Essayiste et collaboratrice de Marianne, Coralie Delaume est décédée aujourd’hui à l’âge de 44 ans. Son amie, Diane Le Beguec lui rend hommage.
Ce matin, une amie nous a quittés. Depuis quelques jours, des semaines, elle n’était à nouveau plus que Laura. Coralie Delaume, la plume, la voix, celle qui avait tant sacrifié à ses combats intellectuels et politiques, s’était déjà tue, effacée derrière la souffrance de Laura. Jusqu’au bout nous avons espéré, avons voulu ignorer, nous sommes leurrés, ne pouvant plus espérer qu’une chose : que la douleur cesse, qu’elle trouve la paix.
Mais quelques heures, à peine, ont passé et nous devons déjà retrouver Coralie, rendre hommage à la personnalité publique que Laura avait créé de toute pièce. L’exercice est aussi difficile que nécessaire et je l’entends encore : tu devrais écrire, me disait-elle. Oui, oui, repoussais-je encore et encore. Elle avait raison, comme d’habitude mais, là, tout de suite, c’est si tôt ! Il y a quelques années de cela, elle avait demandé l’autorisation d’assister à quelques-uns de mes cours. J’étais très intimidée en développant la pensée de Fichte devant elle ; elle l’était tout autant d’être là. Nous avions longuement parlé de lui, ensuite, dérivant çà et là, et cette conversation me revient à présent en mémoire. Si Laura est partie sous d’autres cieux, par son œuvre, Coralie survit dans le temporel, et touche à cette presqu’éternité-là.
Coralie Delaume est née d’une prise de conscience ; elle était un personnage de combat qui cachait mal la douceur inquiète de sa créatrice. Très tôt – depuis toujours ? – engagée auprès des républicains de gauche, derrière Jean-Pierre Chevènement, Laura Blanc avait dû déserter l’arène politique au moment où elle entrait au Ministère de la défense : il est des engagements qui sont exclusifs. Mais après des années, en proie au doute, elle devait comprendre qu’il lui fallait servir la France autrement. Profondément inquiète de l’évolution d’un monde dans lequel elle ne se reconnaissait pas, elle prit la décision de mettre son intelligence, sa plume, son extraordinaire force de travail au service de ce qu’elle savait être un long et difficile combat politique. C’est ainsi que Coralie apparut. Beaucoup l’ont rencontrée durant ces dernières années et chacun a de précieux souvenirs : elle maîtrisait parfaitement les nouveaux outils médiatiques – blogs, réseaux sociaux – et brillait dans les anciens – livres, journaux, radio, télévisions, qu’elle utilisait tour à tour pour rencontrer, convaincre, témoigner.
Coralie était curieuse, d’une insatiable curiosité. Certains ont évoqué son innocence, et c’est bien de cela dont il s’agissait : elle accueillait les connaissances et la contradiction sans jugement a priori, cherchait à comprendre, à aller plus loin, parfois confuse, au détour d’une discussion, de découvrir qu’elle avait, jusque-là, pu se laisser prendre à un jugement hâtif, avoir été victime de ses propres préjugés. Alors, elle ne lâchait pas son interlocuteur, se plongeait dans les livres qu’il lui indiquait, sans lesquels elle ne s’autorisait plus à intervenir sur le sujet. Souvent, elle découvrait qu’elle était sensible aux arguments d’un adversaire voire, même, que celui qu’elle pensait d’un autre bord ne l’était peut-être finalement pas tant que ça. Elle accueillait les désaccords, souvent mineurs, avec ses propres amis simplement, cherchant seulement à les comprendre. L’autre facette, sans doute corollaire de cette grande honnêteté intellectuelle, était la conscience aiguë de tout ce qu’elle ne savait pas et de tout ce qui lui restait à apprendre : la peur de manquer des choses essentielles, d’écrire un peu hâtivement – comme si elle écrivait jamais ainsi – sur des choses qu’elle ne connaissait pas parfaitement. Combien de temps aurait-elle tenu, encore, en devant vivre de sa plume et, par conséquent, en devant écrire sur commande ? Un jour où, après la publication d’un article, un lecteur avait réagi en lui opposant des critiques qu’elle avait eu le malheur de trouver pertinentes, elle avait été plongée dans les affres du doute.
