L’économie politique est truffée de concepts parfois ardus à maîtriser. Ce n’est pas le cas de la hausse des prix. Ainsi des dizaines de millions de Français connaissent parfaitement le sens du mot inflation. Les mêmes millions de personnes subissent déjà depuis trois mois la valse des étiquettes. Clairement, la météo a changé et nous sommes entrés dans une période inflationniste durable.
L’inflation est un mouvement plus ou moins étendu de hausse faciale des prix. L’énergie est un exemple instructif de ce qui se déroule sous nos yeux. Tout d’abord, il y a des pénuries de matières premières – l’offre contenue engendrant la montée des prix – puis il y a le fait que les carburants ou l’électricité et le gaz sont des valeurs qualifiables de transverses car méta–sectorielles.
La hausse de près de 70% du gaz en un an se propage chez les industriels énergivores comme chez la retraitée de Morlaix. Le chèque énergie ne comblera pas, et de loin, la pression sur le pouvoir d’achat.
Il y a des années, Laurent Fabius avait indiqué que « pour certains, la fin du mois commence dès le 15« tant l’écart entre les revenus effectivement perçus après impôts et la « vie chère » est violent.
En l’état actuel de nos connaissances, il est loisible de relever deux premiers points. Tout d’abord, l’inflation en France a dépassé (+2,2%) le seuil soi-disant intangible des 2,0% de la BCE. Donc, nous avons un défi collectif : il faut poursuivre la politique accommodante (« quantitative easing » ) car la croissance 2022 s’annonce, en zone €uro, bien moindre que celle du deuxième semestre 2021. Et « en même temps » lutter contre les foyers inflationnistes.
A ce stade, le deuxième point est essentiel. Il y a un vrai débat entre économistes quant au fait de déterminer si l’inflation constatée va s’inscrire dans le temps ou si ce phénomène va prendre la configuration d’une « bosse« et se contracter dès l’été 2022. C’est la doxa dominante que les jours qui passent ne cesse de démentir. Pour ma part, après analyse, je considère que cette histoire de bosse (donc d’inflation limitée et temporaire) est un déni de réalité et une approche souillée, en France, par des considérations politiques. Moins d’un semestre avant l’élection suprême, il est bien connu que les calculettes publiques ont un rapport relatif à la rectitude, donc à l’exactitude scientifique.
Qui aurait cru qu’un inspecteur général des Finances, ancien banquier d’affaires, embarquerait son pays vers des dépenses électoralistes de plus de 20 milliards d’€uros ? J’imagine mal nos amis prévisionnistes de l’INSEE voire de la Banque de France avoir anticipé – et intégré dans leurs modèles ! – un tel scénario.
Or, la frénésie dépensière de l’Exécutif participe bel et bien de l’inflation.
Parfois l’intelligence d’un homme politique est prise en défaut du fait de son appétit de pouvoir. Le président Macron restera dans l’Histoire financière comme le vecteur de la dette publique (même hors impact à ne pas négliger du Covid) et l’opérateur de l’inflation. Pas de toute l’inflation, mais d’une part objectivement significative.
L’inflation est en effet un processus protéiforme. Aux États-Unis, le président de la FED (Jérôme Powell) juge requis de ne pas toucher aux taux d’intérêt mais de lancer le « tapering« , autrement dit de freiner les injections de liquidités dans l’économie. Ce n’est pas le choix que la BCE peut se permettre car la zone €uro pourrait alors expérimenter une phase de « stagflation« : de croissance bridée et d’inflation soutenue.
Il n’est pas neutre que les médias français aient été silencieux sur un évènement important pour l’avenir des décisions de la BCE. Beaucoup de discrétion cocardière a altéré la diffusion de l’information concernant la démission de Jens Weidmann, président de la Bundesbank, après dix ans de mandat au sein du conseil des Gouverneurs de la BCE.
Très hostile au laxisme monétaire, car la planche à billets est d’évidence un canal historique de genèse de l’inflation, le président Weidmann était connu pour sa rigueur et on voit mal qu’il soit remplacé par un personnage laxiste.
L’Allemagne de 2022 est d’ores et déjà lassée par la situation financière de la France.
