Longtemps, pour les « Occidentaux », le concept de mondialisation fut associé à l’idée d’une hiérarchie des puissances. Pourtant, le monde désormais mulipolaire a vu émerger des puissances financières de premier plan, comme l’Inde et la Chine qui redéfinissent les cartes de la compétition mondiale.
Il semblait naturel que cette hiérarchie se maintienne pour des décennies. En témoigne cette idée que des États-continents tels que l’Inde ou la Chine ne pouvaient être que des suiveurs voire des supplétifs destinés à accompagner le développement économique et industriel de l’Occident. Leur destin ne pouvait être que « l’outsourcing » ou la « sous-traitance », leur horizon se transformer, pour les uns en « bureau du monde » et pour les autres en « atelier du monde », en aucun cas de laboratoire ou de financier de la planète, ce qu’ils sont pourtant en train de devenir.
Ces nouveaux arrivants dans l’économie mondiale ne pouvaient que se rallier docilement à cette vision apparemment rationnelle et rassurante de la mondialisation heureuse où chacun allait pouvoir prendre sa place dans une sorte de logique chère aux théoriciens du management, celle de la chaîne de valeur globalisée et du « juste à temps ».
Les Occidentaux étaient tombés sans s’en rendre compte dans le double piège de Ricardo et de Colin Clark, la théorie des avantages comparatifs établirait au plan mondial une sorte de principe de subsidiarité économique tandis que celle des trois secteurs, primaire, secondaire et tertiaire assurerait aux pays les plus développés la maîtrise des domaines technologiquement les plus innovants, garantissant ainsi au monde une stabilité définitive et la « fin de l’histoire ».
Lisse comme une boule de billard, la sphère planétaire mondialisée et globalisée, sans cesse polie à la double idéologie du doux commerce et des droits de l’homme, s’acheminerait sans heurts vers la paix et la prospérité.
De la mondialisation heureuse à la mondialisation rugueuse
Cette vision irénique d’une mondialisation commandée par l’économie, unifiée et pacifiée par les seules forces du marché, a cédé la place à celle plus agressive d’une compétition multipolaire exacerbée dans tous les domaines : économiques, technologiques, culturels et militaires entre États–continents, animés par des visions géopolitiques qui projettent leurs ambitions bien au-delà de préoccupations purement économiques ou mercantiles.
C’est ainsi que depuis quelques années, sous l’impulsion des principaux acteurs mondiaux, apparaissent de « Grands récits géopolitiques » : Projet pour un Nouveau Siècle Américain et Grand marché Transatlantique, Route et Ceinture Maritime de la Soie, Union Eurasiatique, BRICS etc.
Plus que le concept de « fin de l’histoire », imprudemment forgé par Francis Fukuyama à la suite de la disparition de l’Union Soviétique, c’est le concept géologique de « tectonique des plaques » continentales et sa vision d’entrechoquements et de chevauchements telluriques qu’évoque la nouvelle géopolitique mondiale.
Ces « Grands récits » mobilisateurs, américains, chinois, russes, indiens, sont le résultat d’une volonté de projection dans les grands espaces et le temps long, en même temps que d’une maîtrise accélérée de l’ensemble des technologies d’avant-garde, principal moteur de l’histoire.
Ces espaces géoéconomiques, innervés et structurés par des réseaux numériques, logistiques et financiers, sans cesse plus intégrés et ramifiés, défendus par des moyens militaires toujours plus puissants, façonnent un nouveau monde que l’on pourrait qualifier d’ hyper-westphalien.
Le visage nouveau de la mondialisation : la confrontation de grands récits géopolitiques
Le Grand récit géopolitique se caractérise par une double projection :
- dans le temps long ;
- sur les grands espaces.
Il mobilise des masses importantes de population, parfois très diverses, dans une perspective conquérante ou défensive, l’unité de compte étant le plus souvent le milliard d’individus : jusqu’à 40 % de la population mondiale.
Il s’appuie sur une organisation multinationale ou sur un système d’alliances entrelacées, souvent préexistantes, qui intègrent une dimension stratégique affichée : OTAN, Organisation de coopération de Shanghai, BRICS.
Il se dote d’institutions financières puissantes à fort potentiel de développement, parfois destinées à faire pièce aux institutions existantes. Banque des BRICS, Asian Investment Infrastructure Bank.
Il projette de structurer son territoire par la mise en place d’infrastructures de transport multimodales, ou de communication de dimension planétaire voire spatiales.
