Le 9 mars dernier, le tribunal administratif de Bastia a déclaré illégale la disposition du règlement intérieur de l’assemblée de Corse qui prévoyait que ses actes et ses travaux seraient rédigés en corse et en français car « Les langues des débats de l’Assemblée de Corse sont le corse et le français. ». Cette courageuse décision, compte tenu des tensions locales à ce propos, est basée sur un syllogisme implacable :
1) la collectivité de Corse est une collectivité de la République française,
2) or, selon la Constitution, « La langue de la République est le français »,
3) donc la collectivité de Corse ne doit s’exprimer qu’en français, dans le cadre de ses activités institutionnelles.
Libre aux corses de s’exprimer en privé, même à la buvette de l’Assemblée corse, dans l’idiome de leur choix, dès lors qu’ils le font en français à l’occasion de leurs travaux officiels. Ce faisant, les juges du tribunal de Bastia ont rempli la mission qui est la leur en veillant simplement au respect de la Constitution, sans porter aucune atteinte à la culture des habitants de l’île.
Un mois plus tard, à l’autre extrémité de l’échelle des juridictions du pays, le Conseil constitutionnel a validé les conditions dans lesquelles a été « adoptée » une loi comportant, à titre subsidiaire, des dispositions concernant le régime des retraites.
Cette fois-ci, ce n’est pas tant le contenu de ces nouvelles règles qui était en cause, que la manière dont elles avaient été intégrées dans la loi.
Comme l’ont relevé des analystes attentifs et courageux[1][2], à rebours d’« un public universitaire peu critique et des médias peu avertis » – ainsi que l’avait prédit Lauréline Fontaine avant la décision du 14 avril[3] – « Il ne fallait pas attendre du Conseil constitutionnel, selon Denis Baranger, qu’il portât une appréciation sur l’opportunité économique ou sociale de la réforme des retraites. ».
Il était en effet évident que la décision si attendue ne pouvait pas concerner les choix politiques introduits dans la loi contestée, puisque cela ne relevait pas des compétences du Conseil ; par contre, l’accumulation des instruments propres à réduire la liberté du Parlement créait un problème nouveau.
Or, les « sages » n’ont pas écarté l’interpellation qui leur était faite à ce propos par certains des parlementaires requérants ; la Première ministre s’étant contentée de soumettre le texte entier de la loi sans rien préciser dans sa lettre de transmission…La réponse à cette question fondamentale est, hélas, aussi claire qu’«énorme », comme l’a écrit Dominique Rousseau, à savoir, selon la décision : « si l’utilisation combinée des procédures mises en œuvre a revêtu un caractère inhabituel, en réponse aux conditions des débats, elle n’a pas eu pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution.»
Autrement dit, la constitutionnalité de la loi peut s’apprécier selon une méthode comparable à la vente à la découpe d’appartements, celle qui permet à des promoteurs avides de profits rapides de gagner plus, en cédant moins à chaque fois ; le total des petits lots vendus chers rapportant beaucoup plus que la cession du tout en une seule fois. Il en va donc maintenant de même pour l’adoption de la loi.
Il est légal d’employer cumulativement tous les moyens visant à restreindre les pouvoirs des élus du peuple, dès lors que chacun de ces moyens est régulier, en lui-même. Transposé dans le domaine de la liberté d’aller et venir, cela permettrait d’annihiler celle-ci par de multiples dispositions, certes individuellement régulières mais qui, ajoutées les unes aux autres, nous priveraient de tout moyen de nous déplacer…Au plan juridique, les auteurs de la décision se sont ainsi comportés comme « d’honnêtes plombiers-zingueurs, chargés de veiller à une tuyauterie compliquée » selon la savoureuse expression d’Alain Supiot, qui remarquait que « Dans leur grande majorité, les juristes sont restés fidèles à cette conception purement technicienne et autoréférentielle de leur savoir.[4]» Cette pratique déjà dangereuse dans les affaires les plus courantes, s’avère redoutable pour la démocratie, quand il s’agit du vote de la Loi.
