, par exemple au sein de la 13e DBLE (la 13e demi-brigade de Légion étrangère), comme Azadian Agop, Libanais d’origine arménienne, né en 1912, engagé comme 2e classe ou Antoine Assis, militaire des troupes spéciales du Levant, engagé à 27 ans comme sergent, tous les deux en septembre 1941. D’autres sont versés dans les unités militaires ou civiles de la France Libre au Liban, tels Georges Abougelli, né en 1917, ouvrier, engagé en août 1941 et affecté à l’administration de la France Libre à Beyrouth ou bien encore Matar Abdou, engagé à 18 ans en juillet 1942 comme 2e classe dans une unité de FFL. Arrivé à Beyrouth le 27 juillet 1941, le général de Gaulle compte d’autre part sur le ralliement des troupes spéciales du Levant (environ 200 000 hommes), comme sur celui du chef du gouvernement libanais Alfred Naccache, pour défendre les intérêts français et compenser le rapatriement vers la France de l’essentiel des forces françaises14.
De Gaulle témoin de la tradition française au Levant
Le général de Gaulle exerce toujours une fascination au Liban.
Expression affective, parfois grotesque, allant jusqu’à entendre dans les recoins les plus lointains de la montagne libanaise un père appeler son fils aîné « Di Gôle » pour « De Gaulle », en guise de fidélité au Général. Ce lien est comparable à la forte présence de l’image de Saint Louis, François Ier, Louis XIV et Louis XV dans l’inconscient collectif de tout Libanais, surtout maronite. Saint Louis reçu par les Maronites à Saint Jean d’Acre leur fit une promesse de protection15 perpétuée par François Ier qui obtint la sauvegarde française des lieux saints en Orient grâce aux Capitulations signées avec Soliman le Magnifique. Louis XIV et Louis XV adressèrent des lettres de protection « à la Nation maronite et son Patriarche ».
Fidèle à cette tradition, Charles de Gaulle, d’après la phrase que Camille Aboussouan16 lui prête, aurait dit : « Tant que je serai aux affaires, je ne permettrai pas que l’on nuise au Liban. » Le Levant permet selon de Gaulle à la France de développer sa vocation historique et d’accompagner les populations sur les voies du progrès économique et social et sur celles de la souveraineté. Dans l’avant-propos de L’Histoire des troupes du Levant, de Gaulle écrit que « la France qui a reçu la garde des pays du Levant était particulièrement qualifiée pour cette tâche à cause de son rôle historique dans ces pays »17. La France fonde la légitimité de sa présence en Syrie et au Liban sur une tradition historique qui remonte aux Croisades et aux royaumes latins d’Orient. En 1963, recevant à l’Élysée le Patriarche maronite d’Antioche et de tout l’Orient Monseigneur Méouchi, le Président de Gaulle rappela ces liens privilégiés entre la France et le Liban : « Il est passé beaucoup de siècles depuis que la France et les Chrétiens d’Orient ont établi entre eux des rapports particuliers. Ces rapports ont toujours duré, durent encore et sont aujourd’hui aussi présents que jamais à l’esprit et au cœur de nos compatriotes »18. De Gaulle en fit son engagement.
En 1968, en pleine crise arabo-israélienne, lorsque la flotte commerciale de l’aéroport international de Beyrouth est détruite par les raids israéliens, il s’est de nouveau tenu aux côtés des Libanais, allant jusqu’à proposer une aide militaire sans craindre le mécontentement d’Israël, qui s’était tourné alors vers l’aide américaine. Romain Gary écrit à cet effet, dans Ode à l’homme qui fut la France19 : « Après le raid israélien contre le Liban, où treize avions ont été détruits (…), vous vous êtes exclamé (permettez-moi cette indiscrétion) : « ils m’ont désobligé » – une expression du XVIIIe siècle. C’est comme si vous vous étiez senti personnellement offensé par l’action des Israéliens. » En effet, le président de Gaulle fut heurté par ces raids à l’encontre du Liban ; pays qu’il a défendu et auquel il essaya d’épargner la guerre. Il avait déployé tous les moyens diplomatiques pour éviter au Liban la guerre civile due à l’embrasement régional et la crise des réfugiés palestiniens et a été alerte sur les défis de la région dont, notamment, « les sourdes secousses de l’Islam »20. Le Général ne put éviter au Liban ce drame qui dura quinze ans. Mais, il resta jusqu’à la fin un fier défenseur, romantique et pragmatique, du pays du cèdre. Pour lui, « Les liens entre la France et le Liban s’illustrent par leur solidité et leur sincérité. Si la France est investie d’une mission en Orient, le Liban est, de son côté, investi d’une mission en Europe. ».
Maya Khadra
Journaliste
Professeur et directrice du département culture générale et humanités
de l’IPAG Business School
- Maurice Barrès, Une enquête aux pays du Levant, Paris, Plon, 1923. ↩
- Ibid, p. 60. ↩
- Pierre Benoît, La Châtelaine du Liban, Paris, Albin Michel, 1924. ↩
- Maurice Barrès, Une enquête aux pays du Levant, p. 60. ↩
- Le « Grand Liban » dans ses frontières actuelles fut déclaré par le Haut-commissaire Henri Gouraud à la résidence des Pins le 1er septembre 1920, à Beyrouth. ↩
- Patriarche Elias Hoyek, L’Amour de la patrie, lettre apostolique, archives du Patriarcat maronite, 1931. ↩
- Clotilde de Fouchécourt et Karim Emile Bitar (dir.), Le Cèdre et le Chêne. De Gaulle et le Liban – Les Libanais et de Gaulle, Geuthner, 2015, préface de Jacques Godfrain. ↩
- Notons aussi que la première imprimerie au Moyen-Orient arrive au Liban, au Monastère de Saint Antoine Kozhaya en 1585. ↩
- Georges Buis, Les fanfares perdues – entretiens avec Jean Lacouture, éditions du Seuil, 1975, p. 39. ↩
- Ibid. ↩
- Charles de Gaulle, Mémoires, éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 2000, 1 505 p. ↩
- Ibid. ↩
- Portorico, le 8 novembre 1942. Lettres d’Henri Seyrig à Miette. ↩
- Jérôme Bocquet, « Liban », Dictionnaire de la France libre, Paris, Les Indes savantes, 2008, p. 884. ↩
- La promesse de Saint Louis aux Maronites est un texte apocryphe traduit en latin vers l’arabe « à l’original » et conservé dans les archives du patriarcat maronite. Les historiens se disputent l’authenticité de ce document. Cependant, maintes sont les preuves qui attestent de la relation d’amitié et de combat commun lors des croisades entre Saint Louis et les chrétiens maronites du Liban. ↩
- Camille Aboussouan est un avocat, diplomate, écrivain, bibliophile et traducteur libanais francophone. Ancien ambassadeur du Liban auprès de l’Unesco, il est titulaire d’un Prix de l’Académie française. ↩
- Charles de Gaulle et le Commandant Yvon, Histoire des Troupes du Levant, Paris, Imprimerie nationale, 1931, p. 355. ↩
- Toast adressé à Monseigneur Méouchi à l’Élysée, le 11 décembre 1963. Discours et messages, n°4, août 1962-décembre 1965, Paris, Livre de Poche, 1974, p. 377. ↩
- Romain Gary, Ode à l’homme qui fut la France, Paris, Gallimard, éd. 2000, p. 63. ↩
- Charles de Gaulle, Vers l’armée de métier, Paris, Plon, 1934, p. 112 ↩