Que notre Société ait complétement perdu ses repères et qu’elle semble se complaire à rendre toujours plus touffue une organisation administrative pour l’essentiel rendue physiquement inabordable par l’avènement du monde 01, c’est devenu la préoccupation majeure de chacun.
Le plus grave est que la situation ne relève pas de coupables faciles à désigner. En ce sens les explosions de colère des Réseaux Asociaux (puisqu’il faut bien les nommer par leur nom) ne sont quasiment d’aucune utilité car ne déchainant ordinairement les passions sectaires que pour des événements extraordinaires et non pas les soucis pourrissant le quotidien.
Ainsi en est-il du problème des Déserts médicaux et de leur peuplement ou repeuplement. Que je puis étudier à loisir depuis qu’à Brive, Corrèze, ma ville natale, j’ai repris une activité médicale libérale soutenue, à un âge, il est vrai, où les confrères sérieux ont raccroché les gants depuis assez longtemps. Mais que voulez-vous, depuis que j’ai quinze ans j’ai toujours été persuadé qu’un jour sans exercer la Médecine, c’était un jour auquel il manquait quelque chose. Et puis je pensais servir un peu à quelque chose.
Mal m’en a pris. On m’a fait comprendre que faire du zèle, d’accord, mais pas trop.
Je ne dirai pas que j’avais la prétention de repeupler à moi seul le désert dermatologique et vénérologique (les maladies sexuellement transmissibles) de Brive et de ses alentours, mais enfin je me faisais et un devoir, et un plaisir, de répondre aux demandes et de la Corrèze et du Lot et de la Dordogne et de bien plus loin encore. Car pour des raisons diverses, retraite ou mort (dont celle d’un de mes disciples) si Brive pouvait revendiquer le privilège de disposer encore d’une phalange de dermatologistes, tous surbookés, les alentours, excepté Périgueux, se trouvaient fort dépourvus. Aussi progressivement cette activité que j’avais au départ pensé devoir demeurer modérée gonfla en importance. Et je me retrouvai cinq jours par semaine à travailler huit bonnes heures d’affilée. Dire que j’étais totalement indifférent aux marques de sympathie que me manifestaient mes malades souvent venus de loin ou de très loin serait mentir. Je cédais au péché d’orgueil. « Heureusement que vous êtes là ! » « Plus personne ou presque ne prend de nouveaux malades ! » voilà qui était agréable à entendre. J’avais demandé à l’organisation qui prenait pour moi les rendez-vous de ne pas dépasser un mois de délai. Je voyais donc des malades « frais ». J’ajouterai que mes tarifs étaient pour le moins modérés. Et donc l’affaire prenait de l’ampleur, tranquillement. Jusqu’à ce que : « Mais Monsieur Escande en 2021 vous avez énormément travaillé ! « Je m’attendais à nouveau à des compliments. Hélas, c’est une sommation qui m’attendait : « il faut diminuer presque de moitié votre activité. Vous êtes retraité de la Fonction publique donc vous n’avez pas le droit de dépasser un certain niveau d’activité. Il faut prendre des vacances, travailler au minimum un jour de moins par semaine… » Et sinon ? Le burn out ? Craignait-on pour ma santé d’octogénaire bien carillonné ? Voulait-on me protéger ? Que non pas ! « Sinon… l’URSSAF, la CARMF et les Impôts vont tout reprendre » Et de fait…
Là où la situation devient vraiment intéressante, c’est que je suis retraité… de l’Education nationale, ça c’est vrai. J’ai été chef de clinique puis professeur de 1968 à 2007. Mais du ministère de la Santé mais de l’Assistance Publique Hôpitaux de Paris noble Institution au sein de laquelle j’ai servi cinquante ans tout juste : rien. Pourquoi ? Parce que les externes internes puis assistants puis praticiens hospitaliers puis augustes chefs de service devaient, de mon temps, se financer leur retraite à partir de leur « clientèle » privée. Or durant mes cinquante années d’APHP, je n’ai jamais eu de clientèle privée. Lorsque je soignai Emirs, Premiers ministres chefs d’Etat, vedettes du sport, de la scène ou de l’écran le tarif était toujours le même que pour les autres : rien. Je me souviens d’une lettre que m’avait montrée une patiente. On lui avait conseillé de venir me voir en ces termes « Va voir Escande, c’est le plus cher mais c’est le meilleur… » Comme quoi, en une seule phrase, on peut enfiler deux erreurs majeures.
