Les récentes propositions de projet de loi (votées en première lecture en mars 2023) témoignent clairement de la perception par les parlementaires de la nécessité d’une régulation : droit à l’image des mineurs, majorité numérique, surexpositions des enfants aux écrans.
Les technologies numériques sont en effet, très récentes et n’ont pas encore été l’objet de régulation. Comme pour tout objet technique, c’est dans l’après-coup qu’apparaissent leurs aspects toxiques. Les marteaux sont bien utiles pour planter un clou, mais peuvent se révéler traumatisants pour des doigts inexpérimentés, ou meurtriers comme arme de destination. Toute technique est utile à l’homme en termes d’augmentation de ses capacités, la roue, l’écriture, l’automobile… mais il faut toujours du temps pour en connaitre puis maitriser la toxicité. Les premières automobiles étaient rares, les routes étaient faites pour les piétons et les chevaux. Puis les automobiles se sont multipliées, des accidents entre automobiles sont survenus : qu’a-t-on fait alors ? on a inventé la conduite à droite ! On a inventé le code de la route !
Impossible d’imaginer réguler avant la perception des effets secondaires. Alors, quel code de conduite pour les smartphones ?
Dans un autre aspect de la vie quotidienne, l’alcool est également un objet technique, créé par l’homme pour se déconnecter, se défatiguer parfois, se désinhiber, se socialiser… Il avait aussi la réputation de donner des forces : on en donnait donc aux bébés, et aussi aux enfants. Il a fallu bien des études et bien des atermoiements devant les pressions des viticulteurs, pour que l’interdiction de donner du vin aux enfants dans les écoles soit prononcée. Et c’était en 1956 pour les moins de 14 ans !!! Les actualités du jour disaient : « La sobriété est une bonne habitude, elle est la base de la santé de nos enfants ! ». Parle-t-on vraiment de sobriété pour le numérique ? Est-ce trop tôt?
De même pour la cigarette. Les efforts d’Edward Bernays aux USA, grâce au tout nouveau marketing, ont incité les femmes américaines, jusqu’alors non consommatrices, à fumer, donc à consommer : une aubaine pour les producteurs dont les profits stagnaient. Au début du XXe siècle, fumer devient même raffiné, surtout après l’apparition des cigarettes américaines qui démocratisent la consommation de tabac en France. Ce plaisir est uniquement réservé aux hommes jusqu’en 1945, puis les femmes commencent à devenir la cible de l’industrie du tabac. Les enfants s’y mettent aussi et il faudra attendre le milieu des années 70 pour qu’une prise de conscience sur les méfaits du tabac conduisent les autorités à réagir.
Déni des dangers du tabac, fabrique du doute (« il n’y a pas d’études »), pressions des industriels du tabac, il a fallu bien des morts, bien des malades pour arriver à réguler. En France, c’est la loi Evin en 1991, qui interdit la publicité et la cigarette dans les lieux à usage collectif : « La lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme a toujours eu dans nos institutions une valeur symbolique, sans doute parce qu’il s’agit de légiférer sur des habitudes de vie qui conduisent à la mort ou à la souffrance physique et psychologique comme à la déchéance sociale », déclarait Claude Evin devant l’Assemblée nationale. Et ce n’est qu’en 2007 que les cigarettes disparaissent des lieux publics et des transports.
Alors, quel parallèle peut-on faire avec les objets numériques ? N’y a-t-il pas là aussi, comme pour le tabac, comme pour l’alcool, des lobbies riches et puissants capables de faire pression et de gagner du temps ?
Les écrans ont envahi notre monde, professionnel, familial, personnel, depuis peu : les smartphones en 2007, les tablettes en 2012-2013, c’est très récent, on a du mal à en percevoir la toxicité. Et pourtant ces objets techniques, qui ont beaucoup d’aspects positifs indéniables, possèdent aussi beaucoup d’aspects toxiques, que nombre de soi-disant « experts » tentent de banaliser, de minimiser ; ils rejettent la faute de la surconsommation sur l’individu, comme si le « trop de numérique » n’était pas un problème collectif qui affecte chacun de nous, et ils tentent de temporiser : « il n’y a pas suffisamment d’études » (ça ne nous rappelle rien ?), répètent-ils. Pourquoi cette attitude ? et surtout pour qui ? au bénéfice de qui ?
Les aspects toxiques les plus graves se manifestent chez les enfants les plus jeunes, cela est un constat de terrain partagé par les professionnels de la petite enfance, puéricultrices, infirmières, pédiatres, psychologues et pédopsychiatres, orthophonistes, enseignants de maternelle ; rappelons que les enfants de moins de 3 ans passent en moyenne 3 h 11 par jour devant les écrans. Comment penser que cela ne modifie pas fondamentalement la construction du petit individu (atteinte du langage, de la relation, de la motricité…) ? Cela atteint ensuite les apprentissages, le sommeil, les capacités physiques, les relations sociales… Tout cela est de plus en plus documenté, à l’international. Rappelons les trois propositions de loi de mars 2023 :
Caroline Janvier, députée du Loiret, a proposé à l’Assemblée nationale le 6 mars 2023 une proposition de loi relative à la prévention de l’exposition excessive des enfants aux écrans composée de 6 articles.
Article 1 :
- L’intégration dans la formation des professionnels de santé, du secteur médico-social et des professionnels de la petite enfance de modules spécifiques sur les risques liés aux écrans sur le jeune public.
- L’ajout de mentions spéciales sur les emballages des écrans (tablette, ordinateur, téléphone portable) d’information pour les consommateurs des dangers liés à la surexposition aux écrans + message de prévention dans l’ensemble des messages publicitaires portant sur ces produits.
- Des règles restrictives dans les établissements de la petite enfance, les écoles maternelles et primaires pour l’utilisation des téléphones, tablettes et ordinateurs par les professionnels d’encadrement.
- L’insertion de recommandations touchant à la bonne utilisation des écrans pour le jeune public dans le carnet de grossesse.
Bruno Studer, député du Bas Rhin, a proposé début mars 2023 une proposition de loi visant à garantir le respect du droit à l’image des enfants en 4 articles. Là aussi des mesures de protection de l’enfant très attendues (ces mesures permettront d’éviter des drames comme ceux décrits dans le livre de Delphine de Vigan « Les enfants sont rois »), avec l’introduction de la notion de vie privée dans la définition de l’autorité parentale, exercée en commun par les deux parents.
Laurent Marcangeli, député de Corse, a déposé une proposition de loi visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne en quatre articles, par la définition juridique des réseaux sociaux, l’instauration d’une majorité numérique fixée à 15 ans pour l’inscription et l’utilisation des réseaux sociaux, et inscrivant l’obligation pour les opérateurs de plateformes en ligne de faire respecter cette mesure. Par ailleurs, l’instauration d’un délai fixe de 48 heures dans lequel les opérateurs de plateforme en ligne sont tenus de répondre aux réquisitions judiciaires, réduit la période antérieure pendant laquelle les jeunes se trouvaient sans ressources juridiques pour faire face aux contenus haineux…
Les professionnels du soin et de la petite enfance sont en grande majorité très inquiets et se mobilisent pour faire connaitre ces dangers ; c’est une étape nécessaire. Mais pour le bien commun, soignants et législateurs doivent pouvoir, chacun de leur place, assurer le meilleur avenir pour nos enfants. Alors, à eux l’alerte, et aux législateurs la régulation : le chemin est encore long…
Marie-Claude Bossière
Pédopsychiatre
Associée à l’Institut de Recherche et d’Innovation
Membre du collectif CoSE
Auteure de « Le bébé au temps du numérique », éditions Hermann, 2021.