Suite à la dernière déclaration de Gabriel Attal nous publions une réflexion de Floriane Zagar sur la place et l’utilisation excessive des écrans dans les écoles. L’article met en évidence les inquiétudes concernant l’impact négatif des écrans sur le développement des enfants et s’interroge sur la place du numérique dans les établissements scolaires.
“L’apprentissage, c’est transmettre des valeurs d’homme à homme, dans un monde où l’on croit que l’outil numérique peut tout remplacer.” Thierry Marx. Le ton est donné.
Alors que G. Attal, ministre de l’Éducation nationale, remet les écrans au centre des débats, loin de moi l’idée de vouloir supprimer tout écran, toute information numérique au sein des établissements scolaires.
En revanche, il s’agit de déterminer précisément ce que l’on attend de l’école, quels sont les objectifs à atteindre ? La réponse est simple. Il s’agit majoritairement de transmettre et faire acquérir des connaissances, préparer à la vie professionnelle, éduquer les futurs adultes à être citoyens et à vivre ensemble.
La priorité donnée à l’Éducation nationale va donc bien au-delà de la transmission de savoirs. Le corps enseignant doit aussi veiller à l’exercice de la citoyenneté.
L’école ne saurait de moins en moins se contenter d’« instruire ». Elle doit aussi « éduquer », permettre d’acquérir une culture et préparer ses apprenants (qu’ils soient écoliers, collégiens, lycéens ou étudiants) à leurs futures responsabilités d’Homme et de citoyen.
Ces objectifs forment un tout intrinsèquement lié si l’on veut que notre système scolaire favorise la naissance de personnes libres, responsables et sachant vivre avec les autres.
Véritable révolution économique et technologique, l’avènement du numérique pose plusieurs questions de société, en particulier sur sa place auprès des élèves et dans le cadre d’un enseignement.
De nombreuses études ont démontré l’impact négatif d’un usage trop important des écrans sur le développement ou les capacités d’apprentissage des enfants et Gabriel Attal s’en alarme.
Dans une interview à « Madame Figaro » fin novembre 2023, il estime même que « concernant l’usage des écrans à la maison, nous sommes proches d’une catastrophe sanitaire et éducative ».
Si cette mise en garde découle de récentes statistiques selon lesquelles un enfant de six ans passe en moyenne autant de temps derrière un téléphone ou un ordinateur que sur les bancs de l’école, il faut aussi s’interroger sur la place des écrans dans le cadre éducatif. La baisse du niveau de nos élèves serait notamment de la responsabilité des écrans, ce qui appelle à « un sursaut collectif ».
Pour Gabriel Attal, c’est donc à l’École de lutter contre la surexposition aux écrans des enfants en offrant des alternatives.
Il serait temps que le politique s’empare du principe de réalité qu’il a occulté depuis trop longtemps. Depuis plus de 10 ans, des alertes ont été lancées par des spécialistes du sujet (professionnels du corps médical, chercheurs, associations, enseignants) qui travaillent sans relâche à alerter sur ce phénomène particulièrement inquiétant.
Et pourtant, les réponses apportées ne sont toujours pas à la hauteur et la situation continue de s’aggraver : 832 heures annuelles d’écran pour les enfants entre 1 et 6 ans (tablettes, internet, jeux vidéo, smartphone, télévision…) quand dans le même temps en dix ans les troubles cognitifs ont augmenté de 24 %, les troubles psychiques de 54 % et les troubles du langage de 94 %.
L’école, au cœur du système
Demander aux enseignants de mettre en garde les parents contre les dangers des écrans, à l’école de proposer des alternatives montre combien le nœud du problème est loin d’être tranché.
Primo, les enseignants doivent transmettre des savoirs, développer le sens critique, guider sur le bon chemin… les enfants et non pas les parents !
Leur demander d’alerter, voire de sermonner les parents, c’est non seulement les mettre dans une position très inconfortable mais, en plus, c’est oublier les réalités de terrain.
