À ceux qui prétendent commander, Confucius formulait un avertissement plein de sagesse : être « bienfaisant sans grande dépense », imposer des « tâches sans soulever de plaintes », poursuivre son but « sans être avide », être « digne sans être fier » et « majestueux sans être féroce ». Mais ces qualités suffisent-elles ? Avoir une haute idée de sa mission et résister aux tentations de l’hubris sont d’un faible secours sans la vision, ce que Swift appelle, dans le Voyage de Gulliver, « l’art de voir les choses invisibles », de détecter les signes qui annoncent les temps nouveaux. Après l’explosion de Mai 1968 qui a jeté les étudiants dans la rue, bloqué les usines puis semé le désarroi dans l’opinion, après l’échec du référendum gaulliste d’avril 1969, après le choc pétrolier de l’automne 1973 qui déstabilise l’économie mondiale, Giscard d’Estaing sait que s’ouvre une période de profondes mutations, interdisant le retour pur et simple aux choix antérieurs. Dans le monde incertain qui succède aux « Trente Glorieuses », deux orientations s’imposent à ses yeux : l’aspiration de la société à des libertés nouvelles, une croissance plus respectueuse de l’environnement et des ressources de la planète.
L’aspiration de la société à des libertés nouvelles
Au printemps 1974, après un exercice austère et vertical du pouvoir, Giscard d’Estaing est bien décidé à déployer les voiles pour capter l’élan qui monte du pays à bas bruit. Il choisit d’agir sans attendre sur quelques vecteurs stratégiques, capables de faire sauter les blocages. En même temps, son obsession est que cette modernisation s’accomplisse sans diviser les Français trop prompts à s’opposer exagérément. Dans son dernier meeting, il précise que l’opinion désire « non pas tout renverser, non pas compromettre quinze ans d’efforts, mais aller plus loin et plus vite dans la voie de la justice sociale ».
Fidèle à son slogan de campagne « le changement sans le risque », ses vastes réformes n’ont d’ailleurs soulevé aucune des vagues comparables à celles qu’ont connues ses successeurs. Mieux encore, quelques-unes ont abouti avec le soutien des partis d’opposition, lui faisant caresser un court moment l’espoir de gouverner « avec deux Français sur trois ».
En faveur de la condition des femmes, l’acte le plus symbolique est la légalisation, sous conditions, de l’interruption volontaire de grossesse, consacrée par la loi Veil qui doit plus au Président qu’à la ministre de la Santé, ce que l’intéressée reconnaissait volontiers. En 1975, comme quatre ans plus tard lors de sa prorogation, le vote n’est acquis que grâce à l’apport indispensable des voix de gauche, montrant ainsi que Giscard savait s’affranchir des pesanteurs conservatrices. Bien d’autres réformes impacteront plus fortement la vie quotidienne des femmes. C’est le cas de la contraception, destinée à limiter le nombre d’avortements, toujours traumatisants (loi du 4 décembre 1974), du divorce par consentement mutuel ou pour rupture de la vie commune (loi du 11 juillet 1975) ou encore de la création de l’allocation de parent isolé (loi du 7 juillet 1976), qui profitent avant tout aux femmes. Le plan présenté en 1976 par Françoise Giroud (« 100 mesures pour les femmes ») vise d’une manière générale à favoriser leur insertion professionnelle, leur éducation et leur santé.
À destination de la jeunesse, l’abaissement de la majorité civile et électorale à dix-huit ans est la première loi votée par le Parlement, le 5 juillet 1974, six semaines après l’entrée en fonction du Gouvernement. Proposée par la gauche, promise mais jamais réalisée par une partie de la droite gaulliste, la mesure comble le retard pris par la France sur les grandes démocraties. Pourtant, elle desservait l’intérêt électoral de Giscard qui n’ignorait pas que s’ils avaient pu voter en 1974, les 18-21 ans l’auraient fait à 59 % en faveur de F. Mitterrand. Mais pour le Président, la seule question était, non pas de savoir à qui profiterait la réforme mais si elle était utile au pays.
