A l’occasion de la parution de son ouvrage Qui est l’extrémisme ?, Pierre-André Taguieff répond aux questions de Frédéric Saint Clair pour la Revue Politique et Parlementaire.
Frédéric Saint Clair – Vous expliquez dans les premières pages de votre ouvrage avoir congédié la question : « Qu’est-ce que l’extrémisme ? » au profit de celle « Qui est l’extrémiste ? » Pouvez-vous nous en expliquer la raison ?
Pierre-André Taguieff – Pour marquer mon refus d’une définition de l’essence de l’extrémisme, induite par la question « Qu’est-ce que ? », et indiquer que mon essai se présente comme une enquête intellectuelle. Pour parler comme Isaiah Berlin, je préfère la démarche pluraliste du renard à celle, moniste, du hérisson.
Toute définition de l’extrémisme est perspectiviste, ce pourquoi il est vain et illusoire de chercher à saisir la « nature » ou l’« essence » du phénomène.
On doit se contenter d’identifier les critères de ce qui est dit « extrémiste », dans tel ou tel contexte historique et par tel ou tel individu ou groupe doté d’intentions qui faut s’efforcer de reconstruire. Car celui qui est appelé « extrémiste », c‘est toujours l’autre. Et l’on est toujours l’extrémiste de quelqu’un. C’est pourquoi le mot « extrémiste » fonctionne comme une injure. Dans ses usages ordinaires, il consiste à stigmatiser le recours à la violence pour résoudre les problèmes politiques ainsi qu’un jusqu’au-boutisme porteur d’intolérance et de fanatisme, sur fond de manichéisme.
Plutôt qu’un ensemble de contenus doctrinaux, l’extrémisme désigne une tournure d’esprit et une manière d’agir ou de réagir, disons un style de pensée et d’action pour lequel la fin justifie les moyens.
On en trouve des illustrations dans tous les courants politiques. Mais il faut reconnaître que les libéraux et les sociaux-démocrates sont moins enclins que leurs concurrents à se montrer dogmatiques et intolérants.
Il ne s’agit pas de se contenter de critiquer l’essentialisme en général ou chez les autres, il faut se garder soi-même d’y sombrer quand on aborde une question politique. La réification et l’éternisation des entités politiques constituent le premier obstacle épistémologique à écarter. Et ce n’est pas chose facile, car le langage ordinaire ne cesse de nous pousser à l’essentialisation des phénomènes étudiés. Ce qu’il s’agit de définir, ce n’est pas tant « l’extrémisme » que le processus d’extrémisation, qui est multidimensionnel et polymorphe. C’est pourquoi, dans mon livre, je tente de répondre à deux questions corrélatives : qui est dit « extrémiste », par qui et selon quels critères ? Pourquoi nul ne se dit « extrémiste » alors même que les qualificatifs « révolutionnaire » ou « radical » ont souvent un sens mélioratif, à gauche comme à droite ?
Frédéric Saint Clair – L’année politique écoulée, qui s’est ouverte en septembre 2021 avec l’irruption d’Éric Zemmour dans le jeu politique jusqu’à sa conclusion législative en juin 2022 avec l’irruption au Parlement de 89 députés issus du Rassemblement National, a vu les étiquetages « extrême droite » se multiplier à l’envi. Cette « lutte antifasciste », à laquelle les médias dominants et même le service public ont largement contribué, vous semble-t-elle politiquement légitime ?
Pierre-André Taguieff – Ce fut surtout, à mes yeux, un spectacle comique : le recours à un antifascisme réchauffé pour lutter contre un danger fasciste imaginaire. Face au candidat Éric Zemmour, redoutable débatteur, les vieux réflexes hérités de l’antifascisme stalinien ont repris vie, sur fond de peurs irrationnelles et de paresse intellectuelle. Ce qui m’a particulièrement frappé, c’est, face à Zemmour censé incarner le diable et donc la menace suprême, le mélange d’une conduite d’évitement ou de fuite et d’un recours aux techniques verbales de la magie conjuratoire.
Il fallait à tout prix remettre le diable dans sa boîte, en commençant par nier l’existence de tous les problèmes qu’il soulevait, il est vrai, non sans un goût de la provocation.
C’est ainsi qu’est revenue dans l’espace politico-médiatique la vision enchantée de l’immigration comme une « chance pour la France ». Comme si combattre Zemmour impliquait de s’engager dans un angélisme immigrationniste ou de se féliciter de voir la France entrer dans l’ère de la « créolisation » salvatrice. L’anti-zemmourisme radical a ainsi conduit à un nouvel aveuglement idéologique sur les problèmes posés par une immigration de masse incontrôlée.
