Pour la Revue Politique et Parlementaire, Florian Forestier, du think tank #leplusimportant, a interviewé Jean Cattan, secrétaire général du Conseil national du numérique. Docteur en droit public et chargé d’enseignements en droit et régulation du numérique à Sciences Po Paris et à l’Université Panthéon-Assas., Jean Cattan est notamment coauteur avec Serge Abiteboul de Nous sommes les réseaux sociaux (Odile Jacob, septembre 2022).
Revue Politique et parlementaire – Pour commencer, peut-être pourriez-vous souligner quels sont les principaux acquis des grands textes de régulation européens (DSA, DMA,…) quant à la régulation des réseaux sociaux et ce qui vous parait le plus essentiel ?
Jean Cattan – En plus des règles à vocation générale applicables en matière d’ouverture à la concurrence ou de modération des contenus, les règlements sur les services et marchés numériques (dits DSA et DMA) ont pour principale caractéristique commune de créer un cadre réglementaire spécifique aux quelques dizaines d’entreprises et de services qui suscitent l’essentiel de notre attention et drainent les principaux flux financiers de l’économie numérique. Avec le règlement sur les marchés numériques, nous pouvons espérer une plus grande contestabilité des positions acquises par les géants du numérique à coup d’innovations géniales mais aussi de comportements prédateurs et d’effets de réseaux. Avec le règlement sur les services numériques, les autorités publiques épaulées de la société civile vont pouvoir exercer un contrôle plus pointu sur les modalités mises en œuvre par les plus grands réseaux sociaux pour assurer une modération des contenus qui réponde à l’intérêt général.
RPP – Ces textes marquent-ils selon vous un point d’arrivée ou le commencement d’une nouvelle relation aux grandes entreprises numériques ? Comment peut-on aller plus loin maintenant ?
Jean Cattan – S’ils ne résoudront pas tout à eux seuls, l’entrée en vigueur de ces deux règlements marque un véritable momentum pour instaurer une nouvelle relation aux plateformes et orienter celle-ci vers un modèle de développement plus ouvert, respectueux de la capacité de tout un chacun à innover d’une part et de nos fondamentaux démocratiques d’autre part.
Il est important de se dire que la domination des géants du numérique ne marque pas la fin de l’Histoire.
Un tel concept n’existe tout simplement pas. Je comprends que face à la puissance acquise par les plus grandes plateformes, nous puissions croire en tant que citoyens, petite entreprise, agent public, que notre sort est scellé et que notre environnement social et économique leur appartient désormais. Mais ce n’est pas le cas. À l’inverse, nous devons penser la régulation comme un processus continu, une construction permanente et adaptative. Les textes en vigueur permettent ces ajustements et nous voyons bien avec l’arrivée des agents conversationnels combien ils seront essentiels. À ce jour, aucun des services qui ont marqué l’année, que ce soit ChatGPT, les chaînes Whatsapp ou Threads ne sont désignés comme porteurs d’obligations. Et les obligations dont nous aurons le plus besoin ne sont probablement pas encore écrites.
Mais encore une fois, ce qui compte est que grâce à ces textes, nous sortons de l’impression de ne pas être en capacité d’agir, d’être éblouis ou écrasés.
Non, nous avons une capacité d’agir et la régulation est un levier d’action important parmi d’autres qu’il nous faut revendiquer. Car la régulation n’est finalement que la mise en action de notre volonté collective. Abandonner cela, c’est abandonner la suprématie de l’exercice démocratique, c’est abandonner le jeu de la mise en conformité des acteurs privés au regard de l’intérêt général. D’autant plus que très souvent et contrairement à la pensée commune, les innovations technologiques ne font pas que précéder les dispositifs de régulation, elles en émanent tout autant. Sans le Decency Act américain de 1996 ou la directive eCommerce de 2001, il n’y a tout simplement pas de réseaux sociaux. À l’heure de la régulation de l’intelligence artificielle, il est essentiel de se souvenir combien la régulation s’inscrit dans le cycle de l’innovation.
Sans régulation, nous avons une fermeture naturelle de certains systèmes qui empêche tout un chacun d’innover et désincite même les opérateurs puissants à le faire.
