La solution des deux États est devenue un slogan politiquement correct, adopté par les deux parties du conflit israélo-palestinien comme un symbole de bonne volonté. Selon les sondages, la majorité des Israéliens soutiennent cette option, tout comme l’Autorité palestinienne, la Ligue arabe et la plupart des pays du monde. Seuls le Hamas et le Hezbollah s’y opposent officiellement. Trois premiers ministres israéliens ont tenté de promouvoir cette voie diplomatique : Ehud Barak en 2000, Ehud Olmert en 2008, et Benjamin Netanyahu en 2009. Mais tous ont échoué. Les négociations se sont heurtées aux conditions préalables imposées par chaque camp : l’armement d’un futur État palestinien, le droit au retour des réfugiés palestiniens, l’évacuation des colonies et la reconnaissance d’Israël comme État du peuple juif.
Les pourparlers diplomatiques se poursuivent, encouragés par des médiateurs, mais sans véritable conviction quant à leur issue. En réalité, ni les Israéliens ni les Palestiniens ne semblent désireux de voir aboutir cette solution.
Israël poursuit avec détermination la construction des colonies, pensant que le temps joue en sa faveur, ce qui rend inutile toute précipitation à conclure un accord.
Par ailleurs, une grande partie des Israéliens vit dans la peur d’une destruction de leur pays par les Arabes. Ils sont prêts à se retrancher derrière des murs de béton et des clôtures électrifiées, croyant protéger ainsi leur peuple des menaces extérieures. D’autres, plus modérés, disent en sourdine : « Donnons-leur un État et qu’ils s’en accommodent, tant que nous n’aurons plus à les voir. »
À l’autre extrême, la gauche libérale sombre dans un désespoir palpable. Nombreux sont ceux qui cherchent à obtenir un second passeport « pour assurer l’avenir de leurs enfants ». Certains vont jusqu’à affirmer ouvertement qu’Israël est condamné, et que l’idéologie sioniste n’était qu’une aventure vouée à l’échec. D’autres sombrent dans un pessimisme profond, les empêchant d’affronter la réalité et prônant le départ avant une catastrophe inévitable. Ces propos choquants sont typiques d’une bourgeoisie intellectuelle qui pense pouvoir s’intégrer aisément dans un pays occidental.
Elle justifie son pessimisme par la dégradation politique et morale de la classe dirigeante, la corruption du pouvoir et la domination exercée sur un autre peuple.
Les couches les plus défavorisées, incapables de quitter Israël, se sont senties trahies par des élites prêtes à tout abandonner. Des politiciens sans scrupules ont exploité cette frustration, transformant le populisme en levier de pouvoir. Ils ont exacerbé la fracture entre Juifs orientaux (Mizrahim) et Ashkénazes. Les médias se sont emparés de cette polarisation identitaire.Chaque question est désormais filtrée à travers ce prisme identitaire.
On est défini non par ses idées ou ses actions, mais par son appartenance à une ethnie ou une communauté.
Les plébéiens, radicalisés, ont vu leur patriotisme se muer en un nationalisme teinté de haine envers les élites. Ils ont développé un profond ressentiment envers l’intelligentsia et les valeurs des Lumières, se tournant vers des croyances mystiques, des superstitions et des théories du complot. Aussi, l’élite culturelle se sent-elle de plus en plus coupée du peuple.
Le phénomène des personnes toujours prêtes à faire leurs valises pour quitter refait surface après chaque déception politique : « Si c’est ce que veut le peuple, je n’ai plus ma place ici. » La droite a surnommé ces individus les « aigris ». La gauche libérale a perdu toute crédibilité. C’est, en un sens, la trahison de l’intelligentsia.
Au-delà des pourparlers diplomatiques sur le plan politique, il est utile de se poser une question essentielle : que veulent vraiment les Palestiniens ? Pour cela, il est pertinent d’écouter les propos du Premier ministre de l’Autorité palestinienne, Abu Ala, lors d’une discussion informelle avec le directeur de l’Institut pour la sécurité nationale, un acteur clé des accords politiques avec les Palestiniens.
