Je suis un philosophe dans la lignée des Expérimentalistes. Les Expérimentalistes ne bâtissent pas de systèmes théoriques surplombant toute l’activité humaine comme explication finale, de l’humanité, du Monde, de l’Univers, et ne tentent pas de s’immuniser contre les critiques menées de manière rationnelle, selon les critères des sciences. Je montre ce dont je parle, je propose des outils et des moyens de compréhension testables par l’expérience et au regard des autres sciences et si ce que je propose ne convient pas, n’atteint pas son objectif, comme le prescrit le philosophe Karl Popper, nous devons le rejeter.
En tant que philosophe, je suis attiré par ce qui est obscur dans les activités humaines et j’essaie d’en donner une représentation claire, compte-tenu de ce qui m’est spécifique comme chercheur. Je travaille au niveau sensori-moteur de l’être humain, là où n’existe ni psychologie ni morale, mais simplement du vivant qui se meut et tente de se maintenir au-delà du moment présent.
C’est pourquoi la stratégie, comme activité humaine, comme “théories”, comme outils, m’intéresse. Elle est, pour moi, ce qui guide et organise le vivant pour se maintenir.
C’est une compétence innée, incarnée dans l’organisme, qui existe du fait même de la création d’un “vivant” et qui a pour première finalité de le maintenir. Nous désignerons cela par “survie”. Mais la stratégie incarnée vise aussi la “Sur-vie” de ce vivant quitte à le transfigurer, elle vise à le continuer le plus loin possible dans le temps et dans l’espace, quitte à ce que ce soit sous des formes qui apparaissent comme autres, dans un autre “monde”, à l’exemple du dinosaure maniraptora qui Sur-vit dans l’oiseau.
Nous constatons que d’autres vivants font ou tentent de faire de même ainsi que leurs productions. Les humains qui sont des “vivants” produisent, construisent, des “acteurs économiques” désignés comme entreprises, organisations économiques d’un État, d’une cité, etc, et ces acteurs tentent de survivre et de “Sur-vivre” à l’exemple de Preuss-AG – Preussag – qui est sortie de sa forme de conglomérat d’activités industrielles de fabrication pour devenir T.U.I., un conglomérat d’entreprises de transport et de tourisme. On dit que cette transfiguration a été rendue possible, cette Sur-vie donc, lorsque les dirigeants de Preussag se sont rendu-compte que leur métier, la raison de leur existence, leur stratégie incarnée se représente comme Transport.
Je parle de représentation car si la stratégie anime tout vivant et toute construction humaine, elle nécessite des représentations accessibles de partout pour attirer à elle les ressources nécessaires à sa dynamique, ressources qui sont d’autres humains ou qui proviennent de et par les humains.
La stratégie a donc une dynamique.
Les lecteurs de la littérature stratégique reconnaîtront, je crois, dans mon propos, ce que Basil H. Liddell Hart appelait la “Grande stratégie” et que nous désignerons ici simplement par “Stratégie”.
Le problème est que ce fameux auteur n’a pas su, à mon avis, vraiment donner une définition de la Stratégie, épistémologiquement restreinte, et des outils permettant de repérer sa présence, sa mise en œuvre, dans les armées et dans les acteurs économiques. D’autres auteurs comme David S.Landes dans Richesse et pauvreté des nations (1998 pour l’édition originale, Albin Michel 2000) ou Aldo Schiavone dans L’histoire brisée (1996 pour l’édition originale, Editions Belin 2003) semblent bien avoir compris qu’il s’agit pour les Nations de Sur-vivre, que de décisions économiques et politiques précoces deviennent pernicieuses dans le temps long obérant survie et Sur-vie mais ils n’ont pas décrit ce qui rend possible cette Sur-vie ou par des exemples hypothétiques (si cela avait été fait, permis, alors…). Edward Luttwak, dans La Grande Stratégie de l’Empire byzantin (édition originale 2009, Editions Odile Jacob 2010), montre une pragmatique de type systémique chez les Byzantins déployée dans le Politique et le Militaire, mais, étant peu théorisée, elle semble difficile à transmettre et à s’imposer face à d’autres pratiques bien qu’elle ait perduré, me semble-t-il, jusqu’à l’époque moderne dans des façons de faire.