La consolidation de l’État de droit s’inscrit délibérément dans la vision d’une société apaisée dans laquelle le débat démocratique l’emporterait sur l’affrontement dans la rue.Elle implique également une reconnaissance du rôle de l’opposition, face aux abus éventuels d’une majorité dominatrice.
Après la mise en place des questions au Gouvernement, le projet conçu par Giscard est ambitieux : accorder à la minorité parlementaire le droit de recourir au Conseil constitutionnel et à ce dernier la faculté de se saisir lui-même en cas d’atteinte à une liberté publique. Mais l’hostilité de la gauche et d’une grande partie de l’UDR l’oblige à un compromis : seule, la saisine du Conseil par 60 députés ou 60 sénateurs est retenue. Adoptée par le Congrès, malgré le vote hostile des socialistes et des communistes, la révision constitutionnelle de 1974 fait passer le CC du rôle de strict régulateur des compétences voulu par de Gaulle à celui de garant de nos libertés publiques. Qui s’en plaint un demi-siècle plus tard ?
Quant au libéralisme administratif prôné par Giscard et un peu oublié aujourd’hui, il se traduit par plus de responsabilité et de droits. Comme il l’écrivait dans Démocratie française, nous disposons d’une « administration compétente et intègre ». Mais (…) rien ne va tout à fait dans ses rapports avec l’administré : lenteurs, paperasse, incompréhension, anonymat, bureaucratie ». Son action réformatrice, destinée à rompre avec la culture du secret, se déploie tous azimuts : protéger le citoyen contre l’intrusion de l’informatique (loi informatique et libertés du 6 janvier 1978), faciliter son accès aux documents administratifs (loi du 17 juillet 1978) et aux archives publiques (loi du 3 janvier 1979), imposer à la puissance publique l’obligation de motiver ses décisions individuelles défavorables (loi du 11 juillet 1979), permettre au Conseil d’Etat de prononcer des astreintes à l’encontre des collectivités refusant d’exécuter des décisions juridictionnelles. Enfin, le Président fait disparaître un vieil ilôt de résistance, le statut dérogatoire de Paris dicté par la peur des émeutes populaires. En dépit des réserves de Jacques Chirac, il permet aux Parisiens de choisir leur maire, en dotant la capitale d’un régime proche de celui des communes par la loi du 31 décembre 1975.
Dans deux domaines cependant, la modernisation souhaitée par le Président n’est pas allée aussi loin qu’il le souhaitait. En matière de liberté d’expression et de pluralisme, il a conscience qu’il faut passer comme il l’écrit d’une « société de répression à une société de responsabilité ».
Ses premières mesures sont ainsi la suppression des écoutes téléphoniques illégales, l’abolition de la censure politique sur le cinéma, l’abandon des poursuites pour offense au chef de l’Etat, ce qui n’est pas rien. Le démembrement de l’ORTF dès 1974 laisse place à trois chaines de télévision et émancipe les sociétés de production et de diffusion de l’État. Mais il n’ira pas jusqu’à autoriser les radios libres, se contentant de favoriser des expérimentations au sein du service public. Quant au projet de décentralisation, préparé par le rapport Guichard et par une vaste consultation des maires, qui devait couronner l’édifice administratif nouveau, il est adopté par le Sénat le 22 avril 1980 à une large majorité, près d’un an et demi après l’ouverture de la discussion. À tort ou à raison, le chef de l’État estima alors que la proximité de l’élection présidentielle ne permettait plus un débat serein et renonça à son inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. Occasion manquée certes mais reprise peu après par la loi Defferre.
