La décision du Conseil constitutionnel du 28 mai 2024 ouvrant l’aide juridictionnelle aux étrangers en situation irrégulière marque une nouvelle étape dans l’assimilation jurisprudentielle des droits des étrangers, fussent-ils en situation irrégulière, à ceux des nationaux. Cette évolution, qui tend à ne plus considérer comme légitime, en matière de différence de traitement entre Français et étrangers, que ce qui relève du noyau dur de la citoyenneté (droit de vote et d’éligibilité aux élections politiques), soulève de redoutables problèmes tant du point de vue de la politique migratoire et du périmètre de l’Etat providence qu’au regard de la séparation des pouvoirs.
Quel impact aura la décision du Conseil constitutionnel du 28 mai imposant (avec effet immédiat) l’octroi de l’aide juridictionnelle aux étrangers en situation irrégulière ?
Jusqu’à cette décision, la loi du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique, dans sa rédaction issue de la loi du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France (votée sous une majorité socialiste), excluait (sauf dans certains cas) du bénéfice de l’aide juridictionnelle les étrangers – autres que les ressortissants de l’Union européenne – en situation irrégulière.
Statuant sur trois « questions prioritaires de constitutionnalité » que lui avait transmises la Cour de cassation, le Conseil constitutionnel censure, le 28 mai, la condition relative à la régularité du séjour. L’aide juridictionnelle devra désormais bénéficier aux étrangers en situation irrégulière comme aux Français et aux étrangers en situation régulière. L’abrogation de la condition de régularité du séjour prend effet, par la volonté du Conseil, dès la publication de sa décision.
Sont concernées toutes les procédures juridictionnelles dans lesquelles les étrangers en situation irrégulière sont parties, qu’il s’agisse des instances relatives au séjour ou des autres contentieux, civils ou pénaux.
Outre la perturbation qu’elle cause dans l’immédiat sur le fonctionnement de la justice, cette décision aura un impact important à terme tant par l’incitation à recourir que constitue le bénéfice de l’aide juridictionnelle que par son coût budgétaire (les dépenses d’aide juridictionnelle sont passées de 342 millions d’euros en 2017 à 630 millions en 2022). Les conséquences de la décision sur la charge des cours et tribunaux sont également non négligeables.
Et que dire de l’appel d’air migratoire ainsi créé ? Conférer des droits-créance à l’étranger en situation irrégulière c’est effacer la distinction entre résidents réguliers et irréguliers, voire entre résidents irréguliers et nationaux. Cela vaut en particulier en matière de recours juridictionnels, car, comme le dit Bertrand Mathieu (Atlantico, 30 mai), l’intéressé pourra en user et en abuser pour se maintenir sur le territoire et bénéficier, à terme, de nouveaux droits (régularisation du séjour au titre de la vie privée et familiale, si l’intéressé a un enfant), alors même qu’il ne bénéficie pas du droit d’asile et qu’il est entré irrégulièrement sur le territoire national. C’est donc, qu’on le veuille ou non, favoriser l’immigration irrégulière.
Rien de tout cela n’affecte le Conseil constitutionnel. Le prescripteur n’est pas le payeur.
Sur quoi le Conseil fonde-t-il cette censure ?
Le Conseil met en exergue l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, en vertu duquel la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse », ainsi que son article 16, aux termes duquel « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Si, considère-t-il, le législateur peut prendre des dispositions spécifiques à l’égard des étrangers, en tenant compte notamment de la régularité de leur séjour, c’est à la condition de respecter les droits et libertés garantis par la Constitution et, en particulier, pour se conformer au principe d’égalité devant la justice, d’assurer des garanties égales à tous les justiciables.
Il en déduit que, en privant dans plusieurs cas (notamment devant le tribunal des prud’hommes) les étrangers ne résidant pas régulièrement en France du bénéfice de l’aide juridictionnelle, les dispositions contestées n’assurent pas à ces derniers des garanties égales à celles dont disposent les autres justiciables et qu’elles méconnaissent dès lors le principe d’égalité devant la justice.
