Dans sa chronique De la Chine, Françoise Thibaut, professeur des universités, membre correspondant de l’Institut de France, évoque aujourd’hui la situation de Taïwan.
Le Président Xi a peut être vu Les 55 Jours de Pékin, film de Nicolas Ray dans lequel Ava Gardner se meurt d’amour pour le vaillant soldat US Charlton Heston et où le britannique ambassadeur David Niven met en déroute, presque à lui tout seul, les vilains Chinois. Il a peut être aussi lu dans sa jeunesse Quand la Chine s’éveillera, ou bien encore Pearl Buck ou Lucien Bodard, ce grand nostalgique de son enfance au Sechuan… enfin tout ce folklore occidental qui nourrit nos fantasmes orientalistes, y compris Ségalen et les terrifiants reportages sur la Chine de Mao .
De quoi, sans doute, nourrir pendant des siècles un solide esprit de revanche.
Taiwan, cette belle île, instablement volcanique, plantée à moins de 150 kilomètres en face des grandes villes de Fuzhou, Quanzhou ou Xiamen (nord de HongKong) en Chine continentale, vit, coincée entre plusieurs « mondes », une histoire mouvementée.
Base commerciale et de piraterie en Asie depuis la nuit des temps, d’abord occupée par les Espagnols puis les Hollandais, les Européens la baptisèrent Formosa ; la dynastie Qing la reconquit, puis elle passe sous contrôle japonais en 1895 en vertu du traité de Shimonoseki, après une fracassante défaite chinoise, dont se mêlent aussi les Occidentaux.
Restituée à la Chine en 1945, elle est le refuge de centaines de milliers d’opposants à Mao Tse Toung et à l’emprise communiste.
Nombre de familles restées sur le continent payèrent très cher, de leur vie même, le départ de leur proches vers l’île refuge. Protégée par les Occidentaux (surtout US), Taïwan devient un Etat indépendant, occupe le siège permanent chinois au Conseil de sécurité, jusqu’à ce que le régime communiste soit reconnu par la collectivité internationale occidentale en 1971. Depuis, l’opposition entre les deux Blocs politiques de la planète, et le sensationnel développement de Taïwan font de cette île un enjeu permanent, d’influence et de pouvoir. On peut presque dire qu’elle est une sorte « d’invention » nord américaine, bastion idéal de surveillance de la Chine continentale, mais de son côté , cette même Chine ne se lasse pas de la scruter et considère toujours Taïwan comme sa 22e Province.
S’explique alors d’elle même la petite phrase du Président Xi dans son discours du 2 Janvier : « la Chine doit être réunifiée ».
Taïwan incarne un grand paradoxe : vouée aux gémonies pendant plus d’un demi siècle par la Chine communiste, elle incarne « l’autre monde chinois ».
L’avancée rouge et l’installation des maoïstes au pouvoir, engendrèrent l’exil de clans, de familles, de villes et villages entiers, jusqu’ au bas du continent, traversant le détroit, délaissant même Hong Kong , afin de mettre en sécurité leurs personnes et leurs biens, mais aussi leurs traditions et leur culture fondamentale. Ils partirent, sans espoir de retour, et refondèrent une société ; c’est ainsi que l’île fut le refuge des plus précieux trésors impériaux, des parchemins les plus anciens, des artisanats les plus emblématiques de 5 000 ans de civilisation. Taîwan devint ainsi le réceptacle de la tradition. Le temps a passé, chacun ce son côté a connu succès et déboires, violences, dictatures, libéralisations durables ou éphémères. Les liens financiers, industriel et surtout commerciaux se sont liés peu à peu entre les soeurs ennemies, pour leur plus grand profit. Les échanges sont désormais nombreux, le tourisme et les affaires encouragés (avec, par exemple, plus de 500 vols de liaison par semaine ).
Même si Taïwan est une république à part entière avec une Constitution, une monnaie, un drapeau, une représentation internationale spécifique, la trajectoire mentale de la République Populaire reste inchangée, et se trouve même renforcée par le désir actuel de retrouver racines et tradition dont l’île refuge est l’emblématique dépositaire : elle est – et sera – la 22e Province.
Le lent processus de récupération devient évident.
