La seule question qui vaille : la cyber-guerre est-elle réductrice de tensions ou au contraire participe-t-elle d’une disruption annonciatrice de tous les dangers ? Si elle présente plus de risques, comment les gérer, comment les affadir ? C’est à ces questions que tente de répondre Léo Keller, fondateur du blog géopolitique Blogazoi. Après avoir abordé la problématique, le modus operandi et les scénarii envisageables, il nous présente sa conclusion.
Conclusion
On va se diriger pendant encore quelques années vers des technologies « manned-unmanned teaming ». Ce qui ne sera pas sans problème. Qui aura le dernier mot en cas de divergence d’appréciation de la menace, du risque et donc de la riposte ?
Imaginons en cyber la réponse du général Hyten Commander of the US Nuclear Stratcom lors de la Conférence de Halifax : « If President Trump ordered a nuclear launch (he) would believe to be « illegal » (he) would look to find another solution ». Quels seront les codes éthiques en vigueur ?
L’on arrive très vite, d’où l’urgence d’un cyber TNP, à une multiplication des acteurs ce qui va inéluctablement complexifier le jeu.
Est-il totalement absurde de penser qu’un jour un grain de sable n’enraye la mécanique de la cyber-guerre ?
Si le lancement d’une fake news ne requiert pas toujours la nanoseconde, cambrioler un système financier ou désorganiser un commandement nucléaire nécessite une telle précision, une telle synchronisation.
Des frappes aériennes ou satellitaires seraient d’une efficacité réduite en cas de paralysie ou de dérèglements même millimétriques des systèmes de guidage. Pervertir les systèmes de guidage de l’adversaire sera donc une priorité pour chaque pays. Certes l’on peut essayer de se passer des GPS pour éviter les brouillages ou les fausses informations mais cela suppose d’utiliser des missiles à centrale inertielle ou des systèmes comparatifs de cibles préenregistrées numériquement avec des images captées par radar.
La cyber-guerre est un combat quasi ontologique. Vue des pays fermés, la libre circulation de l’information est perçue comme une menace destinée à provoquer un game changer. Russes et Chinois tentent tout pour empêcher ou filtrer la cyber information mais savent – eux – parfaitement cyberiser les fake news qu’ils choisissent. L’avantage des sociétés fermées : leurs populations privilégient le nationalisme à la consommation. Dame Histoire leur a appris à endurer souffrances et privations. Cette déterrence incapacitante des USA va privilégier l’attaque pendant encore très longtemps. Il nous faudra apprendre à vivre avec.
La collecte d’informations combinées à l’intelligence artificielle et à la reconnaissance faciale changent aussi la donne.
L’opinion commune est que la quantité de données à analyser à la quasi nanoseconde près est que le risque d’erreur ira croissant.
Pour ma part, je ne le pense pas. Les algorithmes auront maturé et pré-positionné la décision. L’homme et la machine parfaitement deeplearned apprendront à se connaître. L’homme disposera alors d’une recommandation parfaitement argumentée. Mais surtout l’on verra resurgir, sous une autre forme, le couple que formait le cavalier et sa monture, puis l’homme avec son tank, son avion etc., le concept de l’équipier fidèle, le « loyal wingman ».
L’imagerie d’êtres fictifs qui délivrent un message commence. Mais il est une loi d’airain dans la guerre : la technologie des armes défensives a toujours fini par challenger les armes offensives. Et vice et versa. Ainsi les ingénieurs de Google ont créé en 2014 la « generative adversarial networks » pour savoir quel ordinateur générait un deepfake.
La fin de la ligne de démarcation entre la paix et la guerre ! Un no man’s land mortifère ? Ou la mer de la Tranquillité ?
La cyber-guerre diffère de l’arme nucléaire dont la caractéristique principale est d’être des armes dont on parle pour surtout ne pas les employer, alors que les cybers sont des armes que l’on emploie mais dont – surtout – on parle le moins possible. Est-ce un avantage ou un inconvénient ; il est encore trop tôt pour le dire. Alors pour le moment que conclure ? Accroissement des crises et dangers ? Ou le contraire ? Les deux thèses peuvent se défendre. En éloignant physiquement la guerre, on la rend plus improbable mais en en diminuant le coût on la rend plus faisable. La cyber-guerre change fondamentalement l’ethos du guerrier tout simplement à cause de l’effet de distance.
