L’avènement de l’Union européenne comme « acteur régional et planétaire » affecte profondément le droit international du transport maritime tel qu’il fonctionnait depuis l’après-guerre dans le cadre de l’Organisation maritime internationale (OMI). L’adoption du paquet Ajustement à l’Objectif 55[1] et son volet maritime pour atteindre les objectifs du Pacte Vert bousculent une culture du consensus, un gentlemen’s agreement aussi technique que feutré qui élabore les normes de sécurité du transport international. Par l’accélération de ses politiques, l’Union européenne a mis en demeure d’évoluer une culture de la sédimentation réglementaire que légitimaient un patient travail d’amendement et une ingénierie séculaire forgée par les grandes conventions maritimes.
Le réchauffement climatique ne laisse cependant plus guère de temps pour agir. Pour mémoire, les émissions de gaz à effet de serre du secteur maritime représentaient 2,16 % des émissions globales en 2018 avec des perspectives de croissance soutenue. Il est difficile de les réduire en raison d’un contexte de concurrence internationale échappant à l’action territorialisée et coordonnée des Etats. En ce sens, le secteur maritime n’avait pas été inclus dans le champ de l’Accord de Paris.
La politique maritime de l’Union représente autant une percée qu’un pari dont il est permis de s’inspirer.
La lutte contre le réchauffement climatique passera-t-elle par le maintien du caractère unitaire du cadre international qui avait porté le développement des grandes conventions sur la sécurité maritime (SOLAS) et la protection du milieu marin (MARPOL) ou par une régionalisation des politiques ? La régionalisation des acteurs est-elle pour autant en mesure de propager de nouvelles actions ou conduira-t-elle à des fractures plus profondes ?
Par l’environnement, l’Union européenne s’est frayé une voie originale vers son affirmation maritime
Avant l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, la Communauté européenne suivait les évolutions du droit maritime par des mesures de transposition rappelant aux Etats de se conformer à leurs obligations internationales. Elle s’octroyait prudemment une compétence encore formelle sur les contrôles de l’Etat du pavillon et de l’Etat du port, instruments de la police du droit maritime centrés sur la sécurité qui n’introduisaient qu’à la marge des textes européens[2]. N’étant pas membre de l’OMI, la Commission européenne y jouit toutefois d’un statut d’observateur résultant d’un accord de coopération de 1974[3]. Elle « partage » une compétence -qu’elle revendique comme exclusive- à côté des Etats qui ont, en leur qualité de membre de l’Organisation, le droit de vote aux instances de celle-ci.
Avec le Traité de Lisbonne, les articles 11, 191, 192 et 193 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) approfondiront sensiblement la portée des politiques de l’Union européenne en matière maritime. L’environnement est devenu une compétence européenne renforcée depuis le Conseil européen de Paris de 1972 (ayant affirmé la nécessité d’une politique communautaire environnementale) et l’Acte unique[4]. L’amendement de l’article 191 du TFUE introduisant « la promotion, sur le plan international de mesures destinées à faire face aux problèmes régionaux ou planétaires de l’environnement, et en particulier la lutte contre le réchauffement climatique » a juridiquement ouvert le champ de l’action internationale. L’acquisition de la personnalité juridique de l’Union ne s’est certes pas traduite par davantage de droits à l’OMI, et le partage officiel de la représentation est toujours disputé[5] mais la compétence acquise sera plus affirmée et ambitieuse avec la procédure de codécision incluant le Parlement européen[6].
Les prérogatives européennes se sont ainsi étendues en conférant par exemple à certaines recommandations du droit international (guidelines de l’OMI) un caractère contraignant[7], en accélérant la mise en œuvre de conventions qui peinaient à entrer en vigueur[8], en relevant le niveau des normes environnementales[9].
A l’OMI, la Commission exerce un pouvoir toujours plus étroit de coordination des 27 Etats membres, prépare les documents d’information et des soumissions avec le soutien des Etats en mobilisant une puissance de travail incontestée dans les groupes de travail de l’Organisation qui reconnaît pleinement la légitimité de son expertise technique.