Nous pourrions nous arrêter à cet auteur, à cet économiste anglais, comme modèle pour étudier toutes les Stratégies. Mais, à ma connaissance, E. Luttwak n’a pas généralisé ce qu’il décrit comme modèle générique d’observation à la différence du général André Beaufre dans son Introduction à la stratégie (Librairie Armand Colin, 1963), là où il fait de la philosophie l’idée générale aux sciences humaines, et de la stratégie l’opérateur de cette idée.
À la Stratégie existe une “Algèbre sous-jacente” écrit A. Beaufre, “Algèbre” que j’interprète comme “modèle abstrait”, modèle qui doit devenir l’objet de la connaissance par et pour le philosophe expérimentaliste. Il n’est observable que grâce à un outil d’observation que j’appelle “Objet théorique”.
Celui-ci, comme les gens de science, ne travaille que par hypothèses. Celles-ci vont permettre de construire l’Objet théorique.
Les hypothèses sont toujours justifiées par différents arguments mais seul le test de l’expérimentation leur donne légitimité. Si elles ne passent pas ce test, elles doivent être impitoyablement éliminées.
C’est pourquoi les justifications que nous nous donnons a priori pour renforcer nos hypothèses ne doivent pas être plus fortes que les faits expérimentaux, à moins d’avoir de bonnes raisons. Donc, un Objet théorique peut être ajusté en cours d’observation ou détruit pour être remplacé par un autre.
Ce que nous voulons comprendre, nous ne pouvons espérer l’examiner à partir d’une seule hypothèse à vocation totalisante. Elle serait inconsistante, un attrape-tout. Il n’existe pas d’outil d’observation qui perçoive tout. C’est pourquoi l’hypothèse première doit être extrêmement précise, donc jouir d’une certaine localité ou limite. Cette limite de l’hypothèse, nous la verrons facilement car son usage laissera un reste dans ce qu’il y a à connaître, l’occasion de relancer le travail de connaissance à partir d’une autre hypothèse.
Cette première hypothèse qui va donner forme à l’outil d’observation, à l’Objet théorique, concerne l’allure générale de ce que nous voulons explorer : “ça ressemble à quoi ?”. C’est une approximation. Deux voies s’ouvrent à nous, celle de l’exploitation du “déjà-vu” qui permet de mettre en place des hypothèses complémentaires liées à ce “déjà-vu” donc probablement “déjà-connu”, c’est la voie que j’ai choisie pour construire mon Objet théorique. Mais j’aurais pu choisir la voie de l’extrême étrangeté en posant que ce que j’examine est étranger à toutes les connaissances que nous pouvons posséder sur lui ou lui relier. Alors, nous sommes obligés de construire des hypothèses inédites, de fournir des connaissances inédites, pour construire l’Objet théorique et même l’utiliser (cf les travaux de la philosophe Anne-Françoise Schmid).
La voie du “déjà-vu” implique quelque chose comme : “Alors si c’est ça, je dois trouver ça et ça fonctionne ainsi et pas autrement”, c’est la suite du travail et nous mettons en place des moyens hypothétiques et pratiques pour attraper ces “ça”, les installer dans les différentes partie de l’Objet. La construction s’arrête lorsque je crois m’être doté de tout ce qui est nécessaire pour que l’Objet théorique fonctionne, faire mon observation, mon examen, mon exploration, recueillir les observables et les enregistrer. Je me dote d’un mode d’emploi.
L’Objet théorique n’est donc en rien l’idéal abstrait de ce que nous voulons observer et étudier. Il est juste un organisateur dont nous connaissons les parties et les articulations, les libertés et les contraintes.
Organisateur des hypothèses, il est aussi l’organisateur de nos observations et ce qui les permet. Sans lui, l’expérimentaliste est aveugle. L’Objet théorique est objectif dans le sens où tout le monde y a accès mais c’est un outil d’observation “abstrait”, un produit non matérialisé des connaissances humaines, certains diraient un produit de l’esprit..
L’Objet théorique spécifique à la Stratégie que j’ai construit en suivant la première voie, celle du “déjà-vu”, je l’ai nommé “Le Coureur stratégique” et l’ai décrit dans le Manifeste pour une stratégie expérimentale (Éditions Petra, 2014).
