La Route de la soie est un réseau ancien de routes commerciales entre l’Asie et l’Europe, reliant la ville de Chang’an en Chine à la ville d’Antioche, en Syrie médiévale. Elle tire son nom de la plus précieuse marchandise qui y transitait : la soie. Bien que les Routes de la Soie aient toujours été des routes commerciales, l’homme à qui l’on attribue souvent leur naissance en ouvrant la première route entre la Chine et l’Occident au IIe siècle avant JC, le général Zhang Qian, a été envoyé en mission diplomatique plutôt que commerciale. Les Routes de la Soie ont enrichi les pays traversés, transportant des cultures, des religions, des langues et bien sûr des biens matériels dans des sociétés à travers l’Europe, l’Asie et l’Afrique, et les unissant tous avec un fil conducteur du patrimoine culturel et des identités plurielles.
De Xi’an en Chine à Boukhara en Ouzbékistan, de Djeddah en Arabie Saoudite à Venise en Italie, d’Antioche en Turquie, en donnant un dynamisme aux routes commerciales, les villes ont approvisionné les ports et les marchés les jalonnant (Peter Frankopan, Les Routes de la Soie, Poche).
Est posé ici comme une sorte de road trip aux fins de présenter le cadre d’une route qui est redevenue depuis quelques années hautement stratégique. Les nouvelles routes de la soie sont un projet stratégique chinois initié en 2013 et visant à relier économiquement la Chine à l’Europe, en intégrant les espaces d’Asie Centrale par un vaste réseau de corridors routiers et ferroviaires. Surnommé le « projet du siècle » par Xi Jinping, ce programme vise à créer une nouvelle génération de comptoirs transnationaux. Dans son versant maritime, ce réseau de routes commerciales inclut les espaces africains riverains de l’Océan indien (geoconfluences.ens-lyon.fr).
En anglais, l’expression Belt and Road Initiative (BRI) a remplacé à partir de 2017, dans la terminologie officielle, l’expression « One Belt, One Road » (« une ceinture, une route ») ou OBOR. La référence historique à la route caravanière reliant la Chine à la Méditerranée est explicite dans les discours officiels chinois, dès l’annonce du projet en 2013 à Astana (Kazakhstan), lors d’une tournée en Asie centrale du président chinois Xi Jinping.
Depuis, ce projet est devenu central dans la politique économique chinoise. Puisque celle-ci est irrémédiablement expansionniste, ledit projet concerne plus de 68 pays regroupant près de 4,5 milliards d’habitants et représentant près de 40 % du produit intérieur brut (PIB) de la planète.
Les banques et institutions financières chinoises, notamment la Banque Asiatique de d’Investissement pour les Infrastructures (BAII), ont largement été sollicitées pour mettre en place un tel projet qui, s’il est mené à bon terme, pèsera à moult égards sur l’économie mondiale (Fondation Prospective et Innovation, Un chemin vers l’autre : les routes de la soie, préface de JP Raffarin).
Ce projet est donc avant tout chinois. Avec, on s’en doute, tout ce que cela induit au niveau économique, politique et, bien entendu, stratégique.
Economiquement d’abord. Les objectifs économiques sont multiples pour la Chine : il s’agit d’accroître ses exportations, d’écouler sa production et de trouver de nouveaux marchés pour ses entreprises de bâtiments et de travaux publics. En effet, la Chine on le sait est en surcapacité industrielle. Or, l’Asie centrale est un marché en pleine expansion. Autre objectif économique, la création de ces routes répond également à un besoin de diversification et de sécurisation de ses approvisionnements énergétiques. L’Asie centrale représente pour la Chine un intérêt majeur afin de se libérer de sa dépendance énergétique vis-à-vis des pays du Golfe et de la Russie. En solidifiant des accords de coopérations avec des pays comme le Sri Lanka, le Bangladesh ou la Birmanie, elle assure en même temps la sécurité de ses nouvelles routes d’approvisionnement (geoconfluences.ens-lyon.fr). Arrêtons-nous quelques instants sur cet aspect économique. L’économie chinoise s’est développée de façon considérable depuis le lancement de la stratégie de réforme et d’ouverture en 1978. C’est aujourd’hui la deuxième économie au monde, le plus grand exportateur et un investisseur de plus en plus important. Selon les données de la Banque mondiale, le PIB mondial total était de 96,1 billions de dollars en 2021. Dans la même année, le PIB total de la Chine était de 17.700 milliards de dollars, soit 18,4 % de celui du monde. Deux ans après on est à près de 20 %. Selon l’économiste Gérard Meftah l’économie chinoise sera bientôt plus puissante que celle des États-Unis. D’ailleurs le PIB total de la Chine représente désormais 77 % de celui des Américains. L’importante croissance du PIB chinois se ressent également dans de nombreux secteurs, comme celui de l’industrie des véhicules électriques, où le pays est désormais le leader mondial incontesté. Dans le secteur de grande vitesse ferroviaire, la Chine maintient également son leadership. Ainsi les statistiques du BNS font remarquer que la longueur totale du chemin de fer à grande vitesse en Chine représente environ 70 % de la longueur totale dans le monde. Son train à grande vitesse peut généralement rouler à une vitesse entre 300 et 400 kilomètres par heure. Enfin parallèlement à la croissance économique, la Chine a réussi à contenir son taux d’inflation dans une fourchette très modérée (2,7 à l’été 2022 ; www.entreprendre.fr, 18/2/2023). Un record mondial. Et sans parler du traitement du photovoltaïque usagé sur lequel la Chine est N°1.
