« Cette mission devra en particulier traiter des questions suivantes : la simplification de l’organisation territoriale en vue de réduire le nombre de strates décentralisées aujourd’hui trop nombreuses et de mieux les articuler entre elles. (…) » Ainsi était fixé le premier objectif de la mission confiée par le Président de la République à Eric Wœrth, dans la lettre du 3 novembre 2023.
À cette injonction jupitérienne, les auteurs du rapport Décentralisation : Le temps de la confiance, publié le 30 mai, répondent : « Au rang des idées reçues se trouve la sempiternelle suppression d’une strate (…) ». Diable, quelle audace ! certes immédiatement tempérée par l’affirmation fausse selon laquelle « Aujourd’hui, tous ceux qui prônent une suppression de strates se gardent bien de préciser laquelle serait « en trop ». », alors qu’ils étaient en possession de propositions concrètes allant dans le sens d’une réelle simplification du système local… Pourquoi donc a-t-il fallu que l’on écarte du pied toute remise en cause de l’empilement des « strates » dont, depuis des dizaines d’années, tous les rapports et études rendus publics ont démontré les effets nocifs ? La même affirmation non démontrée, vient conclure l’autre rapport complétant le précédent : Coûts des normes et de l’enchevêtrement des compétences entre l’État et les collectivités : évaluation, constats et propositions. Bien que ce dernier texte comporte une abondance d’informations nouvelles et pertinentes, on s’étonne d’y lire in fine : « À rebours d’une caricature facile, nos quatre échelons territoriaux, hérités de notre histoire, nos communes, nos intercommunalités, nos départements et nos régions ne sont pas de trop pour administrer le territoire national et seconder l’État dans la mise en œuvre des politiques publiques. » Une « caricature facile » ! On n’imagine pas que cette pique soit adressée au Président de la République en réponse à son attente impatiente…
Or, à l’heure où les enjeux financiers sont considérés comme primordiaux, bien avant la désagrégation lente et permanente de notre société, la louable tentation de chiffrage du coût de cet enchevêtrement des niveaux de collectivités et de compétences nous apprend que 7,5 milliards d’euros y seraient consacrés annuellement.
Quelle somme ! dont il est difficile de se faire une idée concrète, sauf si on la compare à un montant identique : celui de la réduction d’impôts locaux dont bénéficient les entreprises chaque année, depuis la réforme de la taxe professionnelle en 2010. L’une serait-elle significative et pas l’autre ? Toujours est-il que le temps perdu par des milliers de fonctionnaires et d’élus à s’échanger des fonds publics par la grâce des « financements croisés », est une réalité, certes ancienne, mais sans cesse accrue. Déjà, dans les années ‘80, l’association des villes moyennes d’alors avait démontré que, pour une demi-douzaine de ses communes membres d’environ 60 000 habitants chacune, le bilan de la totalité des subventions reçues et versées par elles aux autres niveaux de collectivités et à l’État, aboutissait en quelques années… à une somme nulle. Autrement dit, elles donnaient autant qu’elles recevaient ; le système tournait à vide. La présente actualisation du phénomène ne fait donc qu’en confirmer la nocivité. Quiconque a été contraint de vivre les insipides réunions de « coordination » de la politique de la ville, ainsi que le « montage » des dossiers afférents, n’est pas non plus surpris de découvrir que cela coûte bon an mal an, 109 millions d’euros à l’ensemble des « partenaires » publics.