Il fait jouer à plein le multiplicateur puissance démographique/capacité d’innovation technologique, ampleur territoriale/accès aux matières premières, profondeur stratégique/sécurité.
La finalité de ces Grands récits est soit dans le cas des État-Unis de maintenir leur hégémonie, soit pour l’ensemble des autres de contester celle-ci, voire, à terme, de la supplanter.
La conception de ces Grands récits est souvent le fruit d’un mélange de volonté gouvernementale, d’influence de lobbys ou de forces politiques organisées, mais aussi de think tanks plus ou moins indépendants et de médias influents.
La construction des Grands récits se fait par complémentarité économique, le plus souvent par contiguïté territoriale ou convergence d’intérêts géopolitiques et non par contrainte et conquête. Elle est beaucoup plus géoéconomique qu’idéologique.
Leur volonté mobilisatrice, tant de l’opinion que de de la société civile, des milieux politico-médiatiques, industriels et bien entendu de défense, est manifeste. Les masses qu’ils animent, les outils de transformation du monde auxquels ils font appel sont le moteur de cette géopolitique des « plaques continentales » qu’ils mettent délibérément en mouvement. (cf. interview de Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, RT 21 février 2016).
La confrontation planétaire de ces Grands récits s’inscrit dans un monde hyper-westphalien qui n’est plus tout à fait celui de Metternich ou de Kissinger, mais qui doit néanmoins s’inspirer de leurs méthodes de résolution des conflits.
La nouvelle géopolitique des grands récits
États-Unis, Russie, Chine, Inde, Brésil, État islamique, etc., forgent leurs Grands récits à l’image de leur vision du monde, de leurs ambitions, de leurs craintes mais aussi, pour certains, de leurs frustrations ou de leurs ressentiments.
Les Européens, dépourvus de toute vision géopolitique, semblent laisser à d’autres le soin d’écrire leur Grand récit. Pour combien de temps encore ?
Etats-Unis – Du « Project for a New American Century » au « TAFTA » : l’hégémonie sans partage
Lorsque Madeleine Albright qualifia les États-Unis de « Nation indispensable », elle se référait explicitement au concept de « Manifest destiny » apparu dès 1845 sous la plume du journaliste John O’Sullivan à l’occasion de l’annexion du Texas. C’est dans cette perspective que les néoconservateurs élaborèrent, sous la présidence de G. W. Bush, grâce à de puissants et très influents think tanks, le « Project for a New American Century » (PNAC), Grand récit très élaboré visant à la domination du monde, qui orienta et, de fait, oriente toujours la diplomatie américaine qu’elle soit républicaine ou démocrate.
L’administration Obama s’inspira, en effet, sans trop le dire, de cette conception dominatrice, reprenant à son compte le principe intangible et non négociable de « full spectrum dominance » emprunté au vocabulaire stratégique mais parfaitement adapté à la vision géopolitique américaine du monde telle qu’elle a été formulée depuis par John Halford Mackinder et Nicholas Spykman.
Le projet de Traité de Grand marché transatlantique (TAFTA) négocié, dans la plus grande opacité par une Union européenne en état de sidération géopolitique, n’a d’autre objet que d’étendre cette stratégie de domination à l’Europe en l’arraisonnant grâce à un système de normes techniques et juridiques irréversibles.
Chine – « La route et la ceinture maritime de la soie » : le recentrage de l’Empire du milieu
Ce projet, lancé en 2014 par le président Xi Jinping, se concentre sur la connectivité et la coopération entre des pays principalement situés en Eurasie et se compose de deux éléments principaux, l’un terrestre, la « Ceinture Économique de la Route de la Soie » et l’autre maritime, la « Route Maritime de la Soie ». Parmi les propositions phares de cette initiative soutenue par l’Organisation de Coopération de Shanghai on retrouve des projets d’infrastructures (dont une ligne de trains à grande vitesse reliant directement Pékin à Moscou, voire à Berlin) ainsi qu’une banque, l’AIIB (Asian Infrastructure Investment Bank), qui s’annonce comme un concurrent direct de la Banque mondiale sous leadership américain. Par son ampleur, ses multiples dimensions, le nombre de partenaires engagés, sa projection temporelle (le XXIe siècle) la complémentarité qu’il affiche entre développement territorial et stratégie financière, le projet « One belt one road », qui concerne près de 40 % de la population mondiale, comporte tous les éléments d’un Grand récit géopolitique planétaire et séculaire.