Si l’environnement est une préoccupation ancienne de l’Organisation, qui fête les 50 ans de MARPOL (Convention internationale relative à la pollution des navires), le prestigieux comité de la sécurité maritime (MSC) a longtemps prévalu sur le comité de protection de l’environnement marin (MEPC). Avec le réchauffement climatique, le MEPC a concentré toute l’attention en important aussi les oppositions déjà exprimées dans le domaine de la diplomatie climatique. Les Etats du Sud opposent aux mesures globales le principe de responsabilité commune et différenciée qui avait été formulé à Kyoto, a fortiori dans un secteur contrôlé par les économies occidentales. Le rythme d’adoption circonstancié et rapide de textes qui avait prévalu au fil des catastrophes écologiques (MARPOL I à V) s’est en ce sens distendu lorsqu’il s’est agi d’objectifs de long-terme aux conséquences moins perceptibles. La stratégie initiale de décarbonation du transport de 2018 ne se traduisait que dans des objectifs éloignés de l’Accord de Paris et des mesures de court terme encore très discutées sur les indices d’efficacité énergétique des navires[10].
Les questions rencontrées au niveau de l’OMI ont ainsi enhardi l’Union européenne dans des décisions sans précédent pour le secteur maritime, mais pouvait-elle, au voisinage de la mer, penser sa politique sans quelque grandeur ?
La percée politique du Pacte vert et de l’ajustement à l’objectif 55 rebat les cartes du transport maritime
L’Union a pris une orientation résolument pionnière avec le paquet « Fit for 55 ». L’accélération des objectifs avait déjà ébranlé les observateurs, sa mise en œuvre aura d’autres conséquences d’ampleur pour le transport maritime avec l’adoption de la directive 2023/959/UE (système d’échange des quotas d’émissions maritime- SEQE) et la réglementation carburant maritime (imposant une réduction de l’intensité en énergie fossile des carburants maritime d’ici 2050) en passe d’être promulguée.
- La portée extraterritoriale des législations constitue l’élément le plus audacieux du dispositif. Le SEQE européen comme le règlement technique sur les carburants s’appliqueront à tous les navires, quels que soient leurs pavillons, et se calculeront en prenant en compte 50 % des distances parcourues depuis les ports d’origine y compris hors des eaux européennes – ce qui a provoqué une réaction vive d’Etats asiatiques estimant ces mesures incompatibles avec la territorialité du droit de la mer. L’Union européenne a cette fois bravé les menaces de contremesures administratives ou commerciales et les risques de contournement.
- L’intégration du régime énergétique du transport maritime à une économie continentale : les permis d’émission s’échangeront avec les industries énergétiques et électro-intensives et les compagnies d’aviation, les nouvelles normes pour les carburants renouvelables conduiront les armateurs à prendre en compte la chaîne de valeur amont (« du puits au réservoir» pour bénéficier des facteurs d’émission les plus favorables) et concurrencer les autres opérateurs sur les approvisionnements énergétiques. La transition énergétique met fin à la segmentation physique des marchés des carburants tels que distillés par les vapocraqueurs (fuels lourds maritimes, essences distillées pour automobile et kérosène aérien).
- Des obligations nouvelles de transparence et de publicité : les données des émissions des moteurs des navires ainsi que les volumes transportés accessibles sur les bases de données de la Commission (Règlement 2015/757 UE) , les nouvelles dispositions relatives à la lutte contre l’écoblanchiment, la directive sur la responsabilité des entreprises, la taxonomie ou l’information CO2 (déjà en vigueur au niveau national) imposeront une obligation étendue d’information au secteur maritime qui avançait régulièrement la sensibilité et la confidentialité des données relatives aux activités de transport.
L’Union européenne bouscule les cadres d’un secteur jusque-là peu intégré, soumis à une concurrence échappant aux règles territoriales.
Il se peut que la directive sur la taxation énergétique peine à avancer sur les carburants marins (les dérogations et exemptions actuellement discutées en témoignent), mais la politique adoptée « arrime » le secteur maritime à une territorialité neuve avec une portée considérable (tenant compte des flux maritimes mondiaux et du nombre de navires qui escalent en Europe, estimé à plus de 42 % du trafic mondial). Enfin, la nécessité de renforcer un système de contrôle des normes environnementales à fort enjeux financiers, conduit l’Union à armer son Agence européenne de sécurité maritime (EMSA) tout en donnant une orientation marquée au contrôle de l’Etat du port[11] qui relevait jusque-là du droit international, des directives de l’OMI et des accords intergouvernementaux[12].
