Avec les nombreuses faillites d’entreprises qui approchent si nos gouvernants ne veulent pas voir se dérouler le démantèlement systématique des derniers grands bassins d’emploi de nos régions il est urgent d’agrandir le périmètre de protection des secteurs stratégiques contre les investissements étrangers les plus douteux.
La crise sanitaire continuera de bouleverser notre monde économique pour encore longtemps. Au coeur de la tempête il est parfois difficile pour nos dirigeants d’anticiper des conséquences plus lointaines qu’un horizon hebdomadaire ou mensuel. Pourtant gouverner c’est prévoir, et en l’état actuel des choses il s’avère vital pour notre économie d’anticiper les répercussions que l’actuel confinement va avoir dans les prochains mois et les prochaines années. L’enjeu est d’autant plus essentiel lorsqu’il concerne la protection de nos secteurs stratégiques quels qu’ils soient. Nos fleurons industriels, notre secteur de la défense, notre secteur de la French Tech, ou encore un certain nombre d’entreprises qui, par leur taille et les conséquences systémiques que leur démembrement pourrait entrainer, nécessitent une attention toute particulière.
La notion de « secteurs stratégiques » est dans une dynamique d’extension permanente depuis 2004, il faut accélérer encore ce mouvement
Avant toute chose il convient de faire un rappel du cadre juridique national en ce qui concerne la protection des secteurs dits « stratégiques ». L’architecture générale du dispositif de protection en droit interne est issu de la loi du 9 décembre 2004, qui a introduit dans le code monétaire et financier l’article L. 151-3. Ce dernier prévoit que sont soumis à l’autorisation préalable du ministre de l’Economie « les investissements dans une activité en France qui, même à titre occasionnel, participe à l’exercice de l’autorité publique ou relève d’activités de nature à porter atteinte à la sécurité et l’ordre public, ainsi qu’aux intérêts de défense nationale, aux activités de recherches, de production ou de commercialisation d’armes, de munitions, de poudres et substances explosives ». En somme la loi de 2004, complétée par le décret Villepin du 30 décembre 2005, donnait initialement une teinte particulièrement régalienne à la conception que l’on se faisait des secteurs stratégiques. Mais le monde étant ce qu’il est, cette interprétation limitative aux seuls enjeux de défense ne suffisait pas à protéger nombre d’autres entreprises et productions pourtant essentielles à la protection des intérêts nationaux. C’est à cet effet que le célèbre décret Montebourg du 14 mai 2014 a élargi le domaine des secteurs stratégiques à l’article R. 153-2 du code monétaire et financier, et a renforcé les outils nécessaires à leur protection à l’article R. 153-1. Ainsi sont systématiquement visés les investissements étrangers qui permettent d’acquérir le contrôle d’une entreprise dont le siège social est établi en France, ou même de franchir le palier des 33,33 % de capital ou de droits de vote d’une entreprise dont le siège social est en France.
Tout l’enjeu est de délimiter les frontières de la notion de secteur stratégique, car leur extension a pour effet d’étendre la protection du ministre de l’Economie à un plus grand nombre de nos entreprises. A ce titre ce domaine a été encore récemment modifié par le décret du 29 novembre 2018, qui a procédé à une extension de la liste des activités concernées par le dispositif de l’article R. 153-2 à un certain nombre de secteurs directement ou indirectement liés à ce qu’on nomme communément la « French Tech ». A l’occasion de la publication de ce décret Bruno Le Maire avait d’ailleurs clairement affiché la philosophie gouvernementale : la France « ne se fera pas piller ses technologies et son savoir faire ». Ces propos donnent le sens de 14 années d’extension progressive de la notion de « secteurs stratégiques », dans une optique politique de protection d’intérêts non plus seulement militaires, mais désormais également économiques.