Russie – L’Union économique eurasiatique : la déception européenne et la tentation asiatique
Créée en 2014, puis élargie en 2015, cette union, assez proche dans sa conception de l’Union européenne, regroupe autour de la Russie, la Biélorussie, l’Arménie, le Kazakhstan et le Kirghizistan.
À terme son potentiel est important, mais elle souffre actuellement de difficultés économiques ainsi que des problèmes politiques liés notamment au conflit en Ukraine. Il lui faut trouver aussi le moyen de se coordonner avec le projet précédent initié par la Chine, beaucoup plus ambitieux, qui pourrait à terme le tenir en lisière.
Ce projet inspiré en partie des doctrines eurasistes en exprime aussi certaines ambiguïtés géopolitiques.
« Les BRICS » : le contre-endiguement
Cet acronyme inventé naguère, ironie de l’histoire, par un dirigeant de Goldman Sachs associe les noms de cinq pays : Brésil, Russie Inde, Chine, Afrique du Sud. Cet ensemble rassemble 40 % de la population du monde et près de 30 % de son PIB.
À la différence des projets précédents, il ne dispose pas de la continuité territoriale mais, comme eux, il met l’accent, néanmoins, sur la mise en place d’institutions financières indépendantes (banque des BRICS) et la création d’infrastructures de télécommunication notamment (organisation d’une architecture Internet indépendante et sécurisée).
Destiné à s’élargir, le projet des BRICS constitue un Grand récit atypique par ses origines, son évolution, ses territoires. Il est sans doute celui qui suscite la plus grande inquiétude aux États-Unis, notamment du fait de la présence du Brésil en son sein, ceci en totale opposition avec la doctrine de Monroe, mais aussi à cause des perspectives d’association de l’Iran qui pourraient, à terme, être envisagées.
Il suffit de regarder une carte pour s’en convaincre, les BRICS obéissent à une logique de « contre-endiguement » par rapport aux stratégies américaines de « containement » du bloc eurasiatique, « pivot géographique du monde » selon la formule de Mackinder.
L’état islamique : l’extension du domaine de la Charia
Il serait imprudent d’un point de vue géopolitique de ne considérer la stratégie de l’État islamique que du simple point de vue du terrorisme.
Cette dimension est, bien entendu, essentielle. Le terrorisme doit être combattu sans relâche avec tous les moyens dont dispose la communauté internationale, mais se limiter à cet aspect des choses et se refuser à voir dans le projet de retour du califat une forme de Grand récit serait une erreur majeure.
Ce Grand récit repose sur le salafisme djihadiste, il vise à la création d’un État totalitaire dans une perspective mondiale, utilisant, pour arriver à ses fins, tout le moyen de la guerre classique, révolutionnaire ou hybride. À ce titre, il jouera un rôle essentiel dans les affrontements géopolitiques du monde à venir.
Un grand récit européen est-il encore possible ?
Cette nouvelle vision du monde ne semble pas préoccuper les Européens que l’aveuglement géopolitique, l’angélisme mondialisateur et le réductionnisme gestionnaire a condamné, depuis longtemps, à oublier qu’ils sont eux-mêmes issus d’une série de Grands récits, le dernier en date étant la réconciliation franco-allemande.
Les Européens n’ont pas encore pris conscience du fait qu’après avoir été les instigateurs des rivalités de puissance, ils en sont devenus les enjeux.
Tous ces Grands récits, qu’on le veuille ou non, sont tous fondés sur une expression de la souveraineté et sur une vision géopolitique du monde. Or sur ces deux plans les Européens ont abandonné la partie.
Bien plus, animés par une consternante phobie de la puissance et de la souveraineté, ils ont, au fil de ces soixante dernières années, construit une machine à aspirer les souverainetés nationales, sans créer en contrepartie une souveraineté européenne originale qui serait seule capable d’affronter les bouleversements géopolitiques actuels. Coup sur coup, les crises financières, migratoires, et fondamentalistes ont mis en évidence les faiblesses de ce système et provoqué un reflux sans précédents du sentiment européen.
Ce reflux se trouve encouragé par un discours purement gestionnaire dépourvu de souffle, coercitif et culpabilisant.
Une société à ce point inconsciente de l’ordre de ses fins et de son destin ne tarde pas à devenir, une société d’indifférence et d’autodestruction.
Inverser le mouvement suppose la conception d’un Grand récit européen. Sa mise en œuvre, attendue par des opinions en plein désarroi, est devenue un impératif de survie. Quelles pourraient en être les grandes lignes ?