Les normes européennes posent les véritables questions sur la cohérence et la systématicité que nécessitent des actions de lutte contre le réchauffement climatique. Ces percées sont aussi un immense pari.
L’Accélération de la lutte contre le réchauffement climatique préviendra-t-elle les fractures du cadre international ?
L’Union européenne sera-t-elle en mesure d’internationaliser ses ambitions sans menacer l’unité du cadre international ? Puissance normative préférant diffuser ses cadres réglementaires selon Zaki Laïdi[13], peut-elle pour autant exporter l’économie de son modèle ? Les réponses développées par d’autres pays ou régions ne prolongent pas encore le système européen : le Royaume-Uni envisage un SEQE limité au cabotage et au mouillage dans ses eaux nationales sans viser le transport international comme le fait l’Europe (y compris sur son trafic maritime avec l’Union), un projet américain ambitieux ne semble pas encore se frayer un chemin au Congrès[14]. L’OMI peut-elle répondre aux attentes européennes ? Forte de son expérience incontestée en matière de sécurité maritime, les négociations climatiques restent chose nouvelle : la stratégie initiale de décarbonation adoptée en 2018 présentait des tournures aussi peu contraignantes qu’imprécises. L’adoption de mesures complètes pour décarboner le transport maritime requiert toutefois un soutien politique fort et unanime pour éviter tout blocage. Lors du MEPC 80, l’OMI l’a évité en adoptant une stratégie de décarbonation révisée non sans circonvolutions (« by or around, i.e. close to 2050 ») avec de nouveaux délais (lancement d’une étude d’impact exhaustive des mesures économiques). L’accouchement de la stratégie révisée s’est fait au prix des déceptions des Etats insulaires du Pacifique dont la subsistance dépend clairement de la limitation des émissions pour contenir le réchauffement à + 1,5°C. Il est clair que les mesures instaurées par l’UE sont irréversibles (et consolidées par un principe de non-régression du droit environnemental[15]). La révision du volet maritime du SEQE ne se fera qu’à l’aune des progrès de l’OMI (deuxième révision de sa stratégie en 2028) et la Commission n’exclut pas, en cas de blocage, une extension des distances prises en compte dans le périmètre de ses législations (au-delà de 50% des distances parcourues entre ports européens et non-européens). Si l’OMI parvient à adopter de nouveaux outils économiques de moindre ambition qu’un SEQE global (la contribution générale sur les carburants qui a cependant suscité un rejet sans équivoque d’Etats comme le Brésil et l’Argentine), ces derniers s’ajouteront aux règles européennes en générant interfaces et nouvelles charges administratives (double prélèvement des opérateurs). Le Panaméen Arsenio Dominguez, prochain Secrétaire général en 2024 s’est dit prêt à sortir des chemins battus : conjurera-t-il les risques de perdre le leadership de l’OMI ?
Au moment où commence un nouveau cycle de négociations pour adopter des mesures économiques susceptibles de réduire les émissions de gaz à effet de serre, le contexte de travail est soumis à de fortes tensions entre des ambitions élevées (Union européenne, Norvège, Etats insulaires du Pacifique) et des exigences d’équité.
Il est difficile de voir clairement comment de nouvelles ressources financières tirées du transport pourraient soutenir les pays les moins avancés qui ne sont pas les puissances maritimes. L’Amérique du Sud et l’Afrique qui seraient en droit de revendiquer des fonds les affecteraient principalement à d’autres secteurs que les flottes sous pavillon contrôlées par des Etats développés. L’OMI devrait aussi développer des règles dont la mise en œuvre dépasse clairement le secteur maritime (l’évaluation des « cycles de vie » des carburants, la certification de leur provenance, la logistique terrestre qui les mène du puits au réservoir) : toutes choses que le système juridique européen peut mettre en place à son échelle. Le SEQE maritime européen comme les autres dispositifs financeront en partie la transformation des flottes européennes mais les budgets considérables (plus de 7,8 Md€/an[16]) seront affectés à l’échelle européenne. Si les Etats-Unis emboîtaient le pas, on pourrait légitimement anticiper une réduction mécanique des ressources disponibles pour alimenter les outils économiques d’une lutte mondiale contre le réchauffement climatique. Les prélèvements imposés par les outils régionaux auront un effet d’éviction au détriment d’outils économiques internationaux portés par l’OMI.
