L’Union européenne est actuellement traversée d’étincelles. Le torchon brûle entre l’Union et les États-membres et entre les institutions européennes elles-mêmes. Et rien ne va plus entre juges européens et juges nationaux. C’est ainsi que la Commission engage une procédure en manquement contre l’Allemagne à propos d’une décision du Tribunal constitutionnel allemand concernant le rachat d’obligations publiques par la Banque centrale européenne et que, au même moment, le Parlement européen vote une résolution contre la Commission pour sa lenteur à sanctionner les violations des « valeurs » européennes commises, selon lui, par certains États membres.
Ces deux procédures, mais aussi, de façon générale, les empiètements des institutions européennes sur les attributions régaliennes des États membres, posent crûment la question du respect des souverainetés nationales par une Union européenne dont les mécanismes semblent fonctionner de façon toujours plus abstraite et déconnectée des aspirations des peuples, toujours plus sensible à l’action de lobbies militants et toujours plus oublieuse du principe fondamental, inscrit à l’article 4 du TUE, selon lequel l’Union « respecte l’identité nationale des États-membres inhérentes à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles ».
L’enjeu des conflits institutionnels en cours n’est autre que le respect du droit des peuples à se gouverner eux-mêmes et des limites des transferts de compétences qu’ils ont consentis à l’Union.
1. En quoi consistent exactement ces deux procédures ?
La première est une procédure classique en manquement relevant de l’article 260 du TFUE. La République fédérale d’Allemagne est accusée par la commission d’avoir manqué à ses obligations européennes à travers la décision de son Tribunal constitutionnel du 5 mai 2020.
L’engagement d’une procédure en manquement, lorsque ce dernier est imputable à une décision d’une cour supérieure nationale, est rarissime.
Pour la France, il n’a débouché sur une condamnation qu’en 2018, lorsque le Conseil d’État, jugeant le droit européen suffisamment clair dans une affaire, l’avait tranchée directement sans poser de question préjudicielle à la CJUE.
La décision du 5 mai 2020 du tribunal de Karlsruhe est un désaveu cinglant tant de l’action conduite par la BCE dans le cadre du quantitative easing que de sa validation par la Cour de justice de l’Union. Le tribunal condamne l’une comme l’autre au regard même du droit européen, en réaffirmant que les traités doivent être interprétés selon la volonté des peuples qui les ont ratifiés et qui en restent donc les « maîtres ». Le juge allemand fait prévaloir le principe démocratique intangible, inscrit dans la Loi fondamentale, sur celui de « primauté du droit européen » d’abord dégagé par la jurisprudence de la Cour de justice, puis inscrit dans la très alambiquée déclaration annexe n°17 au traité de Lisbonne, où on l’a discrètement logé à la suite des référendums négatifs français et néerlandais de 2015.
Mais cet arrêt de 2020 s’inscrit dans une série déjà ancienne de décisions de la Cour de Karlsruhe affirmant que le siège authentique du pouvoir démocratique se trouve dans les peuples des États-membres et dans les parlements nationaux qui les représentent. Le point d’orgue magistral de cette jurisprudence est la décision du 30 juin 2009 sur le traité de Lisbonne où la Cour constitutionnelle a clairement fixé la limite démocratique à ne pas franchir dans une Union « sans cesse plus étroite ». L’enjeu est donc colossal puisqu’au-delà des conséquences concrètes sur la politique de la BCE, c’est le fédéralisme au forceps qui se trouve sanctionné.
La seconde procédure, fondée sur l’article 265 du TFUE, met en cause la carence de la Commission à sanctionner la violation des “valeurs” de l’Union par les États d’Europe centrale. Basée sur la « conditionnalité » de l’octroi des fonds européens au respect de l’État de droit, elle constitue en réalité une offensive des eurodéputés « progressistes » contre la Pologne et la Hongrie qui persistent à refuser les ingérences de Bruxelles sur les questions sociétales et migratoires. La résolution du Parlement européen adoptée le 10 juin enjoint à la Commission d’activer les procédures de sanction politique et financière contre ces États rebelles, sous peine de saisine de la Cour de justice si elle n’obtempère pas.
Cette résolution traduit la distorsion de la notion d’État de droit qu’opère l’idéologie dominante au sein des institutions européennes. Selon ses auteurs, en effet, les atteintes à l’État de droit commises par les pays-membres incriminés tiendraient en des « attaques contre la liberté des médias et des journalistes, les migrants, les droits des femmes, les droits des personnes LGBT et la liberté d’association et de réunion ». Rien à voir donc avec la bonne exécution du plan de relance européen post-Covid, ni avec le bon emploi des fonds européens ou la prévention et la sanction de leur détournement. De la défense des « intérêts financiers de l’Union » (qui est l’objet normal des « conditionnalités » assortissant les aides européennes), on passe au catéchisme multiculturel hors-sujet sur les droits des migrants et des personnes LGBT.
Le rapprochement des deux procédures montre, en outre, que les organes de l’Union ont une définition à géométrie variable de l’État de droit et de ses exigences quant au statut des cours constitutionnelles. Ils accusent la Pologne de l’enfreindre en imposant une limite d’âge à ses juges constitutionnels (avec effet immédiat il est vrai), mais n’hésitent pas à ordonner à l’Exécutif allemand de paralyser la jurisprudence de sa propre cour constitutionnelle, ce qui est autrement plus scabreux (et structurellement problématique) dans un État de droit.