Parmi beaucoup d’autres, trois priorités se dégagent :
- maîtriser la relation euro-africaine ;
- éviter la séparation continentale de l’Europe et renouer avec le partenariat euro-russe ;
- se désarrimer d’un atlantisme de soumission.
Maîtriser la relation euro-africaine
Il s’agit d’une priorité absolue, commandée par les évolutions démographiques. Les derniers chiffres publiés par l’ONU parlent d’eux-mêmes : 2,4 milliards d’habitants en 2050 et 4,4 en 2100.
On ne pourra s’aveugler encore longtemps sur le fait que le face à face Europe/Afrique consiste à mettre en miroir les populations parmi les plus démunies du globe avec les plus riches, les plus fécondes avec les plus stériles, les plus jeunes avec les plus âgées, celles à l’espérance de vie la plus courte avec celles possédant l’espérance la plus longue.
Fort heureusement l’Afrique s’engage dans une croissance très significative de son économie, mais beaucoup reste à faire et le co-développement Europe-Afrique est une impérieuse nécessité. De ce point de vue, le projet d’Union pour la Méditerranée magnifique programme, préfiguration d’un Grand récit euro-africain, constituait un modèle malheureusement engagé trop tardivement.
Il reste encore sans doute la clef d’une grande communauté euro-africaine dont les fondements restent comme pour tous les grands récits : les infrastructures de transport, l’énergie, le développement durable et bien entendu les financements.
Refuser la séparation continentale de l’Europe
Les géopolitologues états-uniens tels que George Friedman ou Zbigniew Brzezinski prônent le maintien et la consolidation de la séparation entre ce qu’ils appellent l’Europe péninsulaire c’est-à-dire l’Europe occidentale augmentée des anciennes démocraties populaires et l’Europe continentale (Mainland).
La gestion du conflit ukrainien et les avancées de l’OTAN reflètent parfaitement cette tendance obsessionnelle de la diplomatie d’outre-atlantique.
Les Européens ne doivent pas tomber dans ce piège. Il est temps de sortir de cette situation et de relancer le partenariat euro-russe dans une perspective d’équilibre entre le monde atlantique océanique et le monde eurasiatique continental et de recherche de complémentarité et de profondeur stratégique en s’appuyant sur le lien tripartite Paris Berlin Moscou.
Se désarrimer d’un atlantisme de soumission
La crise économique et financière, d’origine anglo-saxonne, aux conséquences géopolitiques de plus en plus évidentes, dans laquelle est plongé le monde, aurait dû être, pour les Européens, l’occasion d’un sursaut d’indépendance et de solidarité et leur permettre une souveraineté qu’aucun des autres acteurs du monde multipolaire n’a jamais songé à abandonner.
C’est l’inverse qui s’est produit, la crise a accru la vassalisation de l’Union européenne dans des proportions encore jamais connues auparavant.
Le développement d’une économie numérique globale, entièrement sous contrôle américain, la perte de contrôle de fleurons de certaines industries stratégiques notamment françaises, la réactivation de l’OTAN, et la préparation d’un traité de libre-échange, antichambre d’une future intégration politique euro-atlantique, annoncent une perte définitive d’indépendance et l’impossibilité de définir un Grand récit européen. Il est temps de se dégager d’un protectorat asservissant pour retrouver ce qui aurait dû rester un partenariat entre égaux.
En se projetant ainsi sur trois fronts : au sud, à l’est et à l’ouest, le Grand récit géopolitique européen fondé sur une quadruple volonté de solidarité, de puissance, d’indépendance et de souveraineté, mais dépourvu de toute volonté hégémonique devrait atteindre un double objectif :
- rendre au sentiment européen le souffle qui lui fait défaut depuis qu’une approche purement économique et constructiviste l’a étouffé. La logique des « petits pas » chère aux Pères fondateurs est impuissante face aux grands défis ;
- restituer à l’Europe la centralité qui fut la sienne au cours des siècles, gage d’équilibre, dans un monde soit disant globalisé mais en réalité redevenu instable et dangereux.
Il faudra pour concevoir, faire accepter et mettre en œuvre ce Grand récit : une opinion informée et motivée, des élites imaginatives et visionnaires, des dirigeants courageux et déterminés.
Le système européen aux allures d’empire bureaucratique est-il encore capable d’organiser cette triple mobilisation ?
Le temps nous est compté.
Jean-Claude Empereur
Haut fonctionnaire honoraire
Co-fondateur de la Convention pour l’Indépendance de l’Europe