C’est ce qui a poussé la Commission européenne à agir avec le règlement sur les marchés numériques. Pour ce qui est des réseaux sociaux, aujourd’hui ce sont des systèmes soumis à de multiples courants entre fermeture et ouverture. À nous de faire en sorte que les meilleurs équilibres soient atteints pour garantir la liberté de chacun à innover et à choisir.
Cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas y avoir de mauvaise décision publique ou de mauvaise régulation. Les erreurs sont possibles bien que rarement admises. On le comprend, la cause et les enjeux sont trop importants. Pour éviter les erreurs, le chemin le plus sûr est encore bien souvent celui de la démocratie. C’est la démocratie qui permet de faire se rencontrer les opinions, les visions et analyses et à la fin d’atteindre le meilleur équilibre. C’est elle qui nous évite de nous engouffrer dans les biais portés par une entité ou une personne. C’est la raison pour laquelle le Conseil national du numérique plaide depuis l’installation de la dernière mandature, et notamment dans Civilisation numérique. Ouvrons le débat ! pour la mise en discussion collective et permanente de questions si fondamentales telles que notre rapport aux plateformes.
Le projet de loi porté au Parlement cette année est une occasion d’avoir ce débat et potentiellement d’ouvrir des champs de réflexion nouveaux.
Plus largement, nous devons avoir cette conversation entre nous et partout. Cette démarche de débat permanent, nous la portons tous les jours dans le cadre d’Itinéraires numériques, une initiative dédiée au soutien des acteurs locaux et visant à encourager le débat public sur notre relation au numérique. C’est encore de ces débats que viendront les idées les plus pertinentes pour l’avenir.
RPP – Quels sont les problèmes à traiter maintenant ?
Jean Cattan – Beaucoup des problèmes auxquels nous nous trouvons confrontés émanent de l’économie de l’attention, à laquelle le Conseil national du numérique a d’ailleurs dédié un ouvrage. La situation est la suivante : en se finançant grâce à la publicité, les réseaux sociaux comme d’autres médias avant eux, ont une incitation à rendre leurs publics captifs, ce qui peut entraîner à la fois une escalade dans le caractère potentiellement néfaste des contenus proposés ou encore provoquer des usages pour le moins compulsifs. Or, et notamment du fait de leurs nombreuses qualités, ces réseaux sont aussi devenus nos espaces de discussion collectives. Pour la préservation de notre capacité à faire société, à nous émanciper ou encore à faire vivre le débat démocratique, il est important de pouvoir répondre à ces dérives.
Une issue, sur laquelle vous avez beaucoup travaillé avec Célia Zolynski, serait d’envisager un droit au paramétrage des réseaux sociaux par les utilisateurs.
Grâce au travail de Célia Zolynski, cette idée a pu être introduite dans les travaux du Conseil et dans la discussion publique en général. Actuellement, les plateformes constituent des écosystèmes fermés. L’utilisateur a très peu de prise sur les contenus qui lui sont proposés et la façon dont ils le sont (qu’il s’agisse de choses aussi triviales que la couleur de l’arrière-plan ou de choses plus importante comme la visibilité de tel ou tel type de contenu). Le droit au paramétrage nous permettrait de donner à l’utilisateur la liberté de choisir ce qu’il consent à voir, comment il souhaite le voir et ainsi de s’extraire des choix des réseaux sociaux eux-mêmes, gouvernés par une logique de gain financier. Depuis lors, on a vu une tendance vers la monétisation des réseaux sociaux. Si cette évolution peut s’avérer bénéfique pour l’utilisateur, en ce qu’elle nous dégagerait de la nécessaire captation de son attention, il se peut aussi qu’elle nous soumette à la triple peine : des réseaux cloisonnés, payants, discriminants et mal modérés. Il nous faut alors saisir le moment pour imposer nos conditions.