Peut-on espérer, que les théoriciens de la chose militaire sauront inventer un Cyber-TNP. Pour autant le TNP n’a pu exister et fonctionner que et uniquement parce que les moyens de vérification (ce sont déjà les balbutiements de la cyber déterrence) existaient déjà. Eriger des lignes Maginot tellement vagues qu’elles ne servent pas à grand-chose amènera les sociétés ouvertes à se replier sur elles-mêmes, sur leurs peurs imbéciles et ignorantes. Le dilemme, est bien réel, car ne pas se protéger de la cyber war aboutirait à la démission, à la soumission. Ce dilemme de la cyber war favorise objectivement les sociétés fermées.
Pour autant les sociétés ouvertes parce que justement ouvertes ont toujours su trouver une résilience victorieuse !
Il est un dernier effet délétère et pourtant adamantin que j’ai gardé en guise de pré-conclusion. Rappelons-nous nos valeurs universelles d’humanisme et de tolérance. Elles sont notre raison d’être et notre force. L’incertitude fabrique la peur, la négation du vouloir vivre ensemble. En nucléaire, il y a quand même, qu’on le veuille ou non, une certaine rationalité. D’aucuns l’ont consacrée comme la rationalité de l’irrationalité. Pour autant l’absence de guerre à très grande échelle lui a conféré en quelque sorte une onction. Or en cyber-guerre, il ne peut y avoir – en tout cas dans un futur proche – de tels clignotants. Le débat faucons/colombes risque de se pérenniser, et d’enkyster nos sentiments et comportements les moins féconds, les plus tribaux ! Les plus nauséabonds !
Ce ne sera pas sans influence sur nos sociétés.
La cyber war est l’arme dont rêvent les leaders populistes et nationalistes !
Il y a quand même une bonne nouvelle. La bonne nouvelle c’est que la cyber-guerre est loin d’être inévitable. La mauvaise nouvelle c’est qu’il est loin d’être certain que cela n’arrive pas.
L’Europe, notre Europe, n’est pas en tête du peloton des Etats disposant d’une panoplie complète. Même si les choses évoluent. Ce n’est pas un hasard. Outre nos dissensions habituelles, cela correspond au fait que tout dans le concept de la cyber war, concept de conquête est profondément étranger à notre ethos, à notre ADN : l’Ethique à Nicomaque !
Mais la double menace, russe et chinoise, qui se dessine à nos frontières doit nous amener à réagir. Et à réagir vite.
La cyber-guerre c’est Janus bi-frons. L’on se rappellera utilement la délicieuse formule de Joseph Alsop le brillant columnist du New York Times parlant d’un président américain « qui a essayé de faire la guerre sans que le New York Times le remarque ! »
Volontairement je n’ai pas répondu à la question : la cyber-guerre aura-t-elle une influence positive ou négative sur les conflictualités et leur intensité. Laissons donc le mot ultime à Carl von Clausewitz : il utilise dans sa pensée si féconde plusieurs concepts pour décrire ce qu’il appelle la Verhaltnisse (l’ensemble des conditions d’une situation) afin de savoir si l’on peut Niederwerfen (abattre définitivement l’ennemi ou l’anéantir politiquement) ou simplement le Wehrlos machen (le désarmer). La cyber-guerre sera-t-elle une Vernichtungstrategie (stratégie d’anéantissement ou de renversement) ou simplement une Ermattungsstrategie (stratégie d’usure) ? Devant une situation incertaine, il aurait répondu fort sagement « Die Sache muss entscheiden » (La chose doit décider).
Enfin et bien sûr l’on confirmera qu’une fois de plus le fameux tryptique « Phobos, Kerdos, Doxa » de mon si cher Thucydide demeure une grille d’analyse parfaitement pertinente ! Maintes et maintes guerres furent déclenchées à cause du Thucydides’s trap. Rares furent les cas où l’empire de la raison l’emporta.
La cyber technologie saura-t-elle déjouer les pièges de sa logique implacable ? Faute de quoi rappelons-nous le poète anglais John Donne : « Therefore never send to know for whom the bell tolls; it tolls for thee ».
Léo Keller
Directeur du blog de géopolitique Blogazoi
Professeur à Kedge Business School