« La politique, ce sont des idées », assurait Tocqueville. Dans une nation française aux passions politiques fortes, il est inévitable que la possibilité d’une grande alternance entraîne une montée aux extrêmes dans l’échange des arguments.
Sous la Quatrième République, le Rassemblement créé par le général de Gaulle pendant sa traversée du désert était qualifié de non-républicain et exclu du champ politique. En 1981, dans les semaines qui précédaient l’élection de François Mitterrand, il se trouvait des commentateurs pour prédire l’arrivée des chars soviétiques à Paris. Aujourd’hui, un juriste universitaire reconnu, Dominique Rousseau, décrit l’apocalypse constitutionnelle qui suivrait la non-réélection du président sortant : il vise explicitement la finaliste de la dernière élection présidentielle, mais plus largement tous les candidats, « populistes » ou représentant la droite classique, qui souhaitent marquer une différence de statut entre citoyens et étrangers.
Trois lignes de force se dégagent de son réquisitoire.
1°-Dans la tradition constitutionnelle française, étrangers et citoyens auraient les mêmes droits. Opérer une distinction entre les Français et les étrangers, encadrer l’accès des étrangers aux emplois et aux prestations sociales, reconnaître une « priorité » aux citoyens français ce serait revenir sur les acquis de la Révolution de 1789 et de la Déclaration des droits de l’Homme.
On sait l’extraordinaire ambition des Constituants de 1789 : élaborer un nouvel évangile du droit public à l’intention de tous les peuples entrant dans la voie de la liberté. Selon Dupont de Nemours, il s’agissait de la « loi fondamentale de notre nation et de celle des autres nations, qui doit durer autant que les siècles ». Mais Mirabeau craignait d’égarer des esprits simples en leur donnant l’illusion de droits illimités ; plus tard, le juriste allemand Jellinek dénoncera un « pathos creux », reflet de la légèreté de l’esprit français. Cette dernière critique est exagérée. La forme est générale mais il s’agit bien d’une déclaration des droits du citoyen français. Chaque article renvoie à un abus précis de l’Ancien Régime. « Nul ne peut être arrêté et détenu que dans les cas… déterminés par la loi » : les « lettres de cachet » sont répudiées. « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses » : les pensées des constituants sont tournées vers la révocation de l’Edit de Nantes. « Tous les citoyens sont également admissibles à tous les emplois publics, sans autres distinction que celle de leurs capacités et de leurs talents » : c’est l’édit de Louis XVI sur les quartiers de noblesse pour accéder aux grades militaires qui apparaît en négatif. Et, cette fois, il s’agit bien des citoyens et des emplois publics –n’en déplaise à notre collègue qui crie à la discrimination, même dans l’hypothèse d’emplois réservés aux citoyens français dans des fonctions régaliennes !
On ne s’arrêtera pas à l’indécence de la comparaison entre la situation des étrangers ne pouvant prétendre à certains emplois publics en France avec les lois de Vichy sur la déchéance de nationalité de Français d’origine ou de religion juives… Constatons plutôt la vigueur de l’idéologie de l’Etat sans frontières dans la France d’aujourd’hui.
Un Etat finalement schizophrène, qui mène avec application deux politiques contradictoires : il rappelle l’existence de ses frontières mais ses juges aident à les violer, au nom d’un prétendu devoir de fraternité.
En 2003, lors de la rencontre à Ottawa des cours constitutionnelles d’expression française, le juriste algérien Mohamed Bedjaoui opposait à ses collègues français que la fraternité était un concept moral mais non un principe juridique.
2°-Contester la supériorité du droit international et européen sur le droit national ce serait mettre la France au ban de l’Union européenne.
Sur ce point, Dominique Rousseau n’ignore pas que la France serait plutôt en retard sur ses grands partenaires européens. L’arrêt du 5 mai 2020 du Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe, relatif aux décisions de la Banque centrale européenne, a rappelé avec clarté sa jurisprudence : la nature de l’Union européenne n’est pas fédérale ; la souveraineté des peuples qui la composent doit être respectée.
3°-Recourir à un référendum pour légitimer une nouvelle politique d’immigration, par la procédure de l’article 11 de la constitution de la Cinquième République, ce serait violer ladite constitution.
Dominique Rousseau préfère la procédure de révision constitutionnelle de l’article 89 : le référendum ne pourrait intervenir qu’après un vote du texte à soumettre au consentement des citoyens, en termes identiques, par l’Assemblée nationale et le Sénat –un vote des deux assemblées que le chef d’Etat nouvellement élu aurait peu de chances d’obtenir s’il est issu de l’opposition. L’autre procédure, celle de l’article 11, qui évite l’acquiescement préalable des deux chambres, pourtant utilisée en 1962 par le général de Gaulle afin de faire adopter par référendum l’élection du président au suffrage universel, serait inconstitutionnelle. La révision la plus importante dans l’histoire de la Cinquième République, l’élection du président au suffrage universel, serait donc inconstitutionnelle jusqu’à la fin des temps. Tout à sa passion d’empêcher la voie référendaire sur le sujet le plus sensible de l’heure, notre collègue ne veut pas considérer qu’une véritable coutume constitutionnelle s’est créée en 1962. Et que les citoyens aspirent à être non pas moins mais plus souvent consultés, sur le « modèle suisse », par des référendums d’initiative civiques. Il y a un siècle, le grand constitutionnaliste Maurice Hauriou avançait que « viendrait l’heure du gouvernement direct en France » et ; en 1964, René Capitant, le meilleur exégète de la constitution gaullienne, entrevoyait la même évolution.
Charles Zorgbibe