RPP – En effet, actuellement l’utilisateur d’un réseau social a une capacité très limitée pour indiquer ses préférences au réseau, mais ne peut agir sur le type de contenus qui vont lui être proposés, décider s’il souhaite des recommandations plus ou moins individualisées, refuser certains types de contenus ou ajouter d’autres fonctionnalités. Les réseaux sociaux ont commencé à introduire des mesures de temps de connexion, mais cela ne permet pas d’agir sur la variété des recommandations, leur mode d’affichage, sur l’interface elle-même (par ex. voulons-nous du bouton like ou de plusieurs boutons de réaction ?).
Jean Cattan – Ce qui est particulièrement enrichissant avec l’idée du droit au paramétrage est que son invocation à elle seule nous permet déjà d’imaginer la manière dont nous souhaiterions voir évoluer nos réseaux. Lorsque l’on commence cet exercice, on se rend bien compte de combien nos réseaux sociaux actuels sont considérablement atrophiés. Ils n’offrent qu’un nombre très limité de fonctionnalités et ne nous permettent d’en ajouter aucune. Ce qui est, il faut le souligner, une anomalie à l’échelle de l’histoire des technologiques. Pour ne prendre que le cas du numérique, ce qui fait la richesse d’Internet pour parler largement est la capacité que certains inventeurs ont eu de greffer des inventions sur des inventions préexistantes. C’est ce que Cory Doctorow appelle l’interopérabilité adverse. Aujourd’hui cela nous est totalement impossible sur les réseaux sociaux. D’où cette sensation de « fin de l’histoire » mais il s’agit seulement d’un état de fait qui est au surplus une anomalie si l’on regarde les choses sur le temps long.
Pensez aux smartphones qui sont tout de même des environnements très fermés. Même dans ce cadre vous pouvez changer d’application de messagerie.
Et le DMA ira encore plus loin en empêchant au concepteur de votre système d’application de nous imposer un magasin d’applications sur lequel ne figure que les applications qu’il a sélectionnées.
Une poignée d’entreprises ont voulu faire de leurs inventions des écosystèmes où l’innovation pour y entrer devait passer leur barrière de péage. Nous allons retirer cette barrière.
Pour revenir au cas des réseaux sociaux, un moyen très concret de résoudre ce problème de barrière à l’innovation est de permettre aux utilisateurs de brancher des applications tierces sur les réseaux sociaux par le biais d’interfaces de programmation d’application (API) publiques comme il en existait pour Twitter et comme il en existe plus d’une vingtaine pour Mastodon. Dans ces applications tierces, les utilisateurs peuvent ajouter les paramètres, extensions et donc les fonctionnalités de leur choix.
En faisant un pas de plus dans le futur, nous pouvons nous projeter dans un monde où tout le monde accède au contenu de son réseau social par l’intermédiaire d’une interface conversationnelle enrichie par l’intelligence artificielle. C’est la possibilité théorique offerte par la capacité de tout un chacun de créer des agents conversationnels grâce à des outils comme les GPT de ChatGPT. Demain, vous pourriez avoir un agent conversationnel qui filtre les contenus que vous autorisez vos enfants à voir, vous fait vos revues de presse, vous synthétise ce que vous avez manqué, etc. Nous sommes potentiellement face à un nouveau typed’intermédiation. Et si nous voulons que cette intermédiation profite à tous, alors nous devons définir un cadre d’ouverture des ressources que sont les réseaux sociaux. Le risque sinon est que ces ressources soient phagocytées par des acteurs comme OpenAI ou sinon que les écosystèmes continuent de se refermer sur eux- mêmes. Cela vaut pour les réseaux sociaux, mais aussi pour la presse, la création artistique, les encyclopédies en ligne ou moteurs de recherche. Pour éviter ces situations, nous devons mettre en place une régulation technico-économique visant à la création d’un cercle vertueux entre production, extraction et génération de contenus.
RPP – Les plateformes ne vont-elles pas multiplier les obstacles à cette évolution ?
Jean Cattan – C’est tout à fait possible. Il est normal qu’une entreprise qui a construit son évolution sur un modèle économique donné rechigne à le voir évoluer. C’est précisément là que le rôle de l’autorité publique est le plus important. Cela étant, je crois que c’est aussi dans leur intérêt d’épouser cette évolution vers plus d’ouverture et finalement de valorisation de leurs ressources par le jeu de l’innovation extérieure. Car la pente naturelle des réseaux fondés sur la capture n’est pas nécessairement la meilleure, pour personne. C’est une pente naturelle mais qui se termine assez mal en général.
