Au cours des manifestations anti-passe la violence envers les médias est devenue monnaie courante, comme elle l’a été pendant la crise des Gilets jaunes. Le rôle des réseaux sociaux n’est pas seulement de faciliter les rendez-vous. Ils créent une communauté d’esprit qui a besoin de boucs émissaires pour exister et qui s’exprime d’abord par les mots.
Les critiques envers les médias ne sont pas nouvelles. Depuis des décennies, on leur reproche d’être les porte-paroles des gouvernements ou des intérêts des capitalistes qui les possèdent. Parfois, à juste titre. Rappelons-nous l’époque où l’ORTF était censé, pour le président Pompidou, être la « voix de la France » ou celle où 40 % de la presse quotidienne était aux mains d’un seul homme, Robert Hersant, député de la majorité en place, à laquelle, il faisait ouvertement allégeance.
On n’en est plus là. Néanmoins, les craintes sont légitimes, notamment quand on voit comment une chaîne de télévision comme Cnews change de ligne éditoriale sous l’impulsion de son propriétaire. Qu’elles s’expriment par des pancartes, dans les manifestations, assimilant les médias à la propagande d’État n’en est qu’une conséquence visible relevant après tout de la liberté de penser. À puiser dans les archives, on retrouve des affiches du même genre pendant les événements de mai 1968 : Presse : ne pas avaler ou On vous intoxique.
À la violence des mots a succédé la violence physique.
Pendant la crise des Gilets jaunes, le siège de la radio France Bleu Isère est incendié, de même que des kiosques à journaux. Des journalistes sont pris à parti et doivent cacher le nom de leur chaîne sur leur micro. Lors des mouvements contre le passe sanitaire, une équipe de France 2 est pourchassée et molestée, deux vidéastes de l’AFP sont injuriés et reçoivent des crachats. Certains reporters racontent qu’ils n’ont jamais éprouvé une telle peur sur des théâtres de guerre. Plusieurs médias sont obligés d’adjoindre à leurs journalistes des gardes du corps pour les protéger. Aujourd’hui, c’est au tour des centres de vaccination contre la Covid ou de tests, incendiés ou recouverts d’inscriptions infâmes.
Les réseaux sociaux comme communauté d’esprit
Que peut faire un philosophe devant une telle situation, si ce n’est essayer de comprendre ce que les manifestants mettent sous le terme de propagande et ce qu’ils entendent par information. C’est pour remplir ce programme que j’ai écrit Médias : sortir de la haine ? avec un point d’interrogation, pour souligner que la réponse dépend de chacun de nous.
Moi qui depuis des années critique les médias, j’ai éprouvé la nécessité de défendre ceux que d’aucuns ont désigné comme les « nouveaux ennemis du peuple ».
Une question revient, lancinante : est-ce que les réseaux sociaux et, plus généralement, ce qu’on nomme le « numérique » sont responsables de cette montée de la violence ?
À cette question, on peut répondre d’emblée qu’ils ne la suscitent pas directement, mais qu’ils en créent les conditions en faisant circuler les rendez-vous pour les manifestations dans toute la France, à la vitesse grand v. Rappelons-nous comment le « gilet jaune » Éric Drouet a créé en octobre 2018 un événement Facebook « Tous ensemble le 17 novembre 2018 pour le blocage national face à la hausse du carburant ! » et comment, dans la foulée, ont été lancés de nombreux groupes Facebook de Gilets jaunes.
Si le rôle d’Internet dans les rassemblements physiques n’est plus à démontrer, il n’explique pas à lui seul comment se construit ce que j’appellerai une communauté d’esprit, qui sera au fondement des actions violentes.
Fondamental à cet égard a été le changement d’algorithme de Facebook, qui a favorisé les proches dans les groupes et les commentaires les plus populaires, négatifs ou positifs. Les « fake news » ont pu se répandre d’autant plus facilement qu’elles circulaient entre gens qui étaient d’accord. Ainsi, des messages ont fait croire que la police comptait se retourner contre le gouvernement et rejoindre les défilés du 17 novembre. On désigne Macron à la vindicte en diffusant une lettre prétendument signée de sa main, ordonnant à la police d’ouvrir le feu contre les manifestants.