Pour alimenter ses exportations, ce pays de bientôt 1,5 milliard d’habitants importe du monde entier des volumes considérables de matières premières et de produits semi-finis. A vrai dire il n’y a que peu d’études empiriques analysant l’impact de la croissance chinoise sur les autres pays — qu’il s’agisse de ses voisins asiatiques, des pays exportateurs de matières premières en Afrique ou en Amérique latine, ou des grands consommateurs de produits chinois (www.imf.org).
Rappelons que, partie d’une position de pauvreté quasi généralisée il y a trente ans, l’économie chinoise n’est aujourd’hui dépassée que par celle des États-Unis.
De peu. L’écart se resserre. Et disons les quelques prévisionnistes qui voient le pays du Soleil Levant dépasser bientôt celui de l’Oncle Sam (études Bloomberg, bfm.com, 9/9/2023). Signalons que les avoirs de la Chine dans la dette américaine s’élèvent aux alentours de 850 milliards de dollars.
Les routes de la Soie vont être un tremplin de plus pour les visées expansionnistes de la Chine.
La semaine passée cette dernière a organisé le « Forum des nouvelles routes de la soie ». Xi Jingping a convié près de 140 chefs d’États ou leurs représentants qui s’y sont rendus. D’ailleurs c’était le 10e anniversaire de ce grand projet lancé en 2013 par le président Xi Jinping (chimiste de formation mais aussi diplômé en agriculture) lui-même. Il s’agit d’un immense programme d’infrastructures mondiales, comme des ports, des autoroutes, des voies ferrées ou encore des liaisons maritimes financées par la Chine dans le but d’étendre ses relations commerciales et son influence un peu partout dans le monde. 10 milliards de dollars ont été investis en 10 ans. La Chine y a deux partenaires importants : Thaïlande et Chili (euronews.com, 17/10/2023).
A noter que l’Italie (seul pays du G7 à s’y être joint en 2019) a annoncé vouloir se retirer du projet en septembre dernier. Mais le principal invité de ce forum était le maître du Kremlin. En effet V. Poutine y a effectué son premier déplacement chez une grande puissance depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, qui a contribué à isoler la Russie et, de facto, à la jeter dans les bras du grand frère chinois…. Notons au passage que la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) estime que le PIB de la Russie sera en hausse de 1,5 % en 2023. Une résilience que la BERD attribue notamment à la hausse des prix du pétrole. L’économie russe continue de résister malgré les sanctions occidentales. En 2023, la croissance économique de la Russie va dépasser celle de la zone euro. Et précisons au passage que Vladimir Poutine est bien plus populaire dans son pays que ne l’est E. Macron dans le sien….
Fondée pour aider les pays de l’ex-Union soviétique à s’adapter au libre marché, la BERD affirme que les revenus de la Russie ont été stimulés par les prix élevés du pétrole et les nouvelles opportunités d’exportation avec la Chine, l’Inde et les pays d’Asie centrale. Dès lors il est logique et nécessaire que Moscou cherche à consolider ses liens commerciaux avec ces pays non alignés pour renforcer son économie frappée par les sanctions européennes. Mais la BERD estime néanmoins que cela ne suffira pas à compenser un refroidissement de l’économie russe en 2024 (euronews.com ; 27/ 09/2023). A voir car bien des « experts » prévoyaient aussi une quasi chute économique de la Russie dès les sanctions…. D’ailleurs on ne sait pas depuis combien de temps le président russe Vladimir Poutine a envisagé l’invasion de l’Ukraine. Mais ce qui est sûr, c’est que Moscou accumule des réserves d’or et de devises depuis plusieurs années déjà, un enjeu clé pour faire face aux sanctions économiques. Les données de la Banque centrale de Russie montrent que ses réserves sont passées de près de 448 milliards de dollars début 2018 à environ 630 milliards de dollars début 2022, ce qui correspond à une croissance de 41 %. “Cela suffirait à payer toutes les importations du pays pendant un an, sans que la Russie n’ait besoin d’exporter quoi que ce soit”, explique Jörg Krämer, économiste en chef de la Commerzbank, cité par un média allemand. Il n’est pas le seul expert à se montrer sceptique sur l’impact à court terme des sanctions économiques visant Moscou. Dans ce contexte, Vasily Astrov, spécialiste économique de la Russie, estime que le pays ne dépend guère de l’argent provenant de l’étranger. La Russie a l’une des dettes publiques les moins élevées du monde (moins de 20 % du PIB) et peut emprunter de l’argent à ses propres banques (fr.statista.com). Et même si une partie des réserves de change de la banque centrale russe détenue à l’étranger a été « gelé » par la plupart des pays occidentaux, on s’aperçoit que cela a pour l’instant un impact très secondaire.