A ce titre, Cory Doctorow (membre historique de l’Electronic Frontier Foundation) parle – pardonnez-moi l’expression – d’une « merdification » en trois étapes des réseaux sociaux. Dans la première étape, les utilisateurs sont satisfaits, en partie car le modèle économique n’a pas besoin d’être solidement établi. Dans la seconde, le modèle publicitaire s’installe, mais celui-ci dégrade le service, conduit à privilégier la viralité, l’incitation au clic, le micro-ciblage, avec tous les effets négatifs qu’on connaît. Il en résulte une dégradation du service et de la satisfaction des utilisateurs, qui vont chercher à migrer vers d’autres réseaux. À terme, c’est la troisième étape, plus personne n’est satisfait, pas même les réseaux sociaux ou les entreprises qui sont leurs clientes. Et lorsque nous voyons la tendance de certains réseaux, nous pouvons nous dire que nous avons atteint ce point, voire même que nous l’avons bien dépassé.
Face à ce constat, le groupe Meta cherche à créer une logique d’écosystème plus ou moins ouvert grâce à l’interopérabilité de leurs réseaux Thread et Instagram puis demain avec Mastodon, par l’intégration d’un flux Actus sur Whatsapp, etc..
D’autres comme Elon Musk annoncent depuis des lustres vouloir développer une « X App », soit un réseau social intégrant de très nombreuses fonctionnalités de paiement ou autres. Tous les réseaux cherchent un moyen de sortir de leur économie actuelle. Le rôle de la puissance publique peut être d’accompagner ces grandes structures dans leur changement de modèle en apportant les stimuli nécessaires à l’ensemble du marché, pour que tout le monde soit au même niveau de contrainte. Sinon personne ne bougera le premier. Maintenant que nous avons débloqué la paralysie réglementaire avec le DMA et le DSA, le moment me semble désormais bien choisi pour construire un secteur ouvert et créateur de richesse.
RPP – À quelle échéance faut-il envisager de telles évolutions, selon vous ?
Jean Cattan – À relativement brève échéance, la question de l’ouverture des réseaux sociaux pourrait faire son entrée dans le programme de travail de la prochaine Commission européenne qui prendra ses fonctions en 2024. Dans le prolongement des règlements adoptés l’an dernier, la Commission remonterait jusqu’à la source des problèmes qu’elle a commencé à traiter lors de sa présente mandature. Dans la poursuite des travaux de Maria-Luisa Stasi, la régulation économique servirait la régulation sociétale. D’un point de vue politique, le message me semble mobilisateur : nous pouvons enrichir nos expériences et protéger le public en appelant à la capacité de la société toute entière à innover. Nous pouvons libérer l’énergie et les talents qui résident partout autour de nous.
RPP – Pardonnez-moi de me faire l’avocat du diable, mais… avec le contexte géopolitique actuel (la guerre en Ukraine, l’accentuation de la rivalité USA Chine, etc.) ne voit-on pas se renforcer la tendance inverse. Les grands acteurs du numérique comme outils de puissance, de guerre économique, de cyberguerre. Ne risque- t-on pas d’aller vers une « arsenalisation » croissante du numérique ? Celle-ci ne pourrait-elle pas à son tour influencer la construction de la régulation ? Par exemple, en multipliant les contrôles sur la circulation des algorithmes eux-mêmes, en restreignant leur diffusion, leurs usages ? Par un empiètement des dispositifs législatifs à vocation sécuritaire et régalienne sur la régulation internationale ?
Jean Cattan – Ces questions sont d’une très grande importance et précisément l’ouverture des réseaux sociaux y apporte une solution : en diminuant le pouvoir qu’exercent quelques entreprises – qu’elles soient étrangères ou non n’est pas le problème – sur nos espaces de discussion collective, non seulement nous nous affranchissons de leur influence mais nous nous protégeons aussi de toutes les vulnérabilités qu’emportent les architectures centralisées.