Elle ne faisait pas cela par simple amour de la connaissance, par seul goût du savoir. A cet égard, elle était une véritable intellectuelle, au sens le plus classique du terme. Il n’était pas une de ses recherches, pas une de ses lectures, pas une des questions qu’elle posait aux uns et aux autres qui étaient le fruit du hasard. En politique, elle avait été formée auprès des plus exigeants, de ceux qui, le plus, détestaient l’à-peu-près, les facilités de langage, les fausses inspirations, le lyrisme de bas étage. Elle était forte de convictions profondes, d’indignations violentes, de réactions parfois épidermiques. Elle ne pardonnait pas le mépris intellectuel et social, elle avait en horreur le refus du débat et la mise devant le fait accompli. C’était, pour elle autant de trahisons. Elle pensait que si la France n’était pas la France, elle pourrait mourir peu à peu de ces défaites successives de l’intelligence, de la démission d’élites devenues ignares à force d’enfermement dans leurs médiocres certitudes. Mais elle ne croyait pas que le combat put être définitivement perdu et là où tant de ses amis se retiraient sur leur Aventin, elle, restait dans l’arène.
Elle allait voir, se mêlant, amusée, intriguée, aux jeunes qui rêvaient d’une constituante place de la République, ou, autre temps, autre inquiétude, descendant dans les rues pour rencontrer ces gilets jaunes devant lesquels le pouvoir semblait trembler. Elle acceptait, à reculons, de présenter son livre sur le couple franco-allemand devant un parterre de chefs d’entreprise qu’elle pensait choquer ; quelle surprise quand elle s’aperçut qu’après quelques mots seulement, elle les avait déjà convaincus ! Partout, elle cherchait une raison d’espérer. Des médias lui avaient ouvert leurs portes, beaucoup l’avaient lue, beaucoup la suivaient.
Elle avait brisé des illusions devenues insupportables – comment résumer ses écrits sur le fédéralisme et le couple franco-allemand ? – qui empêchaient de penser l’avenir, de le construire. La question du politique, de l’Etat, de la souveraineté, non prise comme un dogme – elle était trop fille des Lumières pour supporter les dogmes – n’était pas pour elle une vieille lune, pas plus qu’une abstraction ; elle était la seule réponse possible à la seule chose qui semblait véritablement la hanter : la pauvreté.
Elle ne pardonnait pas, elle ne passait rien à ceux qui ignoraient la misère ou, pire, la méprisaient. Au-delà de sa personnalité propre, cela était sans nul doute dû à la tradition politique qui était la sienne et qu’elle revendiquait sans rougir. Laura était, restait une fidèle héritière du socialisme républicain. Elle n’oubliait jamais, au milieu des controverses théoriques, l’avenir qu’elle craignait de plus en plus sombre pour nombre de nos compatriotes. Lorsqu’elle affirmait croire à la conscience de classe, ce n’était pas de vains mots, c’était pour elle une fierté, un honneur : elle n’avait, de fait, qu’indifférence pour les ors de la République, elle voulait rester fille du peuple, toujours à l’aise auprès de ceux qu’elle estimait, au fond, être les siens. Parfois, elle nous disait ne pas voir sa place là où nous voulions la conduire. C’était faux : partout, elle la trouvait, restant fidèle à elle-même, ne trichant jamais.
Sans doute aurait-elle aimé que je finisse ce texte avec le mot « social ». J’ai hésité, bien sûr, mais je ne le ferai pas. Oui, bien sûr, là était tout son combat mais, ce soir, c’est moi qui tiens la plume. Et je sais que si elle a été si forte, c’est parce que, pour lui, elle n’a eu de cesse de déployer la plus belle et la redoutable des armes de l’esprit : la liberté.
Diane Le Beguec
Directrice des études d’HEIP