Violences politiques, paru en mars dernier aux Presses de Sciences-Po, dresse une base inédite de 6 000 épisodes de violences politiques survenus de 1986 à nos jours. Isabelle Sommier, qui a dirigé cet ouvrage, décrypte pour La Revue Politique et Parlementaire les principaux enseignements de cette étude.
Les questions de violence sont souvent au cœur des polémiques, souvent à grands renforts de chiffres alors même que s’agissant des faits d’ordre militant, on ne disposait d’aucune base de données, en dehors de celle de l’European Police Office (Europol, bases dites TE-SAT), qui s’attache exclusivement au haut du spectre en recensant le nombre d’ « attaques terroristes » remontées par les différents États qui n’ont pas tous la même définition ni le même intérêt pour le sujet. Par voie de conséquence, son maniement scientifique est assez délicat. Il en va autrement du carottage au sens géologique opéré par une équipe de chercheurs sur une période longue de plus de 30 ans dans cinq familles de mouvement : idéologique de droite et de gauche, indépendantiste, confessionnelle, professionnelle dans le cadre d’un conflit du travail et enfin sociétale1. On verra les principaux enseignements de cette base inédite de 6 000 épisodes de violences politiques de nature, de forme et surtout de gravité très différentes avant de se focaliser sur celles commises par les idéologiques.
Un carottage des violences contemporaines
Entre 1986 et 2020, l’évolution de la violence militante n’est ni linéaire ni homogène, chaque ensemble voire sous-ensemble connaissant des dynamiques spécifiques. Elle est majeure à ses deux bornes chronologiques, mais pas du fait des mêmes : le pic des années 1989-1990 est dû au regain de la violence corse consécutive à la scission du FLNC en deux branches, responsables de plus des 2/3 de l’ensemble des épisodes violents de 1990 (405 épisodes), tandis que la remontée observée depuis 2016 (374) à celle des idéologiques et, dans une moindre mesure, des professionnels dans une période marquée par les conflits sociaux, sans toutefois retrouver le niveau de 1990. On ne saurait donc parler d’une explosion de la violence au cours des dernières années, mais plutôt d’un décalage entre la réalité du phénomène et sa perception en raison d’une part, du poids des images de la violence relayées ad nauseam par les chaînes d’information en continu, par exemple lors de la couverture des manifestations, d’autre part et surtout de l’écart entre le nombre de faits et leur létalité.
Les indépendantistes fournissent la moitié des épisodes violents, les idéologiques le quart, les professionnels le dixième, les sociétaux un vingtième, les confessionnels seulement 6,7 %. Mais ces derniers – islamistes en tête à l’exclusion de deux cas – sont responsables de près de 70 % de l’ensemble des 418 victimes recensées, concentrées pour plus du tiers sur 2015, année noire s’il en est. Ces quelques chiffres suffisent à souligner la singularité des islamistes qui sont les seuls à opérer sur un mode terroriste avec des tueries de masse et/ou aveugles en recourant aux armes les plus mortifères : les armes blanches et à feu, utilisées dans la moitié de leurs actions (contre un peu plus d’un dixième de l’ensemble des faits armés de la base).
Toutefois, malgré le caractère tragique des dernières années, les atteintes aux biens (dégradations, destructions, attentats matériels) dépassent très largement celles touchant les personnes (assassinats, affrontements, agressions, séquestrations) : 86,3 % versus 13,7 %.
D’une manière générale, mais très marquée chez les idéologiques, les organisations structurées, partisanes ou clandestines du XXe siècle de type Action directe se sont éclipsées au profit de collectifs nettement moins formels comme les autonomes.
Il s’ensuit que les attentats, planifiés et à visée ou potentiel létal majeur, en particulier lorsqu’ils visent des personnes, ont été remplacés par des actes de vandalisme. Les auteurs ont changé ; certains sont repartis en coulisses – ainsi des indépendantistes – quand d’autres entraient en scène, comme, à compter du nouveau millénaire, les animalistes qui connaissent une vigueur croissante alors que les thématiques qu’ils incarnent – à l’image des mouvements environnementaux – occupent de plus en plus l’agenda public.
Enfin, les actes de violence ne se distribuent pas de la même façon selon les familles ; on pourrait même parler d’une sorte de spécialisation de chacune. Ainsi, les idéologiques privilégient les dégradations (43 % de leurs épisodes), les séparatistes les attentats (52 %), les confessionnels se partagent entre obstructions (33 %) et attentats (24 %), les professionnels entre dégradations (39 %) et obstructions (25 %), les sociétaux sont résolument dans les atteintes aux biens (8 actions sur 10). Aussi contribuent-ils très différemment à l’ensemble des événements recensés : 87 % des attentats sont dus aux indépendantistes, 60 % des affrontements (surtout de gauche) et même 67 % (essentiellement de droite) des agressions aux idéologiques, etc.