Le raisonnement du Conseil est-il juridiquement critiquable ?
L’égalité devant la justice ne souffre pas de discussion s’agissant par exemple du droit d’ester et de se défendre en justice ou de l’échelle des peines. Mais l’aide juridictionnelle, comme son nom l’indique, est une aide sociale. Le législateur devrait être libre de la déterminer.
L’article 6 de la Déclaration de 1789, mobilisé par la décision du 28 mai, s’applique aux citoyens et non à l’humanité tout entière.
De même, l’article 1er de la Constitution de 1958 proclame l’égalité devant la loi « de tous les citoyens » et non de tous les humains. Quant à l’article 16 de la Déclaration de 1789, il est hors sujet ici. En matière d’aides sociales, le législateur peut certes faire bénéficier les étrangers, y compris les étrangers sans titre, de la solidarité nationale, mais c’est pour des raisons d’humanité ou d’équité qui lui appartiennent et ne devraient pas lui être dictées par un juge. Il s’agit là en effet d’une appréciation souveraine, politique au sens noble, non d’une obligation inscrite dans un texte constitutionnel.
La situation dramatique des clandestins ne justifie-t-elle pas l’aide de l’Etat, y compris dans les prétoires ?
Les étrangers en situation irrégulière disposent déjà de « droits-créance » sur la collectivité, à commencer par l’aide médicale de l’Etat (AME). Ils sont également hébergés aux frais de la collectivité. Les étrangers extra-européens entrés irrégulièrement peuvent demander l’asile et cette seule demande régularise immédiatement leur séjour. Si bien que les « sans-papiers » dont nous parlons sont, pour beaucoup, des déboutés du droit d’asile…
S’agissant de l’accès à la justice, les « sans-papiers » ne sont pas livrés à eux-mêmes. Les très procédurières associations de défense des droits des migrants suppléent largement l’absence d’aide juridictionnelle directe de l’Etat. Dans la mesure où, pour beaucoup d’entre elles, elles sont subventionnées par lui, elles dispensent une aide étatique mutualisée. En l’espèce, non moins de huit organismes sont intervenus (Gisti, Ligue des droits de l’homme, CGT….). Beaucoup de nationaux sont plus mal lotis face à la justice !
Précisons également que les étrangers en situation irrégulière sont d’ores et déjà éligibles à l’aide juridictionnelle dans plusieurs cas. La loi les en fait bénéficier lorsqu’ils sont mineurs, lorsqu’ils sont mis en cause ou parties civiles dans une procédure pénale, lorsqu’ils font l’objet de certaines mesures prévues par l’article 515-9 du code civil ou par le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, ainsi que, à titre exceptionnel, lorsque leur situation apparaît particulièrement digne d’intérêt au regard de l’objet du litige ou des charges prévisibles du procès.
Cette décision n’a-t-elle pas des précédents ?
En effet. Ainsi, en censurant la proposition de référendum d’initiative partagée (RIP) des parlementaires LR sur l’accès des étrangers aux aides sociales, le Conseil constitutionnel a jugé, le 11 avril dernier, que l’instauration d’une condition de durée minimale de résidence de cinq ans ou d’affiliation à un régime de sécurité sociale professionnel de trente mois, pour le versement aux étrangers résidant régulièrement en France de prestations familiales et de logement, était contraire, par son caractère « disproportionné », à l’exigence de solidarité nationale qu’il déduit du Préambule de la Constitution de 1946 (auquel renvoie le préambule de la Constitution de 1958). L’attribution du RSA aux étrangers étant déjà subordonnée par la loi à une durée de séjour régulier de cinq ans, est-elle également inconstitutionnelle ? Le Conseil en a pourtant admis la constitutionnalité en 2011 (n° 2011-137 du 17 juin 2011, cons 5). Va-t-on vers un revirement de jurisprudence ? Si le Conseil n’opère pas ce revirement, il lui faudra déployer beaucoup de subtilité juridique pour justifier que cinq ans sont une durée trop longue pour des aides liées au logement et à la famille, mais pas pour cette autre prestation sociale non contributive qu’est le RSA. Autre question : si une durée de cinq ans est excessive, quatre ans seraient-ils acceptables ? Trois ans alors ? Faut-il que les parlementaires LR reprennent leur proposition de RIP en réduisant les délais prévus à trois ans et quinze mois pour vérifier si cette « poire coupée en deux » conviendrait au Conseil constitutionnel ? Mais est-ce à ce dernier de fixer discrétionnairement cette durée en se substituant aux représentants de la Nation ? Alors même que ceux-ci souhaitent justement solliciter l’arbitrage populaire sur ce point ?