Le mouvement anti-passe pointe à son tour cette responsabilité du chef de l’État dans la crise sanitaire. On peut se contenter d’y voir une raison politique quand il faut donner à cette imputation une signification bien plus profonde, de portée symbolique. Le président prend ici la place du bouc émissaire, dont le philosophe René Girard a bien montré le fonctionnement : « Pour que les persécuteurs soient tous animés de la même foi en la puissance maléfique de leur victime, il faut que celle-ci polarise effectivement tous les soupçons, tensions et représailles qui empoisonnaient ces rapports. Il faut que la communauté soit effectivement vidée de ces poisons. Il faut qu’elle se sente libérée, réconciliée avec elle-même1 ». Les appels à la démission, les incitations au meurtre du président, de même que la désignation des médias comme ennemis permettent à des manifestants, dont on a remarqué à la fois les provenances et les mobiles divers, de s’éprouver comme une communauté. La violence des paroles soude des individus isolés, comme l’atteste ce témoignage recueilli par Le Monde : « Merci de m’avoir intégré au groupe, je me sens un peu moins seul avec mes idées 2 ». À la racine de la révolte des Gilets jaunes, il y avait un sentiment de mépris ressenti par tous ces invisibles qui font fonctionner la société sans qu’on les remarque.
En ce sens, cette crise était celle du ressentiment d’une partie de la France oubliée par les médias.
L’un des aspects positifs de la crise sanitaire a été de leur donner une visibilité : aides-soignants, éboueurs, boulangers et bien d’autres professions ont reçu soudain un éclairage inhabituel.
La logique du carnaval
La remise en cause de la politique sanitaire constitue en quelque sorte un deuxième mouvement. Après ce ressentiment, la bataille contre la politique sanitaire témoigne d’un renversement des valeurs. Il ne s’agit plus seulement de s’en prendre à l’élite, il s’agit de contester sa légitimité. Comme je l’ai écrit ailleurs3, on retrouve dans ce mouvement un retournement carnavalesque, tel que l’a défini le théoricien de la littérature Mikhaïl Bakhtine : « On commence par renverser l’ordre hiérarchique et toutes les formes de peur qu’il entraîne : vénération, piété, étiquette, c’est-à-dire tout ce qui est dicté par l’inégalité des hommes ».
Le temps n’est plus au Nous existons aussi, il est au Nous savons mieux que vous.
La page Facebook Stop carnaval masqué. Stop dictature, qui a existé plusieurs mois avant que les antivax occupent le devant de la scène, traite les scientifiques de « croyants » et ceux qui les écoutent de « moutons ». Les gestes barrières, mesures de sécurité, notamment, le masque devenaient leur contraire : « Le masque est un sinistre attentat que perpètre contre vous l’État. » Un appel à manifester commençait par ces mots : « Nous croyons qu’il n’y a plus de terrorisme dans nos pays parce que ce sont les médias et les gouvernements qui répandent la terreur d’un faux virus pandémique avec des mesures liberticides sans fondements réels [sic] et sérieux. Le terrorisme est l’emploi de la terreur à des fins idéologiques, politiques ou religieuses, nous y sommes ». Ce renversement des valeurs, qui rend responsable l’État de la violence, est clairement annoncé dans le site qui recense et annonce les manifestations anti-passe, Coordination révolution covid :
« Ce site a été créé le 1er octobre 2020 de l’an 01 de la révolutioncov en réaction à la censure de plus en plus violente et hypocrite concernant ceux qui OSENT avoir un avis différent sur la médecine « du tout chimique » et la manière « indéfendable » et « irresponsable » dont les gouvernements traitent la crise du COVID. En effet, les mesures COVID créeront beaucoup de morts [sic] et de souffrance que le virus en lui-même. […] Cette crise COVID est la plus grande opportunité qui n’a jamais existé dans l’histoire de l’Humanité pour enfin libérer les peuples de la tyrannie des mondes de la finance. Ceci est au-dessus du combat « gauche-droite » car ils ont volé aux États le droit de créer la monnaie, corrompu les sciences, la médecine, la politique, les médias, l’éducation, l’alimentation, l’agriculture4 ».