À droite la vengeance, à gauche le vandalisme
Ce sont ces deux familles qui, très loin derrière les islamistes, ont commis des attaques meurtrières : 71 personnes sont tombées des mains des indépendantistes (17 %), essentiellement dans des règlements de compte internes, et 53 des idéologiques (13 %), 9 sur 10 d’entre elles étant victimes de l’extrême droite. Le résultat est important dans la mesure où la virulence des groupes radicaux à droite de l’échiquier politique a été très sous-estimée jusqu’à une période récente en dépit des six attentats déjoués depuis 2017, convaincus qu’ils sont que les attentats islamistes de 2015 ont sonné l’heure de la dernière bataille, ou d’une dernière phase de la guerre d’Algérie ; ils se vivent comme des résistants à une offensive mondiale de l’islamisme et se préparent à une guerre civile2. Leur spécialité, ce sont les agressions (les 2/3 d’entre elles leur sont imputables) commises par les identitaires, les skinheads et néonazis. Elles relèvent d’abord d’un mobile altérophobe (67,2 % des cas), puis de la vengeance contre des militants adverses de gauche ou antiracistes (30,8 %).
Une autre cible de choix est constituée des dégradations de ce que nous avons appelé les « espaces sacrés », cimetières et lieux de culte. Leur spatialisation est opposée : les profanations de cimetières – pour beaucoup juifs – se concentrent dans l’est du pays, Alsace-Lorraine en tête, et sont surtout le fait des skinheads. Les dégradations de lieux de culte se remarquent surtout dans le sud, en particulier le sud-ouest contre, cette fois-ci, principalement les mosquées qui sont surtout visées par les identitaires, quand les églises le sont par les anarchistes, plutôt dans l’ouest du pays.
Les activistes de gauche privilégient toutefois les sièges des partis politiques et les grandes entreprises (Engie, Areva, ERDF, etc.), accusées d’atteinte aux libertés publiques (par les caméras de surveillance ou le recours à la biométrie par exemple), de nuisance (ondes électriques, compteurs Linky, etc.) ou de « collaboration » avec les politiques anti-migratoires. Le vandalisme des banques et enseignes de multinationales lors, le plus souvent, de manifestations est principalement justifié au nom de la « réappropriation sur le vol capitaliste ». Les défilés sont aussi l’occasion de l’autre spécialité de ces militants : les affrontements avec les forces de l’ordre, dont les autonomes et zadistes (pour beaucoup de cette mouvance) sont responsables pour plus de la moitié. Ils remplissent plusieurs fonctions : stratégique, il s’agit selon la fameuse formule de « montrer le vrai visage de l’État » en enclenchant ou en entretenant le cycle provocation/répression. Régulatrice : la violence constitue une ressource, renforcée par l’écho médiatique qu’elle reçoit, pour s’affirmer entre groupes manifestants. Identitaire, en ce qu’elle témoigne de l’authenticité et de la radicalité de son engagement, par la prise de risques qu’elle induit. Sans oublier sa dimension ludique, la montée d’adrénaline et le sentiment de puissance qu’elle provoque.
Cette disposition à aller au combat fut sans doute au principe de la relative rencontre des Black blocs avec une partie des Gilets jaunes au cours de l’hiver 2018-19.
Les uns et les autres partagent l’idée que les grèves encadrées, parfois qualifiées de « bla-bla grèves », ne servent à rien ; seule la rupture de la paix civile ou en tout cas sa menace offre quelques conditions d’efficacité. À la légitimation idéologique du recours à la violence s’ajoute une légitimation instrumentale, le tout encouragé par une politique de maintien de l’ordre favorisant l’escalade, à la fois par la solidarisation des manifestants ordinaires avec ceux venus en découdre et par la montée de la thématique des violences policières.
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La tension observée depuis quelques années a deux ressorts et deux dynamiques : ethnique voire racialiste à la droite radicale qui conduit à une montée des agressions altérophobes et à la tentation terroriste. Sociale à gauche et dans les conflits du travail qui se traduit par une défiance grandissante à l’égard de tous les représentants, des syndicats aux élus et professionnels de la politique. Depuis 2016, sièges de parti, permanences électorales, domiciles et véhicules d’élus, très rarement leur personne, ont été la cible de la colère, des Gilets jaunes avec plus d’un tiers des épisodes, suivis des agriculteurs mobilisés contre le CETA (près d’un quart), des radicaux de gauche pour moins d’un vingtième. Un contexte délétère donc qui risque de se renforcer avec la crise sanitaire et la campagne présidentielle à venir.
Isabelle Sommier
Professeure de sociologie politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Chercheure au Centre européen de sociologie et de science politique
Photo : Arnaud Brian/Shutterstock.com
- Isabelle Sommier (dir.), en collaboration avec Xavier Crettiez et François Audigier, Violences politiques en France de 1986 à nos jours, Presses de Sciences-Po, 2021. La famille sociétale a été pensée en référence à la catégorie des Nouveaux mouvements sociaux, donc des conflits hors travail, et recouvrent pour le moment les écologistes radicaux et les animalistes. ↩
- La commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les luttes contre les groupuscules d’extrême droite en France a d’ailleurs recommandé la prorogation de notre programme de recherche (p. 90 du rapport du 6 juin 2019). ↩