Les difficultés résultant de l’interprétation subjective – et donc perméable à l’idéologie – de textes de nature philosophique et non originellement conçus pour être opposables au législateur devant un juge (tels la Déclaration de 1789 et le Préambule de la Constitution de 1946) sont très sérieuses. Non seulement ce « gouvernement des juges » porte atteinte à la séparation des pouvoirs, mais l’incertitude permanente dans la laquelle il place le législateur, qui ne sait jamais quel sort sera réservé à ses choix, porte atteinte aux exigences consubstantielles à l’État de droit que sont la prévisibilité et la sécurité juridiques.
Le Conseil est-il influencé par les ONG ?
Les ONG, ainsi que toute une partie de la doctrine juridique, militent pour une égalité sans frontières entre nationaux et étrangers, réguliers ou non, et poussent le Conseil constitutionnel à ne plus admettre que l’allocation des droits sociaux soit limitée aux étrangers en situation régulière.
Cette thèse n’a pas laissé le Conseil constitutionnel insensible, puisque, par une décision de 2018, il a tiré de la devise de la République une exigence de fraternité interdisant au législateur d’ériger en délit, dès lors qu’elle poursuit des fins désintéressées, l’aide à la circulation des étrangers en situation irrégulière (les aides désintéressées à l’hébergement, aux soins et à l’accomplissement de formalités étaient déjà dépénalisées). La décision du 6 juillet 2018 retourne ainsi le troisième élément de la devise de la République contre la souveraineté nationale. Or celle-ci fournit son intitulé au titre I de la Constitution, à l’intérieur duquel figure précisément l’article 2, qui énonce la devise de la République. Décision paradoxale car, que cela plaise ou non, la souveraineté nationale commande le contrôle des flux migratoires, son premier attribut étant la pérennité de la Nation par la maîtrise de ses frontières : vient chez moi l’étranger que je choisis en vertu de mes lois et non celui qu’introduit le passeur par lucre ou que fait entrer le militant pour satisfaire sa conscience.
Cette emprise des considérations humanitaires sur le juge me semble également marquer la jurisprudence du Conseil d’Etat. Si loin qu’elle aille, la décision du Conseil constitutionnel de 2018 n’interdit pas de bannir l’aide, fût-elle désintéressée, à l’entrée irrégulière des étrangers sur le territoire national. Le pas vient d’être franchi par le Conseil d’Etat qui, dans son arrêt du 13 mai 2024, juge légale la subvention accordée par la Ville de Paris à l’association « SOS Méditerranée », dont l’activité consiste à affréter des navires (l’Aquarius, puis l’Ocean Viking) afin d’aider les ressortissants de pays tiers ayant emprunté les embarcations de fortune des passeurs à rejoindre l’Union européenne.
A première vue, le Conseil d’Etat est moins prétorien en 2024 que le Conseil constitutionnel en 2018 puisqu’il se fonde non sur un pur principe jusque-là sans portée normative (la fraternité), mais sur une loi. Il s’agit de l’article L.1115-1 du code général des collectivités territoriales, aux termes duquel : « Dans le respect des engagements internationaux de la France, les collectivités territoriales et leurs groupements peuvent mettre en œuvre ou soutenir toute action internationale annuelle ou pluriannuelle de coopération, d’aide au développement ou à caractère humanitaire (…) ».