Mais le fait le plus caractéristique de ces deux rapports tient à l’obstination qui veut que le seul remède aux maux si pertinemment décrits, consisterait à mieux répartir les compétences publiques à exercer. Le rapport « Ravignon » privilégie ce choix par rapport à la suppression d’une « strate » de collectivités car « la mission considère plus pertinent de se concentrer sur la clarification des responsabilités et des compétences qui serait de nature à réduire des coûts que la mission a évalués à 7,4 milliards d’euros cumulés au moins pour les collectivités et l’État. »… ce qui ne lui interdit pas de préconiser quand même que « Le mouvement de regroupement volontaire au sein du bloc communal gagnerait à être encouragé de nouveau. »
Dès lors qu’on aborde la question sous cet angle, cela suppose que l’on qualifie d’abord sans erreur ce qu’est une compétence publique et, qu’ensuite, on puisse tout aussi infailliblement l’attribuer à un type particulier de personne publique, européenne, nationale ou locale. L’expérience montre à l’envi que la démarche est intellectuellement impossible à réaliser et, d’ailleurs, elle n’a jamais été réussie malgré tous les efforts déployés dans ce but ; tout dépend des circonstances de temps et de lieu. Il n’est qu’à prendre l’exemple de la répartition des compétences en matière d’éducation, telle que posée dans la loi de 1983, pour constater qu’alors que l’État était chargé de l’enseignement supérieur, il n’eut de cesse d’obtenir des collectivités – pourtant « incompétentes » selon cette loi – des concours financiers importants, voire de les charger de la maîtrise d’ouvrage de la construction de certains bâtiments universitaires, parfois même construits sur des terrains communaux « donnés » à cet effet. On pourrait citer maints autres cas, depuis le financement des lignes de TGV, jusqu’à la banale participation aux frais de fonctionnement de commissariats de police ou de tribunaux…
Bref, la méthode de « répartition des compétences » est privée de base scientifique fiable.
Il n’existe que deux manières pour déterminer qui doit faire quoi : soit par la loi nationale de manière autoritaire, soit en laissant aux collectivités territoriales, détentrices d’un réel pouvoir local, le soin de choisir ce dont elles vont s’occuper, grâce au « principe de compétence générale »… et non, pas comme les rapporteurs s’obstinent à l’écrire, du « principe général de compétence ».
Le recours répété à cette illusoire répartition des compétences ne serait-il pas en fait qu’une idée reçue ?
Selon nos principes essentiels, la loi ne devrait intervenir que pour interdire, dans ce domaine, comme dans les autres. C’est ainsi que personne ne trouve rien à redire qu’il soit interdit aux collectivités territoriales de se doter de systèmes d’artillerie antiaérienne ! De même qu’on n’imagine pas l’État en train de faire creuser les tombes dans les cimetières. Jusque-là c’est simple et évident. Tout se complique lorsque, comme on ne cesse de le faire depuis des années, ainsi que les rédacteurs des deux rapports l’ont justement dénoncé, à savoir que la loi et surtout le règlement, ne régissent par un luxe inutile de détails, la moindre action publique locale. Et c’est là que le bât blesse. Plus l’organisation territoriale est complexe, plus cette tentation est grande renforcée qu’elle est par l’illusion d’une soi-disant capacité de l’État à mieux savoir que les collectivités ce qui est bien et bon pour la population. Doit-on rappeler que la manière dont celui-ci gère certaines de ses plus évidentes compétences ne plaide pas en faveur de son efficience ? Justice, police, éducation nationale, santé publique…
D’ailleurs, le sondage exploité dans le rapport « Ravignon », nous apprend que si 60 à 70 % des Français font confiance aux collectivités pour gérer l’argent public, ils ne sont qu’à peine un tiers à penser la même chose de l’État.
Au surplus et contrairement à l’affirmation réitérée dans le même document, le déficit public français n’est pas dû aux dépenses locales puisque les budgets locaux sont obligatoirement équilibrés et c’est même grâce à cela que la France a pu satisfaire les critères imposés pour « entrer » dans l’euro, alors que le seul budget national était déjà amplement déficitaire. C’est sans surprise qu’on lit ainsi dans le même rapport que « La participation des collectivités à l’effort d’assainissement budgétaire national est nécessaire, mais doit être juste et adaptée à leur responsabilité. »
Puisqu’il s’agirait de rétablir la confiance, ne devrait-on pas tabler plutôt sur une simplification majeure du système dans lequel chaque niveau d’intervention publique – deux localement en plus des niveaux européen et national — serait largement et suffisamment occupé à gérer ses propres affaires ? Et l’État n’a-t-il rien de plus important à faire alors que « depuis 2009, on recense 4 416 normes nationales (lois et règlements) entrées en vigueur concernant les collectivités, soit 294 textes en moyenne par an (…) » ?
D’un point de vue plus général, comment ne pas être surpris de lire dans le même rapport qu’ « En réalité, les collectivités territoriales font partie de l’État, de cette vaste « puissance publique » (…) » ; affirmation heureusement contredite quelques dizaines de pages plus loin par le rappel selon lequel « Les collectivités territoriales appartiennent, aux côtés de l’État, à la même République unitaire et décentralisée. ». Ouf ! La République et sa Constitution sont sauvées !
