Quand Alexis de Tocqueville découvre l’Amérique en 1831, il y voit le laboratoire le plus avancé de la démocratie moderne. À ses yeux, les États-Unis sont un modèle inédit d’équilibre entre la liberté individuelle et le gouvernement représentatif, soutenu par une structure institutionnelle qui garantit la stabilité du système. Il admire cette démocratie naissante, qu’il considère presque comme parfaite, précisément parce qu’elle repose sur des contre-pouvoirs puissants et une société civile engagée. Mais dans De la Démocratie en Amérique, Tocqueville perçoit aussi, en creux, les germes d’un basculement possible vers une forme de despotisme démocratique, où l’opinion publique, une majorité écrasante et un pouvoir exécutif débridé pourraient à terme annihiler l’équilibre des forces. Ce qu’il décrit alors comme un risque théorique est devenu, près de deux siècles plus tard, une réalité brutale sous Trump 2024-2025, qui marque un point de rupture inédit dans l’histoire politique américaine.
Trump 2016-2020 : la rupture initiale, mais encore contenue
L’élection de Donald Trump en 2016 a été perçue comme un séisme politique, une violation des codes établis, une gifle aux élites traditionnelles. Mais il restait encore inscrit, malgré lui, dans la matrice institutionnelle du Parti républicain. Son mandat, aussi chaotique fût-il, était encore freiné par les institutions, et Trump, bien qu’il ait cherché à contourner le Congrès et à faire pression sur la Justice, se heurtait à des limites.
À cette époque, il incarne déjà un populisme brut, fondé sur le rejet du « deep state » et des élites bureaucratiques. Mais il n’a pas encore réussi à renverser complètement l’architecture institutionnelle. Il doit composer avec un Congrès républicain encore relativement traditionnel, une Cour suprême qui ne lui est pas entièrement acquise et un appareil militaire qui reste prudent. Le Trump 2016-2020 est donc un président disruptif, mais encore contraint par les structures existantes.
Toutefois, son discours sur l’Amérique assiégée, menacée par l’immigration, la mondialisation et une élite corrompue, commence à produire un effet radicalisant dans l’opinion publique. Il donne naissance à un mouvement bien plus vaste que lui, où le culte du chef prend progressivement le pas sur toute réflexion politique construite.
Trump 2024-2025 : l’effondrement du modèle tocquevillien
Si Trump 2016-2020 était une anomalie au sein du système, Trump 2024-2025 en est la réécriture complète. Le système qui devait le contenir a, en grande partie, cédé sous la pression.
Ce qui a changé en 2024-2025, c’est que les Républicains ont cessé d’être un parti traditionnel pour devenir un instrument entièrement dévoué à Trump. Tous ceux qui lui opposaient une résistance interne (McCain, Cheney, les Bush…) ont été écartés ou réduits à l’impuissance. Les institutions sont affaiblies : Trump a appris de ses erreurs et ne tolère plus aucun frein à son pouvoir, il place des loyalistes à tous les postes stratégiques. Le pays est plus divisé que jamais : les États-Unis de 2025 ne sont plus un pays où l’on débat politiquement, mais une société polarisée au point de la rupture, où chaque camp considère l’autre comme une menace existentielle.
Le modèle démocratique tocquevillien, basé sur la pluralité et l’équilibre des pouvoirs, est en train d’imploser.
Ce basculement ne s’est pas fait en un jour. Il résulte d’un long processus de fragmentation sociale, d’effondrement du bien commun et de destruction méthodique des liens sociaux.
Tocqueville avait vu venir ce danger : la fin du commun, la tyrannie de la majorité et l’homme fort
Tocqueville pensait que les démocraties modernes étaient menacées par trois forces corrosives.
La première est la disparition du lien social et du bien commun. Plus une société devient individualiste, plus elle se désagrège. Il anticipait que les citoyens se replieraient sur eux-mêmes, perdraient tout intérêt pour la chose publique et cesseraient de défendre les institutions, les abandonnant aux mains des plus rusés. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est que les Américains ne se perçoivent plus comme une communauté unie : ils vivent dans des “bulles idéologiques” séparées, nourries par des médias partisans et les algorithmes des réseaux sociaux.
Le deuxième danger est celui de la tyrannie de la majorité, où la démocratie se suicide elle-même. Tocqueville avait anticipé qu’une démocratie peut détruire ses propres principes si la majorité choisit de le faire. Il voyait que si une masse critique de citoyens, poussée par la peur ou la colère, décidait de sacrifier la liberté au profit de l’ordre, les institutions deviendraient impuissantes. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est que Trump ne gouverne plus en tant que président d’un pays, mais en tant que chef d’un camp, qui considère l’autre comme illégitime. La majorité qui le soutient veut imposer un ordre sans partage.
Enfin, Tocqueville avait pressenti l’arrivée de l’homme fort destructeur du politique. Il savait que la démocratie repose sur un équilibre fragile entre liberté et autorité. Si les institutions deviennent trop lentes et inefficaces, les citoyens finissent par vouloir un leader “fort”, qui “règle les problèmes” sans passer par les lourdeurs du système. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est que Trump est ce leader autoritaire que ses partisans veulent voir agir “sans entraves”.
Tout cela était écrit. Ce qui est frappant, c’est la vitesse à laquelle ces mécanismes se sont mis en place.
L’Amérique peut-elle revenir en arrière ?
La question centrale est de savoir si ce cycle de destruction démocratique peut être inversé.
Trois scénarios sont envisageables. L’Amérique peut s’adapter à cette nouvelle réalité et devenir un régime hybride, entre démocratie et autoritarisme électif, où un leader fort impose son ordre sans que les institutions puissent réellement le freiner. Une crise majeure pourrait provoquer un réveil démocratique et un contre-mouvement politique pourrait se structurer pour reconstruire un modèle de pluralité. Enfin, le pays pourrait continuer à se fragmenter, jusqu’à un point où une forme de guerre civile idéologique, voire réelle, devient inévitable.
Et l’Europe dans tout ça ? Elle ne peut plus compter sur les États-Unis comme modèle ni comme allié sûr. Elle doit tirer les leçons de ce qui se passe et éviter le même effondrement de ses institutions. Si elle n’agit pas vite, elle risque d’être broyée dans un monde où les rapports de force remplacent les principes démocratiques.
Tocqueville croyait en la capacité d’une démocratie à se régénérer. Mais ce qui est en jeu aujourd’hui, ce n’est plus seulement un cycle électoral : c’est la survie même de l’idéal démocratique.
Alors, l’Amérique pourra-t-elle retrouver son équilibre, ou a-t-elle déjà franchi le point de non-retour ?
Virginie Martin,
Docteur en science politique, HDR sciences de gestion
Professeure et chercheuse à Kedge Business School
Politiste et sociologue
Auteur de Vertigineux réseaux – Enjeux éthiques, cliniques et politiques qui vient de paraître aux éditions Management & Société (février 2025). Co dirigé avec Pierre-Antoine Chardel