Certes, considère le Conseil d’Etat, les collectivités territoriales, en apportant leur soutien à une action humanitaire, doivent s’abstenir de prendre parti dans un conflit de nature politique. Ce qui implique que « l’organisme soutenu, eu égard à son objet social, à ses actions et à ses prises de position, ne poursuive pas en réalité un but politique ». Néanmoins, le Conseil d’Etat estime la condition remplie en l’espèce, ce qui est fort contestable. L’objet de SOS Méditerranée est non seulement de secourir les migrants en détresse en haute mer pour les conduire au port sûr le plus proche (ce qui en ferait en effet une ONG humanitaire au sens habituel du terme), mais, comme il ressort de ses prises de position réitérées et de sa pratique constante, de les déposer systématiquement sur la rive nord de la Méditerranée. Elle donne une dimension politique à son action : dénoncer le repli sur soi égoïste des pays occidentaux et en finir avec les frontières. Son intervention n’est donc pas humanitaire au sens classique et peut même avoir des effets contreproductifs du point de vue humanitaire, car elle incite les migrants à entreprendre une traversée périlleuse et facilite le négoce des passeurs dont elle se fait la complice objective.
Comme l’a jugé la cour administrative d’appel de Paris en mars 2023, les responsables de l’association « SOS Méditerranée France » se placent résolument sur un terrain politique. Ils critiquent publiquement et déclarent vouloir contrecarrer, par leur action, les mesures prises par les Etats membres et l’Union européenne en matière de lutte contre l’immigration irrégulière. Or, par l’adoption de la délibération litigieuse, le conseil de Paris a entendu prendre parti en faveur de ces prises de position (qui ont créé des tensions entre la France et l’Italie) et interférer dans des matières relevant de la politique étrangère de la France et de la compétence de l’Union européenne, prenant ainsi position dans des différends de nature politique et diplomatique. Le Conseil d’Etat a vu une erreur de droit dans ce jugement raisonnable.
Quels problèmes pose à la démocratie une jurisprudence constitutionnelle réfractaire aux différences de traitement entre nationaux et étrangers ?
La tendance jurisprudentielle à faire bénéficier également Français et étrangers de la solidarité nationale, au nom d’un devoir de fraternité universelle, comble notre bonne conscience humanitaire, mais fait problème du point de vue des compétences respectives du législateur et du juge, comme de celui du périmètre de l’Etat providence.
Englober dans ce périmètre l’ensemble des étrangers, quelles que soient la durée et la régularité de leur résidence en France, aurait des conséquences socio-économiques que le juge ne maîtrise pas.
En démocratie, les arbitrages de ce type – et, plus généralement, le contenu des politiques publiques – devraient incomber aux représentants élus de la Nation et non leur être imposés par une instance non élue et irresponsable. Trop d’impératifs sont en effet en jeu (consentement à l’impôt, maîtrise des finances publiques, régulation des flux migratoires…) qui appellent l’appréciation souveraine du législateur.
De façon générale, peut-on dire que les juges s’opposent à la limitation de l’immigration ?
S’agissant du contrôle des flux migratoires, les jurisprudences des cours suprêmes nationales et supranationales « formatent » les politiques publiques en faveur des droits individuels des personnes d’origine étrangère. Un bon exemple de formatage est le regroupement familial. Celui-ci se voit reconnaître par le Conseil constitutionnel une protection constitutionnelle, au nom du droit de mener une vie familiale normale (13 août 1993). Le droit au regroupement familial est déduit par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de l’article 8 de la Convention (« droit à la protection de la vie privée et familiale »). Pour le juge des référés du Conseil d’Etat, ce droit doit être honoré même en plein rebond épidémique (janvier 2021).
Un durcissement de la législation en matière d’éloignement entrerait en délicatesse avec la jurisprudence de nos cours suprêmes. La jurisprudence de la CEDH interdit l’expulsion d’un étranger, si dangereux soit-il, s’il est exposé, dans son pays d’origine, à de mauvais traitements (Daoudi, 3 décembre 2009) ou s’il risque d’y faire l’objet de poursuites pénales non conformes aux canons européens du procès équitable (Othman Abu Qatada, 17 janvier 2012) ou si sa santé s’en trouverait compromise. Cette jurisprudence a conduit à mettre en œuvre une législation permettant, non sans aléas, l’assignation à résidence hôtelière des intéressés. Il est vrai que le ministre de l’Intérieur actuel a déclaré ne pas s’y soumettre dans le cas des islamistes caucasiens renvoyés en Russie.