Ce dernier a demandé à son homologue : Que veulent vraiment les Palestiniens, au-delà des positions officielles. Abou Ala de répondre : « Tout va bien. Nous sommes là, et nous n’allons nulle part. Nous soutenons l’idée d’un état unique. La démographie joue en notre faveur. Dans un état unique, nous avons un réacteur nucléaire de recherche à Dimona, une économie de haute technologie, et nous dessalons l’eau de mer. Nous avons toutes les capacités. L’armée la plus puissante du Moyen-Orient. Pourquoi devrions-nous tout reconstruire ? Vous voulez un seul état ? Bienvenue. Nous sommes pour un un seul état. »
Le représentant israélien a été choqué par le souhait palestinien de voir Israël devenir leur état. Le représentant israélien a réitéré le récit habituel : Israël doit rester un état juif et démocratique, fondé exclusivement sur l’identité juive. Toute autre solution mettrait en danger son existence et compromettrait l’idéologie sioniste.
La position d’Abu Ala n’est pas rarissime. Dans mes entretiens avec des intellectuels arabes, je suis surpris par leur volonté de s’intégrer à la société israélienne. La plupart se sont retrouvés partagés entre leur désir de s’identifier comme Israéliens et leur attachement au récit national panarabe, exigé par le politiquement correct.
Israël s’est abstenu, après sa création, de recruter des Arabes dans son armée, prétextant qu’ils ne souhaiteraient pas combattre leurs frères dans les pays voisins. Pourtant, en 1954, le ministre de la Défense Pinhas Lavon, contre l’avis du premier ministre David Ben Gourion, décida de publier un décret pour recruter les minorités du pays dans l’armée israélienne, afin de les libérer du sentiment de discrimination et de leur accroitre les mêmes droits et devoirs que les autres citoyens. Ce décret a été accueilli avec enthousiasme par les jeunes Arabes, qui se sont précipités à s’inscrire dans leurs localités et se présentèrent aux bureaux de recrutement. L’establishment israélien espérait que la simple publication de recruter des Arabes dans l’armée inciterait de nombreux jeunes à quitter le pays. C’est tout le contraire qui eut lieu. Et, face à l’afflux massif de volontaires, les bureaux de recrutement durent fermer.
Aujourd’hui la sécurité d’Israël ne dépend plus de soldats en uniforme, mais repose plutôt sur de professionnels hautement qualifiés dans des domaines de connaissances évolués. Un recrutement généralisé, des camps militaires, des chars et des avions n’assurerons pas notre sécurité.
La garantie de notre survie réside dans le niveau scientifique, éducatif et moral des jeunes générations. La nature de l’éducation que l’État fournira à tous ses citoyens à l’ère de la démocratisation du savoir déterminera notre supériorité face à un terrorisme sophistiqué qui nous menace.
Est-il raisonnable que l’État empêche une partie de ses citoyens d’acquérir des compétences professionnelles qui leur permettraient de subvenir à leurs besoins? Il n’est pas nécessaire d’imposer l’hébreu aux Arabes israéliens, mais il n’est pas non plus souhaitable de leur refuser un système éducatif national en hébreu qui leur permettrait une plus grande mobilité sociale, sans être obligés de les faire en Jordanie ou à Bir Zeit. Beaucoup préféreront l’hébreu à une langue qui limiterait leurs chances de réussite.
Les Israéliens ne semblent pas encore s’en rendre compte du regard envieux du Palestinien Lambda sur le développement économique de la société israélienne. Des membres du service de sécurité intérieure israélien(Shabak)rapportent que les femmes de la bourgeoisie de Ramallah demandent à leurs maris d’acheter uniquement des produits dont les emballages sont écrits en hébreu.
Lorsqu’on demande à un Palestinien s’il devrait vivre dans un « état d’apartheid », il répond : « Je préfère être discriminé en Israël plutôt que de vivre dans un état corrompu et obscurantiste. » Une admiration pour Israël existe déjà longtemps dans des pays comme le Maroc et se révèle constamment dans d’autres pays arabes.
