L’ampleur de la reprise économique en 2021 et l’invasion de l’Ukraine en 2022 ont généré des tensions sur les prix et sur les livraisons d’énergie en Europe. Les pays de l’Union ne font pas front commun et dès lors la campagne d’hiver 2022-2023 pourrait bien être une épreuve collective que les Pouvoirs publics n’ont pas anticipée.
Depuis des décennies, notre pays avait une visibilité consistante sur son équation énergétique. Ainsi, l’efficacité du parc électro-nucléaire nous mettait à l’abri des aléas climatiques et géopolitiques.
La situation a profondément changé et l’indisponibilité partielle ou totale de près de 32 réacteurs est un défi issu de la maintenance (révisions de grand carénage) et de corrosions qui apparaissent d’autant plus simultanément que nos centrales ont été construites sous un intervalle resserré de temps lors des mandats de Georges Pompidou et de Valéry Giscard d’Estaing.
Les experts du secteur n’excluent pas mezzo voce d’autres avaries alors même qu’il est avéré que les personnels compétents manquent numériquement à l’appel. La filière s’est dévitalisée de ses soudeurs, chaudronniers et autres spécialistes.
Les politiques ont joué aux apprentis sorciers avec le nucléaire depuis dix ans pour des motifs électoralistes, le pays en subit déjà le choc.
Nous avions un as de cœur dans notre jeu électrique, nous avons désormais un friable six de pique.
Est-il ici superflu de rappeler que l’amiante aura entraîné des milliers de morts là où l’exploitation de notre électricité d’origine nucléaire ne dépasse pas cent victimes en incluant les accidents de travail des sous-traitants ?
Ceux qui ont fait excessivement peur à l’opinion et dont l’actualité dévoile le vrai niveau auront des comptes à rendre aux écoliers alignés dans des classes chauffées à 17 degrés.
L’hiver sera donc un défi pour notre production électrique, là même où nous étions encore peu le premier exportateur européen. Quant aux perspectives d’importations d’électricité, elles seront d’autant plus aléatoires que les frimas seront là.
Ancien élève en Sorbonne, je garde un souvenir précis du blocage des immenses ascenseurs des tours du site de Tolbiac le 19 décembre 1978. De nos jours, l’électricité est partout et dans nos sociétés urbaines complexes, de lourds délestages voire des black-out auraient un retentissement encore plus puissant.
La désorganisation engendrée par un black-out électrique porterait des coûts humains et financiers de grande envergure.
De surcroît, cette mauvaise posture est durable car les consommations électriques ne cessent de croître comme l’ont démontré, séparément mais de manière convergente, Loïk Le Floch-Prigent et Carlos Tavares (Stellantis). Un parc automobile à propulsion électrique à horizon 2040 sera glouton, pardon pour cette évidence.
En conclusion de cette section, écoutons le mot de la Première ministre (interview à Quotidien du 30 août) : » il ne faut pas écarter le risque de coupures de courant cet hiver « .
L’autre inconnue de notre équation énergétique provient du gaz. A la Une de La Dépêche du Midi du 31 août, il est inscrit : » Gazprom coupe le gaz à la France « .
En quelques semaines notre pays est passé d’une dépendance vis-à-vis du gaz russe de 17 % à 2 % en diversifiant ses sources d’approvisionnement sans toutefois pouvoir tabler significativement sur les ressources issues d’Algérie, contrairement au cas italien dont il faut saluer, hic et nunc, l’habileté négociatrice.
» On ne va pas couper le gaz chez les ménages français, mais c’est sur nos entreprises, les gros consommateurs, qu’il pourrait y avoir des coupures « . Ce propos de Madame Borne lors de l’émission Quotidien doit être pris avec grande précaution car sa sémantique est habile et, in fine, peu claire.
Tout le monde comprend que les grands comptes d’Engie vont souffrir en premier ce qui, parenthèse utile, ne manquera pas d’altérer notre potentiel productif et partant notre croissance réelle.
Mais il faut analyser plus avant les termes choisis par la Première ministre.
» Ne pas couper le gaz chez les ménages » ne renseigne en rien quant à la pression servie aux points de distribution. Il serait déraisonnable de ne pas enregistrer un scénario qui verrait l’accès au gaz bridé par la raréfaction progressive de la ressource.
Les Français accepteront-ils la double peine : la hausse vertigineuse des prix post-bouclier (donc début 2023) et la rareté du gaz ?
La micro-économie permet de prendre des exemples. Ainsi dans un immeuble où je réside, la facture de gaz était de 26.500 Euros sur la période juin 2021 à juin 2022. Informés par notre énergéticien, notre Syndic a fait voter le budget suivant pour la période 2022-2023 : 65.000 Euros. Avec une clause de revoyure. Dont acte.
Le Gouvernement ne pourra éternellement jouer avec la notion de bouclier qui obère les comptes – par exemple d’EDF – et ne représente, au fond, qu’un différé de paiement dont l’opportunité n’est que politique et loin d’une inclinaison sociale.
Quand les prix du gaz vont se rapprocher des cours observés, il y aura une tension sociétale d’envergure car l’équation financière domestique des ménages sera tout simplement impossible à assumer.
Deux faits traversent l’esprit de l’observateur voire de l’analyste : la situation au Royaume-Uni où des mouvements sociaux et des revendications salariales éclatent au grand jour dans plusieurs secteurs. Puis notre mémoire du mouvement social des Gilets jaunes où le prix des carburants avait été un des facteurs de déclenchement d’un » uppercut viril à l’attention des élites françaises » (titre de ma contribution aux Échos en amont de la journée d’action du 17 novembre 2018 : https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/blocages-du-17-novembre-un-uppercut-viril-aux-elites-etatiques-145464).
L’énergie est partout et notre société va devoir effectuer un saut de carpe pour s’orienter vers la sobriété.
Le Président Macron a tenu des propos liminaires à un récent Conseil des ministres où il a estimé avisé de stigmatiser la société d’abondance – que ne pratique pas la frange des 9 millions de précaires et de pauvres – et de nous dire qu’un point de bascule était atteint.
Au plan politique, ce deuxième mandat est d’ores et déjà une collection de bourdes. Faute d’avoir motivé ses troupes, les législatives ont été un échec au point que même l’arme de la dissolution semble inopérante pour une longue période.
Amateur de prises de parole sur un mode copieux, le Chef de l’État aime les mots mais ne comprend pas les maux qui scarifient la vie des Français, à commencer par la violente question de l’énergie.
Ce découplage entre l’Exécutif et la » vraie vie » alimente plusieurs hypothèses face à l’ébullition tendancielle de la couscoussière sociétale.
Jean-Yves Archer
Economiste et membre de la Société d’Economie Politique