En matière d’éloignement des étrangers en situation irrégulière, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) écarte toute sanction pénale de l’irrégularité du séjour, qu’il s’agisse du placement en garde à vue (arrêt Achughbabian, 6 décembre 2011) ou des peines d’emprisonnement (arrêt El Dridi, 28 avril 2011). Pour la CJUE, la « directive retour » du 16 décembre 2008 serait « privée d’effet utile » si des poursuites pénales étaient possibles contre un étranger en situation irrégulière, sans avoir épuisé au préalable les procédures d’éloignement prévues par cette directive.
En septembre 2023, la CJUE a jugé que, dans des circonstances telles que celles d’un afflux massif de migrants illégaux en Italie depuis le début de l’année 2023 (126 000 débarquements irréguliers au cours du premier semestre 2023, contre 68 200 pour la période équivalente de 2022), un contrôle frontalier pouvait être opéré sur la base du Code frontières Schengen, « mais que, en vue de l’éloignement de l’intéressé, les normes et procédures communes prévues par la directive « retour » devaient être respectées ». Or cette directive impose que le ressortissant d’un pays tiers en situation irrégulière bénéficie d’un certain délai pour quitter volontairement le territoire. Se calant sur cet arrêt de la CJUE, le Conseil d’Etat interdit, début février 2024, de refouler vers l’Italie (ou vers un autre pays limitrophe) un ressortissant étranger ayant irrégulièrement pénétré sur le territoire français.
En conséquence, il faudra compter de 20 000 à 30 000 entrées irrégulières de plus par an.
En matière d’asile, la CEDH condamne la reconduite d’une embarcation interceptée en mer à son pays de provenance, même dans le cadre d’un accord bilatéral assurant la sécurité des intéressés. L’examen doit se faire au cas par cas, dans le pays de destination. La CJUE ajoute que le placement en rétention du demandeur doit être exceptionnel. L’idée de « hot spots » fermés est condamnée par cette jurisprudence. Tout demandeur doit pouvoir se déplacer librement tant que son dossier n’est pas clos.
Il paraît naturel à nos concitoyens de tenir compte du risque qu’incarnent pour l’ordre public non seulement les demandeurs d’asile qui ont commis des actes terroristes, mais également ceux qui adhèrent à l’idéologie qui en constitue le terreau. Mais la Convention de Genève, telle qu’elle est interprétée par les cours suprêmes, ne permet pas de retirer l’asile dans tous ces cas. Pour le Conseil d’Etat, la loi n’autorise pas que le statut de réfugié soit retiré pour apologie du terrorisme, même lorsque l’intéressé a été condamné pour ce motif (12 février 2021).
Tout se passe comme si, à force de sacrifier les intérêts des Etats-nations aux droits individuels des migrants, nos cours suprêmes, nationales et supranationales, avaient depuis longtemps pour agenda tacite d’abolir les frontières et de faire obstacle à l’éloignement des clandestins. Quelles que soient les conséquences de l’afflux migratoire sur nos équilibres sociaux, économiques, culturels et civilisationnels….
Que dire de la position particulière du Conseil constitutionnel sur l’ouverture aux flux migratoires ?
La délicate mission qui est celle du juge de la loi devrait inspirer à ce dernier, comme cela a été le cas pendant de longues années, humilité, prudence et retenue. Or il ne craint plus, en pleine période de tensions budgétaires et migratoires, de jouer l’éléphant dans un magasin de porcelaine.