On connaît la figure de rhétorique nommé apodioxie, désignant l’attitude de l’orateur qui refuse de débattre en condamnant l’adversaire comme n’étant pas digne d’une discussion. Tout contradicteur peut ainsi être diabolisé ou criminalisé, et donc exclu a priori du champ des débats légitimes. Ce refus hautain de débattre recouvre à la fois une peur plus ou moins honteuse de l’adversaire réputé redoutable et une stratégie consciente d’évitement dont l’objectif est de priver l’adversaire du statut d’interlocuteur respectable, donc légitime. L’orateur qui refuse le débat s’accorde ainsi à bon compte une supériorité morale ou intellectuelle. On trouve un cas exemplaire d’apodioxie dans le refus de Jacques Chirac de débattre avec Jean-Marie Le Pen en 2002. Catégoriser l’adversaire comme « extrémiste », sans même préciser en quoi il serait « extrémiste », suffit à justifier le refus de débattre avec lui. Les orateurs sectaires doués ajoutent un morceau de bravoure « antifasciste » à cette conduite de fuite, maquillée en preuve de vertu politique et morale (« on ne discute pas avec un fasciste »).
Rappelons aussi la réplique de l’anarchiste Daniel Cohn-Bendit (alors dit « Dany le Rouge » ou « le rouquin sublime ») au ministre gaulliste et ancien résistant François Missoffe qui, en visite sur le campus de la faculté de Nanterre-La Folie en janvier 1968 pour inaugurer la piscine de la faculté, lui avait ironiquement conseillé de se plonger dans celle-ci pour régler les « problèmes sexuels » dont il disait souffrir : « Camarades, voilà la réponse du pouvoir gaulliste. Une réponse que n’aurait pas reniée un dirigeant nazi. C’est bien ce qu’on pensait. Ce pouvoir est fasciste. » Le sectarisme politique s’arme de moralisme, et le terrorisme moral qui fonctionne le plus efficacement depuis 1945 est à base d’antifascisme. On peut ainsi paraître brillamment et courageusement réfuter les arguments d’un adversaire sans pour autant l’affronter dans un débat fondé sur des normes rationnelles.
Frédéric Saint Clair – Quel est le périmètre de l’extrême droite française, à la fois intellectuelle, médiatique et politique, aujourd’hui ? Est-elle réellement à la « droite de la droite » ?
Pierre-André Taguieff – Des expressions comme « à la gauche de la gauche » ou « à la droite de la droite » sont des tours de passe-passe rhétoriques. Il suffit de faire la plus élémentaire analyse de contenu des discours dits « d’extrême droite » pour constater que des thèmes réputés sociaux ou socioéconomiques, et donc réputés de gauche, y sont présents, alors qu’ils sont absents des discours des droites conservatrices et libérales. Le fait que les classes populaires se reconnaissent largement dans les positions et les revendications du Rassemblement national est hautement significatif. On pourrait en conclure que ladite extrême droite se situe à la gauche de la droite, voire, à certains égards, à la gauche de la gauche. Ce qu’on appelle désormais « populisme » renvoie à cet ensemble de transferts, d’ambivalences et d’ambiguïtés, dans lequel les frontières entre « populismes de gauche » et « populismes de droite » s’avèrent hautement variables et souvent indéfinissables. D’une façon générale, les déplacements ou les migrations de thèses ou de thèmes idéologiques sont une constante dans l’histoire des discours politiques modernes. Ces processus font surgir des positions paradoxales dont témoignent des expressions oxymoriques telles que « révolution conservatrice », « socialisme national », « libéralisme autoritaire », etc.
Un esprit ludique, qu’on n’a guère de chances de trouver dans le milieu des politologues professionnels, pourrait multiplier les paradoxes sur l’extrémisme, de gauche ou de droite.
C’est ainsi qu’à titre de préalable, la question paradoxale me paraît devoir être posée, sous différentes formes : Peut-on être plus ou moins extrémiste ? Modérément, radicalement ou extrêmement extrémiste ? Un peu, beaucoup, passionnément, fanatiquement extrémiste ? Être extrémiste, est-ce nécessairement l’être absolument ou peut-on l’être d’une façon relative ? Peut-on distinguer des degrés dans les convictions extrémistes ou dans les manières d’être extrémiste ?
Frédéric Saint Clair – Pourquoi ce qu’on nomme « l’extrême gauche » n’est-elle pas perçue comme extrême, et donc politiquement dangereuse, dans notre pays, contrairement à ce qu’on nomme « l’extrême droite » ?