L’école doit faire face à un empilement inflationniste de ses missions : sensibilisation aux théories du genre, aux violences sexistes et sexuelles, harcèlement scolaire, à l’équilibre alimentaire pour lutte contre l’obésité, etc.
Tout cela à moyens et volume horaire quasi constants, donc au détriment du socle des compétences centrales que sont l’écriture, la lecture, les mathématiques. Cela explique peut-être en partie le dévissage de la France dans les classements internationaux sur le plan des résultats pédagogiques.
Secundo, il est demandé à l’école de proposer des alternatives, comme le prêt de livres aux parents. Cela traduit une méconnaissance du travail des équipes éducatives qui, dans de nombreuses écoles et depuis longtemps, ont mis en place un tel dispositif, dans des conditions parfois difficiles.
L’enseignant, acteur de la solution ?
“L’ère du numérique a créé un nouveau monde qui bouleverse l’ensemble de l’industrie médiatique, son économie comme ses usages.” Serge July / Libération.
À l’heure où le ministre de l’Éducation nationale appelle à un « sursaut collectif », des parents d’élèves et des spécialistes de l’éducation appellent à aller plus loin et à lever le pied, y compris dans l’usage qui en est fait à l’école. Voilà qui est chose faite dans un pays pourtant champion de la digitalisation pédagogique : la Suède.
Celle-ci, sur l’avis de médecins, fait marche arrière et vient de décider de mettre fin au tout-numérique dans les établissements scolaires, après avoir constaté une baisse du niveau en lecture.
Objectif de la rentrée 2023 : rangez les tablettes, sortez les manuels. Virage à 180 degrés pour les enseignants qui sont appelés à revenir aux méthodes d’apprentissage traditionnelles. Leur nouvel objectif est de mobiliser un livre par matière et par écolier, ce qui nécessite le déblocage de fonds à hauteur de 60 millions d’euros pour cette année, puis 44 millions pour les deux ans qui suivent.
Cela devrait alerter notre pays et le questionner sur la place des écrans et du numérique dans les établissements scolaires, à l’inverse de ces attitudes dépourvues d’esprit critique qui considéraient la numérisation comme bonne, quel que soit son contenu.
Depuis dix ans maintenant, l’école française se numérise par la généralisation des espaces numériques de travail (les ENT annoncés dès 2003 par le ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Xavier Darcos), mais aussi par la distribution progressive de terminaux individuels aux lycéens (cf. opération Lycée 4.0 dans le Grand Est de la France), ou à son utilisation en tant que support pédagogique dès la maternelle.
Comment concilier l’appel fait par G. Attal à « un sursaut collectif » contre les écrans et, 72h après, face aux industriels de la Ed Tech, le constat qu’il fait selon lequel « pour élever le niveau général de nos élèves, le numérique et l’intelligence artificielle sont des outils clés » ?
Pourtant dès juin 2022, le Conseil supérieur des programmes (CSP) de l’Éducation nationale avait déjà émis un avis clair sur la contribution du numérique à la transmission des savoirs en tirant une sonnette d’alarme.
Au risque d’entrainer des cris d’orfraie, enseignante dans le supérieur, j’interdis totalement les smartphones durant mes cours, mes travaux dirigés sont faits (évaluations comprises) de façon manuscrite, et seuls les travaux pratiques sont réalisés via l’outil informatique.
Il n’est plus nécessaire de rappeler l’importance de l’écriture manuscrite pour la motricité et la coordination chez les plus petits, mais aussi pour la maîtrise des structures de la langue et pour la mémorisation du contenu en général pour les plus grands.
Tous les usages du numérique ne se valent pas. Ainsi, pour instruire les petits, l’ordinateur, ludique, doté de logiciels colorés, ne manque pas d’atouts, l’enseignant pariant notamment sur l’intelligence collective. Pour autant, la machine ne saurait se substituer à l’humain et elle ne doit rester qu’un « assistant pédagogique ».
L’ordinateur semble modifier les comportements et le rapport de chacun au savoir.
S’il peut permettre aux plus turbulents de canaliser leur énergie, aux plus timides de s’exprimer ; s’il peut développer l’esprit d’entraide, les enfants se partageant leurs bons trucs, il n’empêche que la généralisation du numérique dès la maternelle pose des questions. Les gouvernants successifs souhaitent des enfants « connectés » qui, peu à peu, se sont déconnectés des vrais apprentissages. Si le numérique favorise les apprentissages parce qu’il est ludique, motivant et qu’il développe l’activité et l’autonomie des élèves, il constitue aussi un obstacle à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.
« La France, leader dans l’e-éducation », voilà l’objectif visé en 2015 selon les mots du président F. Hollande qui encourageait l’apprentissage de l’écriture avec ordinateur et tablette et souhaitait l’enseignement du « code informatique » dès l’école primaire en 2016. Ce virage vers le numérique, dans le sillage du tout-technologie, oublie au passage que le rôle de l’école est de donner des repères, d’aider à un développement harmonieux de l’enfant.
Or, l’Académie française de médecine recommande elle-même de ne pas utiliser le moindre écran avec son enfant avant ses trois ans, et de façon très ponctuelle les années suivantes.
Elle est suivie en cela par Boris Cyrulnik qui estime :
« Pas d’ordinateur ni de tablette jusqu’à 6 ans. Si les enfants ont l’air sages face à un écran, c’est parce qu’ils sont médusés, hypnotisés. Non seulement, ils n’apprennent rien, mais cela entraîne une altération de l’empathie et des troubles du développement ».
Le psychiatre Serge Tisseron a proposé de son côté la célèbre règle du « 3-6-9-12 » : pas d’écran avant 3 ans (et avant 5 ans, pas plus d’une heure) ; pas de console de jeu portable avant 6 ans ; pas d’Internet avant 9 ans ; et enfin, pas d’Internet seul et de préférence pas de réseaux sociaux avant 12 ans.
Un équilibre à rechercher
“Chacun a pu comprendre la visée du capitalisme numérique : elle est de réduire au maximum le coût des interactions physiques.” met en garde Daniel Cohen.
L’interaction, l’échange, le dialogue, tout autant d’approches qui font l’essence même de l’enseignement. L’obligation de passer aux cours en distanciel lors de la pandémie en est une illustration manifeste : la médiation d’un écran abîme la transmission des connaissances lorsqu’elle est systématisée. Elle devient même un danger lorsqu’elle n’est pas strictement encadrée, l’enfant s’enfermant dans un schéma de « jeu ».
Les échecs du confinement et de l’enseignement en distanciel appliqué à tous les apprenants ont mis un terme à la grande illusion du tout-numérique, ou autres MOOCs, comme avenir de l’approche pédagogique.
Les écrans il faut apprendre à s’en servir, mais il faut surtout apprendre à s’en passer.
L’écran n’est pas la source de prouesses éducatives, il n’est qu’un outil parmi d’autres.
Comme l’a notifié une note de Santé publique France en 2020, une exposition récurrente ou prolongée des écrans a de nombreuses incidences sur l’apprentissage des enfants. Les possibilités de développer des troubles primaires du langage seraient même multipliées par 3 si l’accès aux écrans est donné juste avant l’école.
Le rôle des parents devient donc central en effet, mais celui de l’école l’est tout autant.
Un outil, quel qu’il soit, ne vaut que par l’usage qui en est fait. Les nouvelles technologies sont des opportunités dont il ne faut pas se priver, mais il ne faut pas négliger les dimensions plus larges de l’évolution numérique de notre société et des défis de la parentalité que cela génère.
Concentration, mémorisation, qualité du sommeil, et en arrière-plan, réussite scolaire : autant d’éléments à remettre au centre des réflexions.
Le numérique crève l’écran dans de nombreux secteurs mais pour ce qui est de l’école, il se rapproche plus d’un écran de fumée que d’une panacée pédagogique.
Floriane Zagar
Enseignante à l’Université Paris-Est-Créteil – UPEC