Une croissance plus respectueuse de l’environnement
Si personne n’imagine, en 1974, que le pays entre dans une longue période de chômage, Giscard sait cependant que la mutation économique est irréversible. Rejetant les conclusions du Club de Rome, publiées deux ans avant, il plaide alors pour une « nouvelle croissance » qui sera « plus équitable », « mieux déployée », « plus économe et plus douce ». Un premier pas vers la transition écologique, en somme. L’existence de besoins non satisfaits comme le maintien de l’emploi imposent une activité économique encore forte mais régénérée. Acquise auparavant à un coût environnemental élevé, elle devra être désormais plus attentive à la santé des populations et aux ressources limitées de la planète.
Les initiatives prises en ce sens prennent d’abord la forme d’un coup d’arrêt aux opérations d’aménagement démesurées, conçues par ses prédécesseurs : plan routier de 1964-1965 prévoyant la réalisation de huit voies à grand gabarit qui aurait éventré la capitale, démolition de la gare d’Orsay et de la Cité fleurie. Le programme immobilier Italie 13 comme celui des Halles est revu à la baisse, à la surenchère démographique des planificateurs prévoyant pour 2000 une population de 14 à 16 millions d’habitants dans la région parisienne est substituée une hypothèse plus sobre et plus réaliste de 11 millions. L’urgence conduit également à prendre des mesures conjoncturelles pour diminuer la consommation de pétrole (limitation de la vitesse sur les routes, incitations à l’isolation des logements), préalables à une politique énergétique de grande ampleur qu’on ne peut évoquer ici.
Maintes fois promise mais toujours reportée, une grande loi sur la protection de la nature est mise en chantier. Elle dote les pouvoirs publics d’un outil d’évaluation, l’étude d’impact, inspirée du droit américain et crée le concept d’espèce protégée.
Quant au régime des installations classées, fondé sur des textes épars et anciens, il fait l’objet d’une refonte complète. Cet ensemble législatif (lois du 10 et du 19 juillet 1976) qui structure encore notre droit de l’environnement est qualifié de « révolution verte » par le milieu associatif. Quant à la protection du littoral, en partie défiguré par une urbanisation anarchique, elle fait l’objet, en 1975, de la création du Conservatoire, chargé d’acquérir les espaces les plus menacés et d’une directive d’aménagement publiée en 1979, préfigurant la loi qui sera adoptée quelques années plus tard.
Enfin, Valéry Giscard d’Estaing tente d’imprimer sa marque en matière d’aménagement et d’urbanisme. Critique à l’égard des grands ensembles, il pose les premiers jalons d’une politique de réhabilitation de ces quartiers excentrés. À la métropolisation, il oppose une conception plus humaine de la ville et un aménagement plus équilibré du territoire. Ainsi, la loi du 3 janvier 1977 reconnaît que la création architecturale, la qualité et l’insertion des constructions sont d’ « intérêt public », étend le rôle des architectes et réorganise leur profession. Parallèlement, le sous-équipement du pays fait l’objet d’un plan de rattrapage exceptionnel : en un mandat, sont installées 12 millions de lignes téléphoniques et construits 5 000 kilomètres d’autoroutes. Ce maillage prend également appui sur les villes moyennes, capables de constituer des pôles attractifs et d’éviter ainsi la concentration excessive dans les métropoles (au total, 78 bénéficieront d’un contrat passé avec l’Etat).
La mise en musique de ces actions supposait du temps et une structure ministérielle forte, capable de faire la synthèse entre patrimoine et environnement que souhaitait Giscard. Ses choix initiaux ont été malheureusement peu convaincants : quatre départements ministériels, à géométrie variable, en quatre ans ! Ce n’est qu’en 1978 qu’est créé enfin un vaste ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, renforcé par deux secrétariats d’État. Mais ce dispositif a eu une durée de vie trop brève pour insuffler la culture administrative souhaitée par ce Président réformateur. Quoi qu’il en soit, son septennat illustre ce que Bernanos disait : « on n’attend pas l’avenir comme on attend un train ». On le prépare avec les forces nouvelles, non avec les survivances d’un passé révolu.
Pierre Albertini
Professeur émérite à l’université de Rouen, membre honoraire du Parlement
Illustration : spatuletail/Shutterstock.com