C’est particulièrement contestable lorsque, contrairement à ce qu’on a pu entendre dans des bouches éminentes, le droit n’imposait pas la solution. Le droit poussait même plutôt à la solution contraire dans les trois dernières décisions relatives à l’immigration, qu’il s’agisse de la présente affaire ou des deux précédentes (recevabilité des amendements sénatoriaux à la loi immigration ; durée minimale du séjour pour l’attribution aux étrangers de prestations sociales non contributives dans la proposition de loi référendaire jugée en avril dernier).
La solidarité automatique que la jurisprudence d’une cour suprême impose à la Nation contre son consentement peut, comme l’ont bien compris les sociaux-démocrates danois, saper leur adhésion à l’Etat providence.
Plus généralement, le gouvernement des juges mine la confiance que nos concitoyens placent dans la capacité des pouvoirs publics à régler les problèmes qui les préoccupent. C’est particulièrement vrai pour les questions régaliennes.
Comment ne pas éprouver incrédulité, tristesse et appréhension en voyant nos cours suprêmes, nationales et supranationales, suivre une trajectoire les conduisant, au nom d’une vision toujours plus absolutiste et abstraite des droits fondamentaux – et sous la pression de requérants militants -, à s’écarter toujours plus des intérêts supérieurs de la nation, de la conception démocratique traditionnelle de la séparation des pouvoirs et des aspirations populaires ? Le fait que le Conseil constitutionnel ne soit pas la seule instance à dériver ainsi n’est pas une consolation. Entériner ces jurisprudences, c’est prendre une lourde responsabilité dans le contexte politique et géopolitique actuel. C’est aussi alimenter un populisme auquel on prétend résister.
Il est souvent soutenu, notamment dans les milieux patronaux, qu’un droit favorable à l’immigration sert aussi nos intérêts car l’immigration compense une démographie déclinante et dynamise une société vieillissante et réfractaire au risque
Un demi-million d’étrangers d’origine extra-européenne s’installent en France chaque année à divers titres (arrivées légales, asile, entrées clandestines). Un afflux de cette ampleur compromet l’intégration de ceux qui se concentrent déjà sur son territoire dans un entre-soi propice au séparatisme. Dans l’état du monde contemporain, avec la conquête du monde musulman par l’islamisme comme phénomène géopolitique durable et l’explosion démographique en Afrique, une immigration massive en provenance d’outre Méditerranée est ingérable. A court terme, elle déborde nos dispositifs d’accueil ; à moyen terme, elle compromet l’assimilation ; à plus long terme, elle expose la société française à de graves déchirements.
Il est en outre douteux que l’immigration actuelle, qui est une immigration en grande partie subie, présente les qualifications et le degré d’employabilité qu’en attendent les employeurs. Bien sûr, une partie de ce flux s’intègrera, et parfois très bien. Mais notre devoir à l’égard des générations futures est de regarder en face les évidences quantitatives et la prégnance des facteurs culturels. La conduite exemplaire d’un Mamoudou Gossama (ce jeune malien sans papier qui sauva en 2018 un petit garçon suspendu à une fenêtre, en escaladant quatre étages à mains nues) ne doit pas être l’arbre héroïque cachant la forêt des ghettos et des fermentations toxiques dont ils sont le chaudron. Nombre d’enseignants professent aujourd’hui devant des classes composées exclusivement d’enfants de famille musulmane. Il est autrement plus difficile de « faire France » dans ces conditions que lorsque les petits Ali côtoient les petits Alain.
Donner ses chances à l’intégration impose de réduire significativement la pression migratoire. Pour prendre une image triviale, un plombier ne peut déboucher un lavabo s’il n’a pas d’abord fermé le robinet. Cela suppose des révisions que la bien-pensance jugera, comme à l’accoutumée, « faire le jeu de l’extrême droite », alors que ce serait lui ôter le monopole de l’expression du sentiment populaire.
N’est-ce pas au politique de reprendre la main sur le contrôle des flux migratoires ?