Reste enfin l’immensité du pari technique qui consiste à mettre en œuvre massivement et sans précédent comparable, un système complexe de règles. La multiplicité des outils de calcul (il suffit de lire les annexes du projet de directive sur les énergies renouvelables) inspirera questionnements et malentendus sans omettre les risques de contournement ou de fraude. Etant donné les enjeux financiers et la nécessaire prévention des fuites, la cohérence du système de contrôle au niveau européen et la fiabilité de l’information fournie sur le marché seront décisives pour constituer des outils efficaces et conduire à une réelle diminution des émissions de gaz à effet de serre. En ce sens, la comptabilité carbone et sa certification deviendront à très court terme des déterminants aussi importants que la comptabilité financière.
L’Union européenne est en ce sens également attendue sur son bilan dès 2030 : l’ardente obligation de résultat décidera aussi de sa capacité à engager d’autres institutions sur la voie qu’elle vient de dessiner.
Le morcellement du cadre international se dessine au moment où la recherche de solutions multilatérales reste pourtant indispensable sur des questions de sécurité globale (alimentaire, sanitaire mais aussi environnementale et climatique). Le cadre de l’OMI est fragilisé par des lignes de fracture qui lui sont pour partie étrangères. Il semble que cette évolution soit déjà actée par l’Europe qui met en place des dynamiques qui conduisent peu à peu à la fin d’une exception maritime. Le pari est aussi ambitieux que risqué : le temps qui reste pour atteindre les premiers objectifs 2030 est déjà entamé. L’efficacité de l’option européenne conditionnera l’évolution du transport maritime mondial en ayant préempté des réponses qui ne peuvent plus attendre. Jamais son affirmation n’aura autant mis en jeu sa cohérence interne que celle du cadre multilatéral qui a dessiné le transport maritime depuis l’après-guerre.
Adam Kapella
Directeur des Affaires institutionnelles Bureau Veritas Marine & Offshore
Ancien élève de l’ENA-Promotion Marie Curie
[1] Communément appelé « Fit for 55 » pour désigner un objectif de réduction des émissions nettes de gaz à effet de serre d’au moins 55% d’ici 2030 comparé aux niveaux d’émissions de 1990.
[2]Par exemple, les certificats d’assurance en vertu de la directive 2009/20/EC sur les garanties financières en responsabilité demandée aux navires entrant dans les eaux portuaires européennes
[3] Résolution 3208 (XXIX) du 11 octobre 1974
[4] L’Acte unique européen de 1987 a introduit un nouveau titre consacré à l’environnement, qui constitue la première base juridique d’une politique environnementale commune visant à préserver la qualité de l’environnement, à protéger la santé humaine et à assurer une utilisation rationnelle des ressources naturelles.
[5] Voir l’affaire C-161/20 du 5 avril 2022 et la décision de la Cour de Justice dans l’affaire opposant les Etats membres et la Commission.
[6] « Statuant conformément à la procédure législative ordinaire », conformément à l’article 192 TFUE
[7] Les recommandations sur le système harmonisé des procédures de certification sont devenues obligatoires au niveau européen.
[8] La Convention de Hong-Kong de 2009 sur le démantèlement des navires a été transposée avec l’adoption du règlement 1257/2013 sur le recyclage des navires alors que son entrée en vigueur internationale vient seulement d’être acquise à l’OMI (avec application à partir de juin 2025).
[9] La directive 2012/33/UE a imposé une mise en œuvre plus ambitieuse du règlement 14 de l’annexe VI de la convention MARPOL sur les pollutions atmosphériques.
[10] MARPOL, annexe VI et règles du chapitre IV sur les indices d’efficacité énergétique et l’intensité carbone des navires.
[11] Amendement de la directive 2009/16/EC commandée par l’adoption du règlement sur les carburants maritimes
[12] Le Mémorandum de Paris de 1982 régit le régime et les critères du contrôle de l’Etat du port.
[13] La norme sans la force : l’énigme de la puissance européenne
[14] Clean Shipping Act 2023
[15] Résolution du 29 septembre 2011 du Parlement européen sur l’élaboration d’une position commune de l’Union dans la perspective de la Conférence des Nations unies sur le développement durable.
[16] Sur une estimation de 100€/t de GES qui correspond au montant des sanctions prévues.