2) Comment les traités articulent-ils l’exercice des compétences de l’Union avec celle des États membres ?
Les organes de l’Union ne disposent que d’une compétence d’attribution, délimitée par les traités. Ils n’ont pas la « compétence de leurs compétences » (laquelle demeure l’apanage des États nationaux). En outre ils doivent respecter les principes de subsidiarité et de proportionnalité auxquels est même consacré un protocole additionnel au Traité de Lisbonne. Le protocole sur les parlements nationaux, dont les dispositions ont notamment été reprises par la révision constitutionnelle française de 2008, rappelle également le rôle de ceux-ci dans la défense de leurs prérogatives.
Mais la Cour de justice, suivant toujours les réquisitions de la Commission, bafoue régulièrement ces principes.
Alors que l’Union n’a aucune compétence en matière d’enseignement supérieur, par exemple, la Cour a réussi à condamner récemment la Hongrie en jugeant que l’enseignement supérieur privé dispensé dans un État-membre de l’Union par une université étrangère (américaine en l’occurrence) était une activité « commerciale » relevant de l’OMC dont l’Union est membre à part entière… Quant au protocole additionnel sur la non-justiciabilité au Royaume-Uni et à la Pologne de la Charte européenne des droits fondamentaux, la Cour de justice l’a contourné de façon répétée.
En matière de sécurité et de défense, les organes de l’Union devraient s’interdire tout excès de pouvoir puisque les traités (c’est-à-dire les peuples souverains) indiquent clairement que « La sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État-membre » (article 4 paragraphe 2 du TUE).
En asphyxiant l’État régalien, l’Union prive de garanties essentielles des exigences de rang constitutionnel telles que la défense du territoire, la sauvegarde de l’ordre et de la sécurité publics et la souveraineté nationale. Il en résulte une crise systémique. Celle-ci ne peut être dénouée que si, comme la Cour de Karlsruhe, les autorités nationales disent « pouce ». Le Conseil constitutionnel n’a-t-il pas jugé il y a une quinzaine d’années que l’application d’un acte de droit européen dérivé devait être écartée si cet acte portait atteinte à l’identité constitutionnelle du pays. ?
3) Quelles sont les principales zones de friction entre l’action des organes de l’Union et les souverainetés nationales ?
Elles sont nombreuses.
Par exemple, en janvier 2021, l’avocat général de la Cour de justice de l’Union a conclu que la directive 2003/88/CE relative au temps de travail s’applique aux membres des forces armées. Du point de vue de l’Union, un militaire devrait donc être regardé comme un travailleur ordinaire, ce qui contrevient totalement aux conceptions françaises déjà malmenées par la décision de la CEDH, Matelly c/ France, de 2014 nous imposant d’introduire le syndicalisme dans nos armées.
Autre domaine crucial pour notre sécurité collective, tant nationale qu’européenne : la conservation et l’utilisation des données des communications électroniques dans le cadre des enquêtes pénales ou de renseignement, à des fins de lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée ou de contre-espionnage. L’arrêt de la CJUE du 8 avril 2014 « Digital Rights », suivi des arrêts Quadrature du Net et Privacy International du 6 octobre 2020, imposent des conditions restrictives très menaçantes pour la sécurité des États. Dans son arrêt d’assemblée du 21 avril 2021 (n° 393099), le Conseil d’État a refusé d’émettre l’ultra vires que sollicitait de lui le gouvernement français et n’a donc pas opposé à ces excès de pouvoir le veto mis par la Cour de Karlsruhe en matière monétaire.
En décembre 2020, la commission s’est aussi ingérée spontanément dans une procédure législative nationale en tançant le gouvernement français à propos du fameux article 24 de la proposition de loi « sécurité globale » qui lui posait problème au regard de la liberté de la presse. Mais la Commission intervenait là sans aucune base légale, dans un rôle auto-conféré de directeur de conscience droits-de-l’hommiste : gourmander les États lorsque l’action régalienne de ceux-ci suscite, serait-il injustifié, un effarouchement progressiste.
C’est ce même état d’esprit qui pousse la Commission et le Parlement européens à subordonner l’attribution des aides post-Covid à des conditionnalités relatives à « l’État de droit » ou, plus exactement, à une notion parfaitement subjective et militante de ce dernier qui vise à pénaliser les pays du groupe de Višegrad pour leur opposition aux revendications sociétales et migratoires.
Les responsables de l’Union européenne adhèrent-ils à ce credo ou s’y plient-ils par conformisme ? Nous serions tentés de pencher pour la seconde solution en voyant une Ursula von der Leyen, patricienne « hübsche » de haute lignée, mère de sept enfants et démocrate chrétienne bon teint, se déclarer « horrifiée » par une loi hongroise disposant que « la pornographie et les contenus qui représentent la sexualité ou promeuvent la déviation de l’identité de genre, le changement de sexe et l’homosexualité ne doivent pas être accessibles aux moins de 18 ans ».
Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public à l’Université Rennes 1
Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel