« Aujourd’hui, comme hier, l’indépendance reste la grande affaire » : ainsi Jean-Pierre Chevènement conclut-il le texte, tout autant texte-hommage que texte-espoir, qu’il livre d’une plume incisive à notre Revue, au moment où celle-ci consacre son nouveau numéro à Charles de Gaulle et au triple anniversaire de sa naissance (1890), de l’Appel du 18 juin (1940) et de sa disparition (1970).
Hier, Aujourd’hui : penser de Gaulle oblige ! Il l’exige même encore plus à cette heure de trouble planétaire, d’inquiétude européenne, de désorganisation nationale portée par un virus qui, au-delà des seuls humains, met à mal le système respiratoire de nos sociétés mondialisées, allant les interroger jusque dans leurs capacités à absorber démocratiquement les effets d’une crise d’un genre inédit.
Rien de plus tentant et néanmoins de plus vain que d’imaginer le grand libérateur en ces temps dont on ne sait s’ils relèvent d’une civilisation au bord de la rupture de nerfs, dansant au-dessus des abîmes de son aversion au risque, ou d’un fracas tel qu’ils justifieraient cet effroi global suspendant la marche quotidienne des cités. L’instant « arrêté » fait ressortir un silence : celui d’une grande voix, à coup sûr, capable de dire ce que nous vivons. Dans la virulence de notre crise actuelle resurgit notre besoin, rationnel ou pas, de l’homme providentiel, une figure qu’interroge dans son très bel article et de manière lumineuse Jean Garrigues qui observe avec force la résilience d’un imaginaire constitutif de notre culture politique. N’est-ce pas cette béance effrayante que la coïncidence de la célébration de « l’homme du destin » et d’un maelström inattendu vient d’abord souligner, sur le théâtre d’un monde où se joue comme une bascule dont, aveuglés par la force de l’immédiat, nous ne parvenons à déchiffrer le sens ?
Assurément, un demi-siècle après son départ, de Gaulle reste l’objet de toutes les sollicitudes, comme si dans son ensemble le spectre politique, intellectuel, social en revendiquait sa part d’héritage, communiant dans une identique admiration dont on comprend qu’elle n’obéit pas nécessairement aux mêmes sources de motivations. Pour Jean-Luc Mélenchon, bien qu’il ne partage pas la vision institutionnelle du Général, ce dernier donne une dimension « vertigineuse à l’insoumission ». À Londres, solitaire, de Gaulle en juin 40 est l’Insoumis par excellence. Jean-Pierre Chevènement voit dans le père de la Ve République le symbole de l’essence même du politique : la maîtrise, le contrôle, le volontarisme qui sont autant d’ingrédients indispensables à l’exercice de la souveraineté. Nicolas Dupont-Aignan amarre le gaullisme à quatre points cardinaux (l’esprit de résistance, l’indépendance, la souveraineté nationale, l’humanisme). Marine Le Pen, dans un texte qui approfondit la rupture (d’aucuns y verront peut-être une abjuration) avec les origines du Rassemblement national (le silence sur la fin de la guerre d’Algérie vaut presque de ce point de vue aggiornamento, voire tournant avec les racines mémorielles du FN), discerne dans la dialectique de l’ordre et du mouvement le sceau d’une trajectoire qui pense le sursaut à partir du soupçon du déclin. Parce que le temps à fait son travail, de Gaulle, donc, n’est plus un problème. On chercherait presque en vain l’ombre d’un doute, même parmi ceux dont la pratique du pouvoir en appelait à une forme de modestie et de banalisation. Le biographe de Michel Rocard, Pierre-Emmanuel Guigo, dit les points de convergence entre l’ancien Premier ministre de François Mitterrand et le premier Président de la Ve République, y compris sur la question des institutions. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Valéry Giscard d’Estaing revient sur ses relations avec le Général dont il est l’un, si ce n’est le dernier, grand témoin et acteur des gouvernements. Il rappelle l’attachement de de Gaulle au principe d’équilibre budgétaire, oublié depuis des décennies et imagine un homme qui, dans la période que nous traversons, eut été un partisan du renforcement de l’organisation européenne. Gérald Darmanin, jeune ministre des Comptes publics, non sans malice et d’une écriture à la hussarde, vif-argent, préfère, modeste, aborder la montagne par une leçon de sagesse. Le sauveur a beaucoup attendu pour que s’offre à lui la possibilité de faire le salut de la France. Un clin d’œil qui inscrit la durée dans un conseil pour soi-même, qui sait ?
À chacun sa vérité, lorsqu’il s’agit du miroir de l’ancêtre dont procéderait toute chose. La polyphonie gaulliste a la force des imaginaires océaniques. Immense, elle entremêle la langueur nostalgique et les grandes espérances. Pour la nostalgie, il y a la force créatrice de ce que fut l’action du Général et de ce qu’elle nous lègue, tout ou partie : l’idée d’indépendance, encore elle et toujours, lame de fond qui se brise sur les rives de notre présent, autant regret d’une perte qu’aspiration à une redécouverte (Roland Hureaux) ; les institutions bien sûr, colonne vertébrale de notre démocratie, dont la « basse continue » n’exclut pas une plasticité certaine, confrontée aux vents des circonstances politiques nationales et internationales (Didier Maus) ; un modèle social où l’économie n’est pas une finalité, ne doit pas pour autant être bridée, se pense comme un moyen au service de la puissance et du bien-être collectif (Frédéric Tristram) ; le rayonnement, au travers de l’histoire, de la langue, d’une exception qui infuse jusque dans les nervures de ce que fut l’Empire (Frédéric Turpin) ; une conception certaine de l’État indissociable de l’ordre politique et de l’ordre administratif et dont il est légitime de s’interroger sur la destinée à l’heure où « l’État et le droit, sous l’emprise de ce concept mou qu’on a baptisé “gouvernance”, sont désormais pensés comme s’il s’agissait “d’un processus technique, détachable de son scénario fondateur” » (Arnaud Teyssier citant pour partie Pierre Legendre). Pour l’espérance se dessine des ramifications qui, d’une souche commune, oriente la sève vers des points d’application, si ce n’est opposés, à tout le moins distincts : Guillaume Bigot d’un côté, David Djaïz de l’autre opèrent ainsi un plan de coupe du gaullisme. Le premier y décèle la ressource à redécouvrir contre les « vents mauvais » que sont à ses yeux une Union européenne qu’il juge moribonde et la partition des « territoires perdus de la République » ; le second postulant cette propriété psychologique de la geste gaullienne selon laquelle l’affaiblissement exige « plus que jamais de tenir son rang » et appelle la France à se faire « la nation championne du multilatéralisme » et des grandes causes universelles (lutte contre le changement climatique, préservation de la biodiversité, etc).
De Gaulle inspire et cette inspiration vient, on le sait, du verbe.
Il est orateur : sa parole précède l’action, elle l’annonce, performative comme elle ne le fut jamais durant toute une vie qui trouve dans les mots le viatique pour désigner les maux et les dépasser. Christophe de Voogd en dissèque le registre sémantique, classique, aristotélicien (ethos, pathos, logos), et met à jour un art discursif qui s’accultura aux moyens de communication de masse. Mais l’homme est aussi et d’abord écrivain. Il est un écrivain en politique et non un politique qui écrit pour les besoins de sa cause, ce que Denis Tillinac ne manque pas de souligner : « C’est un écrivain tout court qui par moment dans son phrasé rejoint les périodes un peu gothiques de Chateaubriand. C’est le dernier grand chef pour lequel l’écrit a une certaine prépondérance avec son alter ego et complice Churchill ». Tenant la France à bout de bras, il l’a « idéalisée », observe l’auteur du Dictionnaire amoureux du Général. Sans doute fallait-il être un homme de lettres pour parvenir à cet exploit. Écrivain parce que lecteur, comme le rappelle Jean-Marie Rouart qui, s’il loue l’alliage de l’écriture et de l’homme d’action, exprime ses réserves quant au de Gaulle soldant la question algérienne : « Il y avait un monstre de froideur pressé de liquider une vieille maîtresse qu’il n’a jamais sans doute beaucoup aimée, dont il faut vite se débarrasser pour s’adonner à des ambitions plus vastes, plus pressantes ».
C’est un fait que l’homme publie beaucoup : des livres et des articles dont celui qu’il signe dans notre Revue en 1933 et dont nous retraçons le contexte (Éric Anceau). Dès les années 30, corridor de toutes les menaces, ses écrits constituent un levier pour imprégner et interpeller cercles dirigeants et leaders d’opinion. De Gaulle avant de se hisser sur les cimes de l’histoire se fait le promoteur de ses convictions, de ses vues usant avec persévérance de toutes les armes de l’influence. Son entre-deux-guerres est consacré à cette tâche, ainsi que l’explique Arnaud Dupui-Castérès qui perce dans le futur chef de la France Libre un précurseur du « spin doctor ».
Ce soldat n’est pas un exécutant, c’est un penseur.
Un penseur agissant. Il voit la France en grand, fidèle à son histoire et à ses solidarités héritées de cette histoire. Maya Khadra retrace la liaison soutenue et indéfectible du Général avec le Liban ; Éric Bédard revient sur l’élan donné par le mythique « Vive le Québec Libre ! », à une politique franco-québécoise presque jamais démentie depuis ce jour de juillet 1967 ; Jean-Paul Bled inscrit la politique arabe dans les linéaments multiséculaires du passé assumé de la France, remise néanmoins en question aujourd’hui dans sa permanence. La pulsation que de Gaulle fait sienne est celle de la profondeur et de l’enracinement des civilisations. C’est parce qu’elles viennent et parlent de loin qu’il faut en faire l’armature de la grande politique. Quand il se penche sur l’Europe (Roland Hureaux rappelle au demeurant le mot d’Otto de Habsbourg citant en premier lieu parmi les grands européens le Général), il la réfléchit dans son écrin culturel et géographique. La tribune exclusive que signe le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, pour notre Revue, s’appuie sur cette vision pour regretter la défiance dont son pays lui paraît l’objet de la part des Occidentaux. En réactivant la mystique géopolitique d’une « Europe de l’Atlantique à l’Oural », le ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie en appelle dans ce texte important à une « nouvelle architecture de paix et de stabilité ».
Toujours avec de Gaulle, faut-il en revenir à une trame existentielle, celle de la présence de la France au monde !
Une dimension éminemment spirituelle traverse cette présence. Cette France-là habite l’histoire comme une personne, un corps vivant capable de se réapprendre, de se réapproprier la temporalité propre au monde et de se dépasser. Le gaullisme serait alors plus un mouvement, celui de la vie portée par une irrésistible aspiration à la lumière, qu’un ensemble de principes figés dans une doctrine. C’est ici la thèse de Régis Passerieux dont le personnalisme répond à une lecture plus orthodoxe de l’œuvre du Général, telle qu’elle est portée par les néo-souverainistes. Vu de cette fenêtre, le gaullisme n’est pas une doxa, mais une praxis dont le moteur est l’adaptation au service d’un objectif. Cet objectif consiste à compter d’abord sur soi, sur ses propres forces. Lorsqu’il veut rétablir à partir de 1944 la souveraineté de la Nation et la légalité républicaine, afin de s’émanciper de la tutelle des alliés, de Gaulle nomme dans les territoires progressivement libérés des commissaires de la République, véritables pro-consuls dont la mission consiste à reconstruire pan par pan le tissu organisationnel du pays. Cette expérience oubliée, mais si fondatrice du retour à l’indépendance, Charles-Louis Foulon la retrace dans le papier qu’il consacre à ces hommes d’exception qui, à leur poste, rétablirent la France à sa place, sur le terrain, au moment où tout restait à faire pour que rien de plus ne se défasse. Cette providence immanente se construit. Et sans doute explique-t-elle les équilibres qu’il faut sans cesse ravauder, tant au plan intérieur qu’extérieur, seuls garants de la préservation du quant-à-soi national dans un monde de rapports de forces. L’adversité de la guerre a sans doute renforcé les convictions du Général dans cette méthode. La relation avec l’URSS est un contre-feu stratégique, autant que cette prescience intime qu’aucun régime ne saurait dissoudre ce qui fait l’âme des peuples. Les Soviétiques le comprirent et, dès 1956, virent dans les bruissements du retour du Général aux affaires la possibilité de renouer avec une France moins atlantiste que sous la IVe République. Fouillant les archives, Gaël-Georges Moullec retrace cette approche qui, de Moscou, prenait parfois à rebours les appréhensions hostiles du Parti communiste, et frère, français… De Gaulle professe un pragmatisme de la conduite pour préserver l’essentiel. Cet enseignant, – ce qu’il fut aussi comme le retrace fort opportunément Tristan Lecoq – sait l’importance des circonstances pour ne pas se laisser figer, réduire, enfermer dans le tombeau d’idées arrêtées ou d’une mélancolie mortifère. Qu’il soit enseignant ou enseigné, les deux se confondant, « De Gaulle a fait de la France, une leçon. Il a fait une leçon de France. Il a fait à la France, une leçon ».
Cette prédisposition n’exclut pas les incompréhensions, voire les malentendus. La relation de la Revue politique et parlementaire avec celui qui fut l’un de ses auteurs en témoigne (Éric Anceau). Cette liaison a valeur de sismographe : tour à tour en complicité intellectuelle dans les années 30, en accord admiratif à la Libération, en déception relative mais assumée à son départ en 46, en nouvel espoir empreint de raison à son retour en 58, en désamour à partir de la révision constitutionnelle de 61, mais toujours en reconnaissance inaltérable néanmoins, en dépit des différends, pour l’homme et son œuvre générale. Ce lien que n’altère en rien la dimension altière du personnage, bien au contraire au demeurant, n’est pas si éloigné de celui qui se noue avec une opinion dont la politique institutionnelle du Général va renforcer la visibilité. Dans un article aussi fouillé que passionnant, Jérôme Sainte-Marie montre comment la Ve République a constitué une formidable fenêtre d’opportunité pour l’industrie du sondage. Il y décortique aussi le soutien constant, variable parfois, dont bénéficie le Général et la persistance d’une popularité qui un demi-siècle après sa mort « semble attester en 2020 le refus populaire de voir le pays s’effacer ». Ce pays, de Gaulle le bouscule, mais ne le viole jamais. Le départ de 1969, après le référendum perdu, en fait sans aucun doute le Président le plus scrupuleux en matière de respect du suffrage universel de ces soixante dernières années.
La force du caractère, la forge acérée des convictions, n’exclut pas pour autant les fragilités.
Il lui arrive de douter. En 40, après l’échec cinglant de l’expédition de Dakar, durant la traversée du désert qu’il s’inflige à partir de 46, peut-être même en 61 quand ses frères d’armes désormais putschistes ne se résignent pas à déchirer leur serment, en 68, enfin, lorsque le pays vacille sous la double pression du mouvement estudiantin et ouvrier. De ce dernier épisode, Georges-Marc Benamou a tiré un livre, sur lequel il revient dans ce numéro, une plongée dans les arcanes de cette fuite à Baden-Baden, dressant un tableau d’un double effondrement, celui de l’appareil d’État gaulliste devenu anomique et celui psychologique d’un chef de l’État qui, l’espace de quelques heures, se retourne sur lui-même aux prises avec un destin qu’il ne maîtrise plus. Ce de Gaulle « humain, trop humain », enveloppe d’abnégation, subitement en perte, longtemps à la légende gaulliste, fut ce que les secrets sont aux familles : indicible. On ne rentre qu’à pas comptés dans l’espace intérieur du commandeur, corseté dans le merveilleux d’un imaginaire qui ne voit qu’un chef là où réside aussi un homme. C’est aussi ce point de vue, plus personnel, que s’efforce de traiter par intermittences le récent film qui lui a été consacré, début 2020 et dont France Hatron livre la critique. Peut-être faut-il alors visiter les lieux de mémoire du Général, tel que nous y invite dans une promenade littéraire Hervé Gaymard, le Président de la Fondation Charles de Gaulle, pour trouver un peu de cette part personnelle du chef de la France Libre dont la pudeur est à la hauteur de l’exigence à laquelle il s’astreindra toute une existence.
On ne détournera pas de Gaulle ; on ne le captera pas ; comme tout grand législateur et fondateur, il n’est pas réductible aux effractions du présent, peu propice aux extrapolations du moment, plus complexe que les reconstructions où d’aucuns voudraient graver son effigie pour les besoins de leurs causes. Il est la continuation d’une grande chaîne de solidarité qui unit entre elles les figures fondatrices d’un récit national qui tend à la fois la toile de nos rêves, permanences immanentes, et de notre prose, constat réaliste que ce qui vient ne sera plus tout à fait ce qui fut. Le gaullisme est une autre façon de dire, parmi d’autres, l’avenir. Celui-ci, loi de l’histoire, reste ouvert comme il l’était en mai 1933 lorsqu’un officier de 42 ans remettait la copie de son article à la Revue politique et parlementaire…
(1) Le titre de notre n° est un clin d’œil à l’un des slogans phares de Mai 68 : « Adieu, De Gaulle, Adieu ! ». Pour les soixante-huitards, le président et ses idées avaient fait leur temps !
Arnaud Benedetti, rédacteur chef
Vincent Dupy, directeur de publication
Eric Anceau, historien, Sorbonne Université et SIRICE