Car, en effet, c’est bien de la nature, voire de la survie, de notre démocratie dont il s’agit, ainsi que s’interrogeait une simple manifestante, à Lille, le 14 avril devant la caméra de France 3, dès la publication de la décision.
Faut-il rappeler, encore et encore, que la République française repose sur les principes suivants, conquis de haute lutte par nos ancêtres ?
« Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. »
« Son principe [de la République] est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. »
« La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. »
« Le Parlement vote la loi. »
Est-ce encore le cas lorsque cette dernière est adoptée, non seulement sans que l’Assemblée nationale ne l’ait examinée en totalité, mais aussi après que « que certains ministres auraient délivré, lors de leurs interventions à l’Assemblée nationale et dans les médias, des estimations initialement erronées sur le montant des pensions de retraite qui seront versées à certaines catégories d’assurés » ? Évidemment non, sinon d’un point de vue étroitement juridique, mais, surtout et plus largement, au plan politique. Là réside sans doute l’intérêt (sic) majeur de cette décision.
Arrêtons-nous un instant sur la portée politique de celle-ci pour en constater l’aspect, sans doute, le plus paradoxal : que le Conseil constitutionnel ait annulé, ou pas, la totalité de la loi du fait des conditions de son adoption, ne présente aucun intérêt politique dès lors qu’il en a reconnu formellement, explicitement, l’existence. Puisque ces conditions, dont il estime lui-même « le caractère inhabituel » (!) n’entachent pas la procédure parlementaire d’irrégularité finale, c’est que la démocratie française et ses principes peuvent s’en accommoder quand même. Autrement dit, s’il avait rejeté la loi de ce fait-là, il tirait les conséquences de son analyse ; s’il valide le texte tout en énumérant les méthodes employées sans en tirer d’autres enseignements, c’est qu’elles existent, en tout état de cause.
Dans les deux cas, les principes rappelés précédemment sont-ils encore respectés ?
Passons outre au fait qu’il n’y a pas eu d’acceptation politique du report de l’âge de départ en retraite, puisque cette mesure, certes mentionnée dans le programme officiel du candidat finalement élu Président en 2022, n’a été « approuvée » que par les 20% d’électeurs inscrits qui ont voté pour lui au 1er tour ; pas plus qu’elle ne l’est maintenant par une population qui la refuse à raison de 60 à près de 80 %, selon les sondages. Non, une toute autre voix s’offrait au Conseil[5], celle qui l’aurait conduit, comme il l’avait fait d’autorité en 1971 quand il a placé la loi de 1901 sur les associations au-dessus des lois « ordinaires », à reconnaître que le Parlement doit toujours être en mesure d’adopter la loi en toute liberté, quels que soient les moyens employés pour l’en empêcher certes individuellement réguliers mais dont l’accumulation vide cette liberté de tout contenu.
Ironie de l’histoire, en 1971, c’était dans le contexte de l’interdiction d’un mouvement corse que cette innovation salutaire avait été adoptée. Aujourd’hui, le modeste tribunal administratif de Bastia paraît bien isolé quand il nous rappelle au respect, non seulement de la lettre, mais aussi de l’esprit de nos principes républicains.
Hugues Clepkens
[1]La décision du Conseil constitutionnel s’impose mais, parce qu’elle est mal fondée et mal motivée en droit, elle ne peut pas clore le contentieux, Dominique Rousseau, Le Monde, 15 avril 2023
[2]Le Conseil constitutionnel a perdu une chance de rétablir un degré d’équilibre entre les pouvoirs, Denis Baranger, Le Monde, 16 avril 2023
[3]Du bon usage de la Constitution, Le Monde diplomatique, avril 2023 p. 22
[4]La gouvernance par les nombres, p. 76,
Fayard 2015
[5]Voir la tribune de D. Rousseau