Pierre-André Taguieff – Ceux pour qui cette asymétrie entre les extrêmes relève de l’évidence sont des citoyens de gauche, qu’ils se disent libéraux, socialistes, socio-démocrates ou communistes. La conviction idéologique que la menace ne peut provenir que de l’extrême droite constitue un bon indice de l’appartenance au camp des gauches. Elle dérive du fait que le procès du communisme, et donc de l’extrême gauche historique, est resté inachevé et que l’anticommunisme ne s’est pas installé dans l’opinion comme l’a fait l’antifascisme. L’antitotalitarisme est demeuré une affaire d’intellectuels lucides mais minoritaires. La persistance de l’antifascisme, sous différents noms (antiracisme, antinationalisme, antipopulisme, antilibéralisme ou anti-néolibéralisme, etc.), en témoigne.
Mais il faut reconnaître la zone d’ambiguïté dans laquelle on risque de s’enfermer. Si en effet l’on retient comme traits majeurs du fascisme le rejet du pluralisme, l’intolérance idéologique et le recours à la violence pour « purifier » la société, alors les mouvements « antifas » ressemblent forts à des mouvements fascistes. Les troupes violentes et fanatisées existent à l’extrême gauche : il ne leur manque que des chefs charismatiques.
Frédéric Saint Clair – Vous dites que dans le système bipolaire (droite-gauche) des démocraties représentatives « les grands partis sont en déroute », qu’ils ne sont « plus liés à des courants de pensée vivants », et que « depuis longtemps déjà, les grands intellectuels les ont désertés ». N’entourent désormais les leaders de ces partis que des « comédiens, artistes de variétés et journalistes-courtisans ». La pensée politique, poursuivez-vous, jaillit désormais des « marges du système bipolaire », non seulement en France mais en Europe. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Pierre-André Taguieff – Le phénomène est plus général : on l’observe non seulement en Europe, mais aussi aux États-Unis et au Canada. La pensée politique vivante, celle qui ne se contente pas de paraphraser ou de commenter sans fin les grands penseurs du passé, ni de s’acharner à déconstruire leurs textes, ne me semble plus inscrite dans telle ou telle grande idéologie apparue depuis la fin du XVIIIe siècle – libéralisme, conservatisme traditionaliste, socialisme, communisme, anarchisme, nationalisme. La fin de ces idéologies concurrentes a eu lieu. Mais les acteurs politiques continuent de se nourrir de leurs restes, le plus souvent en s’inspirant du style populiste (appel au peuple et culte du peuple). Mon hypothèse est que le surgissement de l’écologisme comme nouvelle gnose, ou nouveau « savoir qui sauve », a bouleversé à la fois l’espace politique et le champ de la réflexion politico-philosophique.
La structuration de l’espace politique autour du clivage gauche-droite n’est plus qu’une survivance ou un lieu de mémoire, que les professionnels de la politique tentent de ramener régulièrement à la vie, puisqu’ils en vivent.
Mais les intérêts et les passions des citoyens se fixent ailleurs que sur ces idoles moribondes que sont « la droite » et « la gauche », avec leurs centres et leurs extrêmes. L’enthousiasme politique se rencontre désormais chez les nouveaux sauveurs non plus seulement du genre humain mais aussi et surtout de la planète ou du monde vivant. D’où des orthopraxies dérivées, comme le véganisme. Quant à la pensée politique, elle a du mal à suivre. On trouve une multitude d’idéologues, de catéchumènes et de donneurs de leçons dans les milieux écologistes, mais peu de vrais penseurs du calibre d’un Hans Jonas. En devenant une mode intellectuelle, l’écologie a cessé d’inciter à la pensée. Elle incite bien plutôt au bavardage sloganique et, sous la direction peu éclairée de leaders qui rivalisent de « radicalité », aux actions violentes, confinant au terrorisme.
La force des mythes politiques de gauche et de droite tient notamment à ce qu’ils se diffusent sur l’air du « résister au pire ».
Pour la gauche, il s’agit avant tout de résister au fascisme, à l’extrême droite ou à la droite réactionnaire, au racisme et à la xénophobie, et, plus récemment, à l’homophobie et à la transphobie. Pour la droite, il s’agit avant tout de résister au déclin, à la décadence, au « Grand Remplacement » ou au « Grand Déclassement », à l’islamisation, à la fin d’un monde. Le nouveau grand péril, depuis les années 1980, a pris deux visages principaux dans l’espace politico-médiatique : le nationalisme (ce détestable « repli sur soi ») et le populisme (condamnable s’il est « de droite »). On n’observe pas de confrontations d’idées, mais des chocs de fictions et de slogans, s’accompagnant d’un bavardage infini ou d’un « marathon de palabres », comme le notait Raymond Aron à propos de Mai-68. Les peurs ont eu raison des projets, et, plus généralement, les passions ont étouffé la pensée.
Pierre-André Taguieff
Philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS
« Qui est l’extrémiste? » Pierre-André Taguieff, Éditions Intervalles, 2022
Propos recueillis par Frédéric Saint Clair