Des mesures sont envisageables sans, à première vue, devoir bouleverser « l’Etat de droit » : limitation des visas, évaluation sérieuse des capacités d’intégration lors de la première délivrance d’un titre de séjour, suppression de l’automaticité du renouvellement de la carte de résident, simplification des procédures d’éloignement pour rendre celles-ci plus effectives, pression accrue sur les pays d’origine pour coopérer au rapatriement de leurs ressortissants, expulsion de tout étranger présentant une menace grave pour l’ordre public, limitation de l’attractivité sociale de notre pays. Il faudrait prévoir, dans tous les cas d’accès à la nationalité, une vérification rigoureuse de l’assimilation (sur cette dernière question ce sont les pratiques et non la loi qu’il faut changer). Enfin, si cela ne soulevait pas tant de problèmes logistiques et si l’Armée y était davantage disposée, il faudrait instituer un service national obligatoire pour les jeunes des deux sexes de manière à reproduire, sur le plan social, civique et culturel, le brassage que réalisait l’ancien service militaire.
Mais ces mesures se heurtent vite à des obstacles constitutionnels ou conventionnels, par exemple pour la limitation du droit au regroupement familial, pour l’expulsion des étrangers ayant des attaches familiales en France, pour la déchéance de nationalité des binationaux ayant manifesté leur haine de la France ou pour toute exigence en matière d’octroi de l’asile non prévue par la Convention de Genève. Il faudrait pourtant pouvoir prendre en compte le risque qu’incarnent, pour l’ordre public, non seulement les demandeurs qui ont commis ou participé à des actes terroristes, mais également ceux qui adhèrent à l’idéologie qui en constitue le terreau !
Il faudrait en particulier se montrer ferme envers les pays d’origine pour l’exécution des OQTF. Et peser au niveau européen pour infléchir le droit de l’Union, en joignant les efforts de la France à ceux de l’Italie, des Pays-Bas, des pays scandinaves et des pays de l’Est pour refondre les directives européennes (asile, retour…) dans un sens moins laxiste. Cela requiert courage et persévérance et cela prend beaucoup de temps. Le pacte sur l’immigration et l’asile et le nouveau code frontières Schengen, dont on fait si grand cas et dont la négociation a été si laborieuse, ne sont que les pâles ébauches de ce que serait une frontière extérieure effective. L’Union européenne ne sait pas combattre le désordre migratoire au niveau « fédéral » (Frontex n’a pas le droit de refouler), mais sait très bien entraver les velléités de régulation des flux au niveau national. Elle ne tient pas la frontière extérieure, mais pourchasse impitoyablement toute tentative de reconstitution des frontières intérieures.
Autrement dit, les actions précédentes, si nécessaire soit-il de les entreprendre, sont très difficiles à faire aboutir à droits constitutionnel et conventionnel constants, voire carrément insuffisantes.
Reconquérir la maîtrise des flux migratoires imposerait en vérité de renverser des tables (ou de laisser notre chaise vide, comme de Gaulle en 1965), en droit interne comme dans le cadre de l’Union européenne. Par exemple : amender la Constitution pour instaurer une procédure de « dernier mot parlementaire » afin de contrer certaines jurisprudences ; ou inscrire la règle selon laquelle le traité ne prévaut sur la loi que tant que le législateur ne décide pas d’y déroger ; ou rétablir nos frontières intérieures et notre pouvoir de refoulement. Devrait aussi être remise en cause notre participation à la Convention de Genève sur l’asile, ainsi qu’à la Convention européenne des droits de l’Homme.
Une politique aussi disruptive serait considérée comme une régression scandaleuse par la majeure partie de la classe politique, médiatique et intellectuelle, en France comme en Europe. On crierait à la démocrature, à l’orbanisation des esprits, à la liquidation des valeurs de l’Etat de droit… La France serait sanctionnée par l’Union européenne comme le sont aujourd’hui la Pologne et la Hongrie. Les forces « progressistes » se déchaîneraient dans la rue, trop heureuses de trouver ce prétexte de mobilisation. On comprend que cette perspective tétanise les politiques, même les plus allants oralement sur les questions de souveraineté. Seule une crise très grave rendrait possible un tel virage… Nous n’y sommes pas encore.
Jean-Eric Schoettl
Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel
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