C’est l’idée qui se trouve à l’origine-même de la création d’internet.
Il me semble aussi qu’un changement de modèle économique des réseaux sociaux n’aurait que des avantages d’un point de vue géopolitique. L’économie de l’attention, en ce qu’elle est aussi une économie du contenu toxique, est la source de nombreuses atteintes à la qualité de notre débat démocratique, ne serait-ce qu’en termes de viralité de contenus problématiques ou de démultiplication des comptes frauduleux. Elle ouvre qui plus est la porte à des pratiques extrêmes de ciblage politique et de manipulation. Sortir de l’économie de l’attention, c’est nous épargner beaucoup de ses effets collatéraux : moins de prévalence pour les contenus viraux, c’est moins de vulnérabilité aux ingérences étrangères.
Enfin, en termes de relations internationales, il faut bien voir que l’Europe a toujours gardé une relation privilégiée avec les États-Unis. Nous avançons en semble depuis la libéralisation des télécoms, mais sans jamais nous démarquer de nos principes fondamentaux. Par exemple, lorsque des doutes ont été émis sur les garanties de sécurité ou de protection des publics du fait de telle ou telle entreprise, l’Europe n’a pas agi par le recours à des discriminations systématiques contre des applications et entreprises étrangères spécifiques.
Nous sortons de ces débats par le haut en respectant le principe d’égalité et en trouvant le moyen d’accroitre de manière générale la qualité et la sécurité de nos infrastructures.
RPP – Mais – je continue à faire l’avocat du diable – une évolution de cette ampleur est-elle possible ? L’infrastructure technique des réseaux sociaux ne fixe-t-elle pas un certain nombre de choses ? Ne détermine- t-elle pas de toute façon leur usage ? Le néolibéralisme et le solutionnisme ne font-ils pas partie de son ADN ?
Jean Cattan – Il faut justement refuser cette idée, qui participe du même fatalisme que celle de la fin de l’Histoire. Certainement, ces entreprises sont fondées sur un modèle et une architecture pouvant nuire à la démocratie. Mais c’est précisément le rôle de la puissance publique que d’interférer avec ces dynamiques en forçant à la mise en place de dispositifs alternatifs, tels que ceux que nous avons pu décrire précédemment. Et j’ajoute qu’il est faux, contrairement à ce que l’on peut entendre dire ici ou là, qu’une tendance idéologique X ou Y serait inscrite dans l’ADN des réseaux sociaux. Probablement les dirigeants de réseaux sociaux ont leurs opinions et celles-ci sont parfois des plus condamnables, mais les réseaux dominants s’ils sont déterminés par une chose aujourd’hui c’est bien plus par l’appât du gain. Ensuite, ils deviennent le lieu de multiples appropriations, conflits d’usage, etc. Mais ils n’emportent pas d’autre idéologie que capitalistique. Et si aujourd’hui cette appétence du gain venait à favoriser encore l’adversité pour favoriser les rentrées financières, il serait dans notre devoir collectif d’interférer.
RPP – Très concrètement alors. Quelles seraient les modalités et les étapes d’une telle évolution ?
Jean Cattan – Nous avons ébauché précédemment l’idée de l’ouverture des réseaux sociaux par le jeu d’API ouvertes rendues obligatoires. C’est un pas vers la mise en œuvre concrète des principes d’ouverture des réseaux sociaux et de liberté de choix de l’utilisateur. Mais il nous faut en effet aller au-delà et poser des questions très concrètes de mise en œuvre. Pour cela, il n’y pas de miracle, nous avons besoin d’une instance régulatrice. Sans une instance régulatrice, nous nous retrouvons avec des initiatives privées antagonistes qui se font face, s’immobilisent le plus souvent et finissent par prendre l’utilisateur en otage.
Pour dépasser cette situation, nous avons besoin d’une autorité qui ait le pouvoir de mettre tout le monde autour de la table pour régler les différends, au besoin au travers d’une procédure ad hoc.