V. Poutine souhaite que la Russie puisse jouer un rôle clé dans la renaissance de cette ancienne route de la Soie. Cela lui permettrait de contourner l’isolement que l’UE tente d’imposer à son pays.
D’un point de vue politique à présent, l’objectif chinois est autant intérieur qu’international. Sur le plan interne, il s’agit pour la Chine d’assurer l’intégrité de son territoire. La province du Xinjiang, très riche en matières premières et au carrefour des routes d’hydrocarbures, est régulièrement en proie à des conflits ethniques. Pékin souhaite que l’aide au développement des pays limitrophes (Afghanistan, Kazakhstan, Tadjikistan, Kirghizstan), réduise l’instabilité aux frontières et à l’intérieur du pays. L’objectif interne se greffe à un objectif de politique régionale en Asie centrale : étendre l’influence chinoise face à l’acteur historique russe, et s’affirmer comme un acteur stabilisateur des relations internationales (Edward Luttwak, La montée en puissance de la Chine et la logique de la stratégie, Odile Jacob ; Jean-Pierre Raffarin avec Claude Leblanc, Chine le grand paradoxe, Michel Lafon).
Toutefois, le projet de ces nouvelles routes de la soie est loin de représenter une offensive économique planifiée de la part de la Chine.
Dans un article récent, des analystes estiment qu’il existe un écart important entre les projets et les déclarations d’intention d’une part, et les réalisations concrètes de l’autre. Le saupoudrage des investissements entre des secteurs très variés (transports et énergie, mais aussi agriculture, immobilier, finance…) et sur tous les continents font perdre au projet de sa consistance et de sa lisibilité, ce que les critiques internes dénoncent en Chine même au sein du PCC. Il faut donc se garder d’une vision maximaliste qui prêterait à tout investissement chinois l’ambition de s’insérer dans les nouvelles routes de la soie, alors que dans les faits les projets ne sont pas intégrés à une vision unique (Frédéric Lasserre, Barthélémy Courmont et Éric Mottet, « Les nouvelles routes de la soie : une nouvelle forme de coopération multipolaire ? », Géoconfluences, juin 2023).
Pour conclure il convient de citer une récente interview d’un très fin connaisseur de la Chine, Joerg Wuttke (président de la Chambre de commerce de l’Union Européenne en Chine et qui vit dans le pays depuis quarante ans). Il faisait suite au 20e Congrès du Parti durant lequel Xi Jinping a renforcé considérablement ses pouvoirs et verrouillé le système peut-être comme jamais.
J. Wuttke envisage d’abord l’aspect économique : Nous avons été habitués à la croissance économique, à la réforme et à l’ouverture pendant près de quarante ans. La Chine était le moteur économique du monde. Aujourd’hui, le pays emprunte une toute nouvelle voie. Nous devons supposer que la Chine se distingue des autres pays et qu’elle construira un contre-modèle au modèle libéral et axé sur le marché de l’Occident. Nous devons également nous faire à l’idée que Xi n’a pas été élu pour cinq ans de plus, mais de facto pour dix ou quinze années supplémentaires. Voire plus.
Lorsque le journaliste lui demande : « diriez-vous que le modèle de croissance qui a animé la Chine au cours des trois ou quatre dernières décennies est mort ? », l’auteur répond de façon très signifiante : Oui. Cela nous a été rappelé symboliquement avec le départ forcé de l’ex-président Hu Jintao (ndlr : prédécesseur de Xi). Pour moi, c’était la fin symbolique de l’ancienne ère. Cela signifie également que l’ancien modèle, qui reposait sur le consensus entre les différentes factions du Parti est mort. Désormais, Xi a fixé sa direction et il ne tolère plus la dissidence. La politique étrangère de la Chine deviendra encore plus assertive et conflictuelle. Le durcissement de la politique étrangère chinoise rend un rapprochement avec l’Europe presque impossible, d’autant plus que la position de la Chine dans la guerre en Ukraine est très mal perçue dans l’opinion publique européenne (legrandcontinent.eu, 27/10/2022).
Assurément l’homme fort du XXIe siècle se situe au pays du soleil Levant peut-être plus que sur le continent américain ou russe.
Avec tous les risques que cela fait planer sur les démocraties occidentales (François Bougon, Dans la tête de Xi Jinping, Actes Sud ; François Godement, Les mots de Xi Jinping, Dalloz)
Raphael Piastra
Maitre de Conférences en droit public des Universités