Gérald Darmanin, l’un des plus jeunes ministres de la Ve République, nous rappelle que Charles de Gaulle a attendu avec patience que « les astres soutiennent son destin ».
De de Gaulle on connaît tout ou presque.
Sa voix. Sa stature. Ses visions… L’importance des blindés. La guerre qui sera mondiale. L’encre russe qui boira le communisme. La reconnaissance de la Chine. La puissance de la Recherche plutôt que celle des Colonies…
De de Gaulle on a tout analysé ou presque. L’idée qu’il se faisait des institutions. La nécessaire répartition (inachevée) entre le Capital et le Travail. L’importance de restaurer l’autorité de l’État…
Les Français d’hier et d’aujourd’hui l’ont vu en militaire, l’air soucieux, de grosses jumelles devant soi. En costume croisé avec d’imposantes lunettes, en train de donner une conférence de presse. En chapeau sombre avec une petite moustache sortant de l’hôtel Lapérouse. S’appuyant sur une canne, tournant le dos à l’objectif, sur une plage irlandaise. Même intime, avec Anne, « le tout petit » sur ses genoux dans sa retraite de Colombey.
Cet homme a été vu, revu, et revu encore dans le fracas de sa destinée, sauvant la France et parcourant le monde, dans des avions et des DS, à l’Élysée et à Montréal.
De Gaulle est un nom qui résonne avec grandeur.
Tout semble si naturel désormais. De Gaulle ne peut être, évidemment, que le sauveur du pays, le patron de la France Libre, le Président de la République moderne et forte qu’il a lui-même enfantée.
Pourtant de Gaulle rime avec doute. Avec patience. Avec attente.
On oublie trop souvent que le Général a attendu, très longtemps, que les astres soutiennent son destin.
Il lui faudra cinquante ans pour connaître, pas seulement la gloire, mais la notoriété même.
Pourtant, il n’avait pas ménagé sa peine pour se faire connaître : collaborateur du prestigieux Pétain, il écrivait à tout-va, jouant parfois les nègres pour le Maréchal. Livres et notes furent nombreux à être envoyés aux parlementaires dans la fausse torpeur des années 1930. Prises de parole dans les journaux, conférences, interventions, de Gaulle avait tout essayé. En 1939, à presque cinquante ans, c’est-à-dire quasiment à la fin de sa carrière, de Gaulle – qui n’était pas encore Général… – était un officier administratif, inconnu de tous ou presque, noircissant du papier pour les armées… Cinquante ans pour commencer une carrière… mais quelle carrière !
De longues années à prêcher dans le vide, à attendre, comme Giovanni Drogo, l’ennemi face au désert des Tartares, avant de percevoir la lumière à laquelle on est forcément destiné. Quelle force de caractère, quelle assurance faut-il, pour soutenir les silences et parfois les moqueries de dizaines d’années de défi ? Cette attente, il l’avait déjà affrontée durant deux longues années comme prisonnier lors du Premier conflit mondial. Tenter de tromper l’ennui dans sa cellule quand l’action est à quelques kilomètres et qu’on s’appelle de Gaulle, c’est rageant. Mais cela apprend la patience.
À Londres aussi, il lui faudra attendre. Attendre que les Français le rejoignent. Attendre que les Anglo-américains le reconnaissent. Attendre de pouvoir se rendre à Alger. Attendre de revenir en France. Attente interminable, mélancolique et incertaine.
Puis, quittant le pouvoir pour dénoncer la combinaison des partis, c’est pendant douze longues années à partir de 1946, encore, qu’il attendra. Attendre que le RPF gagne les élections. Attendre que la Quatrième s’effondre sur ses combinaisons. Attendre que le peuple se rappelle à lui. Attendre. Et voir Sisyphe rater, une fois encore, son œuvre. Et recommencer. Encore.
Finalement la vie du Général a davantage été faite d’attente que d’action. D’ennui que d’efforts. De solitude à regarder les autres agir que de réalisations personnelles. Les traversées du désert forment les caractères de ceux qui n’abandonnent pas. Sans doute savait-il que Clemenceau a attendu 65 ans pour avoir son premier poste ministériel. Plus tard, Mitterrand attendra 23 ans pour retrouver le pouvoir…
Sans doute que cette attente – ces attentes ! – lui parût longue et injuste. Sans doute s’est-il écrié dans le for intérieur de son esprit et de son corps, si ardents à brûler pour l’aventure du pouvoir : « c’est long ! ».
Lui, le roc sûr et dominateur des événements, a connu les tentations de l’abandon, les « à quoi bon », les « c’est foutu ». Ce côté cyclothymique ressort tant des biographies du Général que la journaliste Christine Clerc lui consacra un joli livre Tout est fichu ! Les coups de blues du Général qui touche la noirceur du personnage, son désappointement et, pour le dire en un mot, son fatalisme.
On n’imagine pas de Gaulle doutant. Pourtant ce n’était pas un saint. Tout ne lui a pas réussi. Peut-être même que le plus admirable chez cet homme, c’est cette attente, malgré tout. Certain de sa destinée.
Voir les grands hommes comme sont ceux qui savent attendre.
Ceux qui luttent contre le temps et contre le doute qui ronge la certitude des ambitions comme la mer ronge le trait de côte. Petit-à-petit mais très sûrement. Plus le temps passe, plus la vieillesse, la maladie, la mort, se rapprochent, plus l’homme doute du temps qui lui reste pour rencontrer ce qu’il croit être sa destinée.
Comme dans « Je m’voyais déjà » qu’Aznavour chantait durant les années gaullistes, « un jour viendra où je leur montrerai, que j’ai du talent » se disent les rageurs.
Mais si tout ce temps à attendre – que les événements arrivent, que vos contemporains vous reconnaissent à votre juste place, que « l’ennemi vienne et qu’il vous fasse héros » – était justement l’action nécessaire et difficile de Chronos pour sélectionner ceux qui résistent ?
Et si comme pour Edmond Dantès, l’épreuve du temps, du doute et de la solitude, faisait comtes les roturiers talentueux ?
Et si de Gaulle n’était pas de Gaulle sans le temps à attendre, sans l’ennui à tromper, sans la longue solitude qui pousse à la réflexion ?
Aujourd’hui plus personne n’attend.
Tout arrive si vite. Les colis, les amours, les défaites. « Siècle de vitesse » écrivait Céline. Alors, tout paraît un peu moins dense, un peu moins résistant, un peu moins « historique ».
« Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage » écrit La Fontaine dans « Le Lion et le Rat ». Il faut dire que le fabuliste écrivait sous Louis XIV, qui régna 72 ans sur notre pays…
Le temps au pouvoir est sans doute moins long que le temps à attendre de l’exercer… Mais tout le monde dans l’Histoire n’est pas égal devant sa destinée. Et les hommes, attendant les Oracles, ne le savent qu’à la fin.
Gérald Darmanin
Ministre de l’Action et des Comptes publics