J’en suis donc parvenu à ce point qui n’aurait pas déplu à Courteline : parce que je suis enseignant en retraite, je n’ai pas le droit de soigner des patients… qui en ont vraiment besoin. Il y aurait bien une voie de sortie honorable : que je fasse des remplacements, ou que je me trouve un emploi salarié. Là ça irait bien… Mais faire dans le libéral après avoir quitté le Service public, alors là mon gaillard, c’est trop.
Et puis n’oubliez pas non plus : quand on quitte le Service public, c’est avec ordre express de ne jamais y remettre les pieds…
Mon cas est un peu exceptionnel, j’en conviens, mais il est d’autres situations qui y ressemblent. Beaucoup de médecins retraités ne demanderaient qu’à prolonger en activité réduite. Mais alors même cas de figure : L’URSSAF, La CARMF, les impôts. J’en soigne, des personnels attachés à ces nobles institutions. Sans aller jusqu’à pleurer ensemble, nous nous demandons parfois où nous allons, à multiplier ainsi les dispositions contradictoires. Dont les patients font les frais. Dispositions contradictoires dont la plus belle pourrait être celle-ci : « il vous est très explicitement ordonné d’avoir un médecin traitant, un médecin référent » « Bon d’accord j’en voudrais un » « ça, c’est pas notre affaire, débrouillez-vous » Oh ! La galère « Il y en a pas un qui a ait voulu me prendre » voilà ce que l’on entend parfois. Parfois tout de même les choses s’améliorent de façon inattendue. Dans un joli village près de Brive est venue s’installer une généraliste roumaine dont les clients sont très contents. Et qui doit être aussi très contente de ses clients puisqu’elle a décidé de faire venir de Roumanie et un dentiste et un kinésithérapeute. Et le dit village vit maintenant dans une quiétude apaisée Ah si le modèle pouvait se généraliser.
Pour en revenir à mon cas : comment vais-je m’en tirer ? En travaillant en 2023 à mi-temps. Quinze jours à Brive, quinze jours à Paris. Et comment en travaillant à mi-temps vais-je voir plus de malades ? D’abord en réduisant la durée d’une consultation. Je passerai de 20 minutes à 15. Ensuite en prenant le prix le plus bas possible pour arriver le moins vite possible au chiffre couperet. Et après, si j’y arrive ? Eh bien je ferai comme pour la fin 2022 : toutes les consultations seront gratuites… ce qui gêne beaucoup de patients qui, c’est vrai, par compassion seraient tout prêts à me glisser un dessous de table…. Mais non, c’est non ! Cela dit, en écrivant ces dernières lignes une angoisse soudain m’étreint : et si le Conseil de l’Ordre des médecins apprenait ça, ne serais-je pas poursuivi pour concurrence déloyale ? Déjà j’en tremble. Aussi vous demanderai-je de ne pas trop ébruiter mes propos. Sinon plus même de mi-temps ?
J’en ris… j’en pleure. Et je m’interroge sur ce qui nous manque pour retrouver la voie du simple bon sens. Et je sais bien ce qui manque : de grandes consciences médicales comme il en était autrefois.
La Covid nous a montré que pantoufler dans des Commissions en donnant le spectacle médiatisé de la fatuité et de l’esprit de vaine querelle conduisait et à des impasses et à désorienter le public. Il est grand temps que la Médecine reprenne de la hauteur. Espérons.
Jean-Paul Escande
Dermatologue et vénérologue