Les Arabes israéliens ont connu une évolution significative. Si le cinéma est le miroir d’une certaine réalité, on observe un renversement de tendance chez la jeune génération arabe, comme le montrent les films de réalisateurs arabes israéliens. Ces œuvres ont pour thèmes essentiellement la quête d’une vie meilleure, l’identité sexuelle et la musique pop, plutôt que l’image du soldat israélien occupant, l’olivier ou la clé de la maison abandonnée, qui symbolisent la nostalgie du passé. Toutefois, ces réalisateurs, qui produisent leurs films avec des financements publics israéliens, se voient contraints de se présenter comme Palestiniens plutôt que comme Israéliens lors des festivals internationaux, car c’est ce que les Européens attendent d’eux, et ce qui est politiquement correct à leurs yeux.
Un poète d’un village arabe de Galilée m’a un jour confié que lorsqu’il se promène à Tel-Aviv, il se sent considéré comme un « objet suspect ». Pourtant, il préfère vivre à Tel-Aviv plutôt que dans son village.
Il est souhaitable d’envisager l’avenir du monde, et d’Israël en particulier, à travers des processus historiques à long terme. Dans l’Antiquité, de grands empires tels que l’Assyrie, Babylone, la Perse, la Grèce, Rome, Byzance, ainsi que les empires arabes, ont intégré de nombreux peuples comme citoyens, sans distinction d’origine. Aujourd’hui, les frontières politiques s’estompent grâce à la mondialisation économique, écologique et médiatique. Avec la démocratisation du savoir et la révolution des réseaux sociaux, nous vivons dans un monde qui, par bien des aspects, est meilleur qu’auparavant. Pour le meilleur ou pour le pire, la population mondiale vit désormais dans des États qui adoptent, consciemment en leur sein, des structures supranationales. Le monde a progressivement évolué d’États-nations en États de citoyens, sans distinction d’origine ou de religion.
Les puissants conglomérats mondiaux, tels que GAFAMI (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), BATXH (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi, Huawei) ou NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber), fonctionnent sans frontières territoriales, transcendant aisément les nationalités et les religions. Aucun pays aujourd’hui n’est exclusivement fondé sur une seule origine virtuelle. Plus aucun pays développé ne peut être considéré comme une nation homogène.
Israël pourra-t-il perdurer en tant qu’état mono-ethnique fondé sur une seule religion ? La peur de la « levantinisation », c’est-à-dire la crainte qu’une minorité arabe impose la charia ou une culture inférieure, alimente la politique d’ethnicité dominant en Israël.
Ces inquiétudes sont irrationnelles. Les Palestiniens aspirent à devenir Israéliens non pas pour imposer l’Islam, mais pour bénéficier des acquis culturels et scientifiques israéliens.
Il est pratiquement improbable de trouver dans le monde un exemple où une masse populaire parvient à imposer durablement sa culture à une élite professionnelle et aux éléments vitaux de la population. Les élites sont les véritables moteurs de l’évolution sociale. Les barrières de séparation finiront par tomber.
L’idéologie sioniste des premiers pionniers d’Israël est-elle encore compatible après le 7 octobre 2023. Va-t-elle être remplacée par un nouveau narratif plus adapté à la réalité de cette région de l’Ouest asiatique où nous vivons et à sa démographie. Les Arabes contribueront-ils à ébranler les perceptions diasporiques juives au sein de la société israélienne ? Pourront-ils sauver cette société de l’apartheid religieux et communautariste ?
Ygal Bin Nun,
Doctorat 2005 Université de Paris VIII « les relations secrètes entre le Maroc et Israël de 1956 à 1972 »
Doctorat 2010 Ecole Pratique des Hautes Études « Historiographie des textes de la Bible et le culte des divinités aux royaumes d’Israël et de Judée.
Enseigne actuellement à l’université de Tel Aviv et Bar Ilan.
Membre du Think Tank international Zone Libre