De fait, cela s’inscrit dans une démarche tentaculaire de récupération ou conquête, d’abord illustrée par l’occupation et la violence faites au Tibet, de tous temps plus ou moins vassal de l’Empire ; en 1950 Mao mit fin à la relative indépendance de la théocratie, en lançant troupes et Petit livre rouge à l’assaut ; le 14e Dalaï lama dut signer un accord ambigu de 17 paragraphes qui était en fait le prélude à une annexion. L’occupation et la résistance furent terribles. Mais plus de 60 ans après, la sinisation est totale, assortie de l’envoi massif de colons chinois, et à l’inverse du déplacement en masse de Tibétains en Chine ; on ne peut nier par ailleurs qu’une prospérité nouvelle anime les rugueuses montagnes, pourtant réputées inappropriables.
Ensuite, il y eut « l’affaire de Hong Kong » en raison de la fin du bail emphytéotique britannique à 99 ans sur les nouveaux territoires. Les négociations commencèrent en 1982, furent âpres et difficiles, l’île elle même, la presqu’île de Kowloong, les 498 ilots et les territoires continentaux, ayant des statuts différents étalés de 1842 à 1898. Les Britanniques exigèrent des garanties sur les droits humains et les relations économiques, tergiversant, comme ils ont l’art de le faire, tout autant que les Chinois. En 1997, le départ des Britanniques fut pathétique et provoqua l’exil, plus ou moins volontaire, de près d’un million de Hongkongais. La prospérité, n’en déplaise aux Cassandre, perdura et s’amplifia ; au début, rien ne changea dans le « plus beau fleuron de l’Empire », lequel bénéficia, changeant de mains, d’une indispensable modernisation. Un peu plus de vingt ans plus tard, l’empreinte britannique se trouve fort édulcorée et la sinisation rampante a fait son œuvre.
Le statut particulier est fragilisé et il est évident que Hong Kong est de plus en plus « une chinoise comme les autres ».
La manœuvre sur Taïwan est donc l’Acte 3 de « l’enveloppement » par la Chine continentale de l’ensemble de son périmètre, de même que les actions de conquête de territoires et de recul des frontières maritimes s’activent en mer de Chine. Nier les règles internationales de contrôle des eaux territoriales, la construction d’îles artificielles, s’inscrivent dans cette démarche. D’autant que « de l’autre côté de l’eau » la Corée du Sud et le Japon, leaders de l’économie libérale mondialisée, sont ressentis et présentés à l’opinion comme des empêcheurs d’être communistes en rond.
Taïwan serait donc « une belle affaire » à entrer dans le giron de la République Populaire, non seulement en raison de ses talents technologiques et commerciaux, mais aussi parce qu’elle restituerait une grande partie de la légende chinoise, celle de l’Empire du Milieu et de ses finesses culturelles. Par ailleurs, dans le cadre du déploiement maritime de l’OBOR, l’île est le verrou nord de la mer de Chine méridionale, la péninsule indochinoise, la Malaisie et Singapour. La ville-état est également dans le viseur du Parti : il n’est pas exclu que d’ici à 50 ou 60 ans elle se retrouve dans le giron « d’une seule Chine ». Sa besogneuse population est à 80 % due aux vagues successives d’immigrants chinois, les liens sont nombreux ; la crise de 2008 a permis l’entrée de Beijing dans l’économie du plus grand port d’Asie du sud-est, de ses banques et de ses entreprises. La pénétration est la même que celle pratiquée pour Hong Kong ou ailleurs… en Australie par exemple : avancer ses pions lentement, en commençant par la culture, les universités, la banque, le commerce gros ou petit, organiser des fêtes et des concerts, envoyer des containers entiers de cosmétiques, de vêtements et de battes de cricket ou de base ball…
Donc, entre le Non jamais et le Oui peut être, Taïwan navigue dans l’incertitude au gré des majorités électorales.
La prochaine présidentielle aura lieu en 2020, c’est à dire demain. L’allié et protecteur Nord Américain pèse très lourd, est capable d’un revirement hostile ou d’engager un bras de fer avec le Parti. De fait, la stabilité est politiquement fragile, économiquement bonne, humainement vulnérable. L’enjeu est de taille, et tout acte franchement hostile embraserait la totalité de l’Asie du Sud Est, et peut être plus loin. Cela étant la doctrine n’a pas changé d’un iota depuis 1949 : « …la Chine Une et indivisible ».
Elle s’appuie aussi, désormais sur l’adage de DenXiaoping : « La pauvreté n’est pas le socialisme, s’enrichir est glorieux ».
Françoise Thibaut
Professeur des Universités, membre correspondant de l’Institut de France (ASMP)