En zone €uro, contrairement à la suprématie du dollar, nos taux directeurs sont clairement influencés par l’appréciation des marchés. A ce jour, l’édifice se fissure. Ainsi pour la France, le taux OAT à 10 ans est passé de +0,1 % au 30 Août 2021 à + 0,21 % au 20 Octobre 2021.
Là encore, mis à part quelques analystes courageux s’exprimant sur BFM Business, peu nous parlent de la structure des taux qui, évoluant défavorablement, lamine les assertions lassantes d’Olivier Blanchard (ancien chef économiste du FMI) sur le caractère supposé indolore de la dette publique.
L’inflation est pour la dette française ce que le collet est au lièvre. Une remontée des taux pourrait faire exploser le montant de la charge annuelle des intérêts de la dette. Déjà premier poste budgétaire avec 38 Mds d’€uros, la charge pourrait atteindre, selon certains actuaires d’agences de notation, près de 80 Mds. La toxicité de l’inflation pour la veuve de Carpentras chère à Gérard de La Martinière (ancien président du MATIF) ou pour la retraitée de Morlaix ne soucie guère certains crânes d’œuf de Bercy : il en sera autrement lorsqu’ils auront à élaborer un PLF avec une impasse frontale de 50 Mds par-delà le talent incontestable des équipes de l’Agence France Trésor.
Stagflation plausible, découplage des politiques des banques centrales, transmissions sectorielles de l’inflation, analysées magistralement par Serge-Christopher Kölm dans les années 1980, risque de mouvements sociaux anti-vie chère, voilà un tableau crédible de l’actualité économique.
Or, l’inflation est un phénomène plus pernicieux que d’ores et déjà décrit supra. En effet, il suscite des « anticipations extrapolatives« : ainsi, l’épicier du coin de la rue anticipe l’inflation et noircit ses étiquettes en conséquence. La finance comportementale notamment investiguée par Daniel Kahneman conforte cette approche sous le vocable de « prophéties auto-réalisatrices« . Ainsi, l’agent économique tablant sur une hausse des prix effectue un acte confirmant cette tendance.
Pour simplifier, différents auteurs attirent l’attention sur le caractère auto-entretenu du mouvement inflationniste.
Client de Deliveroo (nul n’est parfait), j’ai pu observer des hausses moyennes de prix de plus de 12% depuis la Rentrée. Idem dans les consommables requis pour le fonctionnement de ma petite entreprise. On comprend ainsi la raison pour laquelle le journal Les Échos place en page une de son édition du Lundi 25 Octobre 2021 : « L’envolée des coûts dans l’industrie pèse sur la croissance« . En creux, cela renvoie à la notion de stagflation déjà évoquée.
Nul ne sait véritablement comment endiguer une poussée inflationniste multi-sectorielle. Jacques Delors avait réussi une désindexation des prix il y a quarante ans. Mais là, les forces en présence sont plus virulentes. Il suffit de prendre l’exemple de l’immobilier qui enregistre une hausse sérieuse dans tout le pays avec comme corollaire une hausse des loyers qui claque au visage de millions de Français.
Récemment, j’ai eu l’occasion d’écrire qu’une augmentation des salaires était rendue nécessaire par l’impossible équation du reste à vivre des salariés. Bien évidemment, d’aucuns m’ont expliqué que les entreprises « ne pouvaient pas« . Or, si vous prenez la grande majorité des firmes du pays, le poste salaires et cotisations sociales ne pèse pas davantage que 20% du Chiffre d’affaires hors-taxe.
Donc augmenter les salaires de 10% nets, c’est vendre 2,5% plus cher ou faire des économies sur les frais généraux à même hauteur. Pour mémoire, des patrons d’envergure comme Jean Riboud (Schlumberger), Jean-Louis Beffa (Saint-Gobain) ou surtout Raymond Lévy (Renault) ont fait la démonstration que c’était possible et tenable.
La France du travail souffre et l’inflation va être corrosive sauf à traiter la question salariale avec intelligence. Le patronat doit réagir avant que la rue ne soit envahie de débiteurs bancaires et de citoyens en colère.
Jean-Yves Archer
Economiste, Membre de la Société d’Economie Politique