Avec la crise économique sans précédent qui va toucher la France un certain nombre de défaillances d’entreprises sont inévitables. Les investisseurs viendront alors faire leur marché dans nos plus grands fleurons
On le voit, l’actuel dispositif donne au ministre de l’Economie des leviers de contrôle concrets des investissements étrangers qui pourraient constituer une menace pour un certain nombre d’intérêts régaliens. Mais à l’heure où la protection des acteurs économiques n’a jamais été aussi impérieuse nous sommes aujourd’hui face à un enjeu de politiques publiques. Ce défi qui s’impose à nous est celui de la re-délimitation de la notion d’intérêts nationaux à l’aune de la crise de la Covid-19. Ces derniers ont besoin d’entamer une profonde mutation pour mieux intégrer des notions économiques. En ce sens notre modèle de société va connaitre de grandes difficultés et il est d’intérêt général d’assurer autant que faire se peu le maintien de l’emploi et d’éviter les délocalisations de nos actifs stratégiques vers l’étranger. Une fois le confinement passé, il sera temps de faire les comptes. L’heure viendra où nous regarderons quels acteurs ont survécu, lesquels se sont renforcés et lesquels se sont affaiblis. C’est sur ces derniers que les pouvoirs publics devront porter la plus vive attention, non pas à travers un appui pécuniaire, là n’est pas le propos, mais par une vigilance constante des propositions de reprises qui leur seront faites. Le temps des redressements arrive et avec lui les investisseurs venus de pays qui, eux, ont mieux supporté les effets de la crise sanitaire. Au premier rang d’entre eux la Chine, qui à n’en pas douter se jettera sur les morceaux des entreprises françaises les moins solides. Mais ils ne seront pas les seuls. Si nos gouvernants ne veulent pas voir se dérouler sous leurs yeux le démantèlement systématique des derniers grands bassins d’emploi de nos régions il est urgent d’agir pour agrandir le périmètre de protection des secteurs stratégiques contre les investissements étrangers les plus douteux.
Il est temps d’étendre le domaine de nos secteurs stratégiques à toutes les entreprises, qu’importe le secteur, dont le démembrement entrainerait des conséquences systémiques de grande ampleur
C’est à cet effet qu’il serait adéquat que nos parlementaires et nos ministres planchent sur une nouvelle extension du domaine des secteurs stratégiques qui bénéficient de la protection du dispositif susmentionné. A la différence cette fois-ci qu’il ne doit pas être question d’ajouter de nouveaux secteurs nommément désignés comme cela fut le cas à travers les précédentes réformes. Au contraire il s’agit d’inclure des seuils d’alertes qui permettent de contrôler les investissement sur n’importe quel type d’entreprise, quelque soit son secteur, dès lors que son démembrement pourrait avoir des effets systémiques de grande ampleur sur l’économie et l’emploi d’un territoire. En d’autres termes, il serait bon de réfléchir à élargir le domaine de l’article R. 153-2 du code monétaire et financier à un certain nombre de firmes qui se caractérisent non par la nature de leur production mais par leur taille et l’ampleur de leur réseau. Il n’y a pas de plus grand risque pour notre économie déjà moribonde que celui de faciliter les conditions de déliquescence de nos bassins d’emploi. Le démembrement de certaines compagnies qui, par leur secteur d’activité ne rentre actuellement pas dans la liste des entreprises stratégiques protégées contre les investissements étrangers, pourrait être dramatique pour nos intérêts nationaux, et plus encore pour l’intérêt général de nos concitoyens. Je conclurai sur la possible compatibilité de cette extension au regard du droit de l’Union européenne en précisant qu’il est déjà ressorti de la jurisprudence de la Cour de justice que notre dispositif interne est valable à condition qu’il protège des motifs d’intérêt général suffisants. Or, en cette période dramatique il ne me semble pas à démontrer le caractère essentiel et d’intérêt général de protéger nos bassins d’emploi de délocalisations qu’on pourrait tout à fait éviter avec un contrôle a priori des investissements étrangers.
Andréas Chaïb
Président du think-tank Génération d’Avenir