Au moment où ces deux rapports étaient publiés, sans que leurs auteurs envisagent aucune reconnaissance, voire renforcement, du pouvoir et du rôle des citoyens, le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe plaidait[1] en faveur de processus délibératifs pour restaurer la confiance dans les institutions démocratiques, comme ils ont été mis en œuvre à Mostar (Bosnie-Herzégovine) selon les modalités suivantes :
« Le processus de délibération se compose de quatre grandes phases : sélection des citoyens, apprentissage et renforcement des capacités, consultation et délibération. Au cours de chaque phase, une participation complète des différentes parties prenantes est assurée, allant du grand public aux groupes d’intérêt, aux ONG et aux partis politiques locaux. Il en résulte une opinion publique plus complète et mieux informée et, sans doute, de meilleures décisions. En fin de compte, cela conduit à une confiance accrue envers les autorités locales. »
Préconisées depuis 2009 dans le protocole additionnel à la Charte européenne de l’autonomie locale sur le droit de participer aux affaires des collectivités locales, ces mesures restent, au mieux, négligées, au pire, ignorées, de nos « responsables » nationaux. L’ambiguïté de l’opinion des rédacteurs du rapport Wœrth traduit cette réticence fondamentale à considérer les collectivités comme des corps politiques constitués de la population vivant sur un territoire donné. N’en retenons qu’un exemple parmi tant d’autres : « il nous faut promouvoir la confiance entre les citoyens et les collectivités territoriales, car la décentralisation est avant tout fondée sur la démocratie locale. » Comme si les citoyens n’étaient pas la chair des collectivités et non pas leur clientèle.
De même que tout a été décrit, analysé et critiqué à propos du pouvoir réglementaire local, il y a près de cinquante ans, il en va ainsi de la transformation sournoise de la société politique communale en prestataire de services, comme Maurice Bourjol[2] l’avait précisément annoncé :
« Comme la monarchie, le césarisme ne supprime pas la personnalité « civile » de la commune, conçue bien entendu sur une base patrimoniale. Bien mieux, il est à l’origine du département-collectivité locale (…).
Comme on l’a vu, le prolongement colonial du césarisme repose sur un schéma identique.
La commune « centre de services publics »
Envisagée sous cet angle, la commune doit se plier aux exigences administratives : elle reste une « circonscription des contacts » facilitant l’exécution des décisions prises par l’administration supérieure et, sous cet aspect, n’est qu’un cadre pour l’exercice de certaines activités étatiques ; mais, à partir de l’ère néo-libérale, elle perd tout caractère humain pour devenir une « création de la technique et de l’industrie ».
Plusieurs fonctions de l’État sont ainsi, pour des raisons de commodité administrative, exercées dans le cadre de la commune impériale, comme elles le sont dans celui de la communauté d’habitants de l’Ancien Régime ou de la communauté indigène coloniale : exécution des instructions de l’autorité supérieure, maintien de l’ordre, rôle et perception des impôts, répartition et exécution des prestations, recrutement militaire, etc.
L’essentiel de ces fonctions se retrouve, tout naturellement, dans la commune moderne, intégrée dans les organes de regroupement (« associations de communes » : loi du 20 février 1942,…) ou devenue « commune associée » dans le cadre des fusions organisées par la loi du 17 juillet 1972 (…).
Le prolongement de cette conception est la transformation de la commune, société de citoyens, en commune centre de services publics (…) ».
La conception administrative et économiquement libérale de l’organisation – qui devrait être d’abord politique – de notre pays, telle qu’elle a inspiré les auteurs de ces rapports, relève donc du même « ancien monde » qu’ils se sont pourtant évertués à dénoncer à juste titre à longueur de pages. En conséquence, elle reste inadaptée aux enjeux contemporains et futurs et ne fait que prolonger un processus obsolète, à l’inefficacité amplement et à juste titre, démontrée.
Hugues Clepkens
Administrateur territorial honoraire
Ancien magistrat de chambre régionale des comptes
[1] https://www.coe.int/fr/web/congress/-/congress-advocates-for-deliberative-processes-to-restore-trust-in-democratic-institutions
[2] La réforme municipale, éditions Berger-Levrault, 1975, p. 49