Ce site, sous-titré « sans violence physique mais avec force psychique » illustre une volonté de remplacer les valeurs de la société actuelle par d’autres, qu’elles relèvent de savoirs, de l’éducation ou des médias. Cela peut-il s’accomplir sans violence ? La volonté affichée de faire une révolution et le traitement réservé à ceux qui représentent la liberté d’informer incitent à en douter.
Le monde comme selfie
Pourquoi les médias, qui ont fait une place très large aux arguments des anti-masques puis des antivax, en multipliant les micro-trottoirs donnant la parole à des gens représentatifs d’une minorité dans le pays, sont-ils mis en accusation ?
La première raison tient à la confusion entre le mensonge et l’erreur. Le soir de l’attentat du marché de Noël de Strasbourg, en 2018, le maire de la ville annonce trois morts. Les journalistes en annoncent deux. Le lendemain, ils parlent de trois. Il n’en faut pas plus pour qu’on accuse les médias : « Les médias, vous nous prenez pour des cons ! #complots » L’hypothèse d’une erreur n’est même pas envisagée. Si les chiffres bougent, c’est qu’une « puissance maléfique » nous ment pour une raison cachée. Dans le cas de la crise de la Covid, le prétexte donné par le gouvernement et repris par les médias que le masque ne servait à rien, alors qu’il s’agissait seulement de masquer que la France en manquait, a conforté la perte de confiance dans les énonciateurs politiques et médiatiques. Ce qui est grave, en l’occurrence, c’est que le mensonge ne fait pas l’objet d’un jugement au cas par cas, il s’étend comme une tâche d’huile sur toutes les affirmations des énonciateurs, même quand il disent la vérité, provoquant une présomption de manipulation qui verse dans le complotisme.
La deuxième raison de cette défiance est liée au développement des techniques numériques. Pendant longtemps notre regard sur le monde passait par des points de vue surplombants qui nous étaient proposés par les journalistes. Depuis l’extension des smartphones, l’image que nous avons de la réalité est d’abord celle que nous voyons d’où nous sommes et celle que nous recevons de nos contacts. Ce partage de la subjectivité est devenu si ordinaire qu’il finit par se confondre avec l’objectivité. Les Gilets jaunes ont souvent reproché aux médias de ne pas montrer la réalité telle qu’ils la voyaient comme si le point de vue inverse n’avait pas le droit d’exister. Ce subjectivisme lié à la viralité remplace l’information médiatique, conçue comme venant d’en haut et donne une importance démesurée au bouche-à-oreille.
Dans le monde numérique, la réalité se réduit de plus en plus à notre regard. Dans le meilleur des cas, c’est un regard sur le monde, dans le pire, c’est un regard comme centre du monde.
C’est la logique du selfie : ne retenir que nous et ce qui est derrière nous, ce qui nous sert de décor et le partager avec des gens avec qui nous sommes d’accord. Comme si, finalement, tout partait de notre corps. Faut-il s’étonner, dans ces conditions, que le vaccin soit considéré par les manifestations anti-passe comme une agression envers une forteresse ?
François Jost
Professeur émérite à la Sorbonne nouvelle en sciences de l’information et de la communication, sémiologue
Directeur de la revue Télévision (CNRS éditions)
Photo : NeydtStock/Shutterstock.com
- Le Bouc émissaire, L.G.F., Le livre de poche, 1982, p. 65. ↩
- Luc Bronner, « Qui sont les opposants au passe sanitaire ? », Le Monde, 6 août 2021. ↩
- https://aoc.media/analyse/2020/09/21/le-retournement-carnavalesque-de-la-haine-des-medias-a-lheure-du-coronavirus/ ↩
- https://www.coordinationrevolutioncov.com ↩