Imaginons une entreprise qui voudrait développer une extension pour un réseau social donné et visant à protéger les mineurs de certains types de contenus. Imaginons que ce réseau social refuse cette extension en prétextant des failles de sécurité, il faut qu’un tiers impartial puisse trancher rapidement. C’est le rôle du régulateur. Au niveau national, en matière de télécoms, c’est précisément le rôle de l’Arcep de traiter ce type de question. Que faire si un opérateur empêche un autre opérateur de poser de la fibre dans un immeuble qu’il a précédemment équipé ? L’opérateur empêché peut saisir l’Arcep d’un règlement de différends pour avoir une solution à son problème en moins de quatre mois. C’est un temps tout à fait compatible avec le temps de l’innovation numérique. Avec le DMA, nous sommes très proches d’une telle solution mais il reste quelques ajustements à opérer. Nous pouvons espérer que la Commission s’y emploie au cours de la prochaine mandature.
RPP – Pourquoi penser au niveau national ?
Jean Cattan – Il ne s’agit pas tant de penser un cadre national que de poser des principes et un cadre à l’échelle européenne pour ensuite permettre une mise en œuvre qui implique des autorités nationales. Ainsi, il nous faut préciser que dans les télécoms de tels dispositifs de règlements des différends ont été imposés aux États membres par le droit de l’Union européenne.
C’est donc quelque chose que l’on exécute au niveau national mais qui a été pensé au niveau européen.
Pourquoi cela ? Essentiellement pour des questions de moyens humains d’action et de connaissance des écosystèmes.
A l’inverse, le DMA et le DSA donnent à la Commission européenne un certain pouvoir de contrôle, mais étant donné les moyens dont elle dispose, et l’immensité du périmètre à couvrir, celle-ci pourra difficilement adopter toutes les décisions dans un bon timing. Il suffit de comparer. L’ARCEP emploie 170 personnes pour le seul champ des télécoms français. La Commission pour sa part emploie un peu plus d’une centaine de personnes pour contrôler l’ensemble du numérique européen. Aussi, il faut comprendre qu’une instance de régulation n’est efficace qu’en tissant un réseau d’échange et de confiance entre tous les acteurs. Son accessibilité et sa réactivité sont essentielles pour construire cette confiance.
Un tel cadre semble difficile à mettre en place à l’échelle européenne. Il nous faut nous appuyer sur les régulateurs nationaux, dont les prérogatives pourraient être expérimentalement élargies.
Dans l’attente de quoi, avec Joëlle Toledano, nous avons incité la Commission à tenir un rôle s’apparentant plutôt à celui de chef d’orchestre : entretenir des relations multilatérales avec les autorités nationales, les entreprises et la société civile.
RPP – Un dernier mot à ajouter ?
Jean Cattan – Nous nous devons de prendre confiance dans notre capacité à agir. La régulation est souvent discréditée comme l’arme des faibles, de ceux qui n’investissent pas à coup de milliards. Mais dire cela revient à nier ce qui réside au cœur de l’exercice de régulation : l’imposition de l’intérêt général sur des intérêts privés.
Et je rappelle que cette primauté de l’intérêt général n’a pas à s’imposer au détriment de l’innovation ou de l’invention de choses géniales, au contraire !
C’est là un mythe que nous pourrions qualifier d’antidémocratique car discréditant notre capacité à imposer une volonté collective sur des intérêts privés. En pensant en termes d’ouverture et non de recherche de puissance, nous nous inscrivons dans la poursuite des plus grands succès de l’Union européenne. Sans régulation, ce que nous observons le plus souvent est le repli sur soi, l’économie de la rente et la privation de tout un chacun d’innover. A l’inverse, nous donnons à toutes et tous la capacité à innover et de choisir là où une poignée d’entreprises ont imposé leur loi. Historiquement, c’est bien la régulation qui assure l’ouverture et la capacité de chacun à innover. C’est un axe fort dans l’intervention de l’Union européenne depuis près de 50 ans désormais. Car n’oublions pas que l’Union européenne ne s’est pas bâtie sur la recherche de puissance économique de quelques-uns, mais bien contre ce qu’une telle puissance pouvait emporter comme danger et sur la nécessaire mise en partage de nos richesses.
Jean Cattan
Secrétaire général du Conseil national du numérique
Propos recueillis par Florian Forestier