L’hypothèse première de “déjà-vu” est que la Stratégie me fait penser de manière évidente à un système de systèmes, “système” renvoyant à la Théorie générale des systèmes de von Bertalanffy et toute la littérature qui développe ce concept ou l’annonce depuis Aristote, les Byzantin jusqu’à l’Umwelt de von Uexküll, les travaux du Santa Fe Institute en passant par Norbert Wiener et la cybernétique, littérature abondamment utilisée par les théoriciens de la stratégie et ses praticiens. L’Objet théorique, “Le Coureur stratégique” se présente donc sous la forme d’un système de systèmes et toutes les hypothèses qu’il accueille sont systémiques, elles permettent d’identifier dans ce qui est à observer un système, sa composition, son fonctionnement, ses articulations avec d’autres systèmes et l’environnement.
Un système de systèmes peut être observé et décrit de manière “longitudinale”, c’est-à-dire selon sa dynamique, selon son chemin vers la finalité, et aussi de manière “transversale” comme si nous faisions des “coupes” dans l’Objet pour examiner ce qui se passe “à l’intérieur” de la dynamique. Ce qui est observé doit pouvoir prendre place dans l’une de ces figures.
Il nous faut bien alors intégrer dans notre Objet théorique des hypothèses concernant la nature systémique de ces “coupes”. Celles-ci sont des complexes Scène esthétique/Scène politique (Filippi Michel, Franck Tannery, chapitre Esthétique dans Encyclopédie de la stratégie, sous la direction de Tannery Franck, Denis Jean-Philippe, Hafsi Taieb, Martinet Alain, Éditions Vuibert, 2014, réédition ems, 2022).
Soyons maintenant aristotélicien, celui de la Physique, et regardons un fleuve.
Il s’écoule de sa source à son embouchure, sa fin. L’eau et tout ce qui s’y trouve semble être attirés par cette finalité bien que, si nous observons de manière locale, tant l’eau que ce qui se trouve en elle ou sur elle ont des finalités intermédiaires, locales, les conduisant parfois à “sortir” du fleuve et prendre un autre cours, vers une autre finalité, diverger donc. D’autres entités semblent ne pas s’y déplacer, des poissons par exemple, tout en ayant leurs propres dynamiques et finalités dans ce fleuve. Regardons le depuis son origine jusqu’à sa fin, il ne semble pas partout dans le même état tout en étant le même, mais quel même ? Celui qui reste dans son lit est-il le même que celui qui en sort au moment des crues ou définitivement pour s’ouvrir un autre passage vers la même embouchure à moins d’en inaugurer une autre dont nous percevrons, après-coup, les annonces dans l’environnement, dans une variation de vitesse, etc., à moins que se produise un événement type “cygne noir”, inattendu, bouleversant au point même d’effacer toute notion d’embouchure et la remplacer par un marais, une confluence.
C’est cela la Stratégie telle que la “voie” de manière longitudinale – le “Coureur stratégique” – et nous comprenons qu’à chaque fois que nous observons une Stratégie particulière nous devons nous demander sur quelle rive nous nous tenons, en quel lieu de sa géographie, de son épaisseur, et à quel moment de son histoire.
Mais je peux faire des “coupes” dans ce fleuve qui ne seront pas celles de l’anatomiste ou du biologiste, la seule finesse que nous rechercherons sera celle des complexes “Scène esthétique/Scène politique” (SE/SP). C’est très aristotélicien en ce sens que nous supposons que le fleuve ne peut aller depuis son origine à sa fin que par une succession de petites poussées se succédant les unes aux autres, naissant des unes pour devenir autres.
Une illustration en est donnée par l’écrivain Isaac Asimov avec la “psychohistoire” que l’on retrouve dans le cycle de Fondation. La “psychohistoire” est la version humanisée d’une réaction auto-entretenue avec son démarrage, son régime normal, ses risques d’épuisement ou de sortie du régime, etc, jusqu’à l’épuisement final de la réaction.
Chaque épisode, chaque livre, met en scène l’un de ces événements et c’est ce que tente de saisir un complexe SE/SP.
Ce complexe se compose donc de deux systèmes, la Scène esthétique et la Scène politique, cette dernière étant régulatrice de la première qui est la base de la formation des ensembles systémiques composés de vivants seuls ou de vivants et d’objets, d’éléments variés de l’environnement.
La SE se forme par l’activation de mécanismes de perception qui “arrachent” des éléments sensibles, couleurs, sensations, sentiments, etc. dans l’environnement qui forment alors une clôture systémique, ce qui engendre une dynamique. C’est ainsi que les vivants sont attrapés en tout ou partie, le marketing le sait bien, et ils forment de cette manière une communauté plus ou moins passagère. Ils peuvent en former d’autres en même temps qui sont différentes du point de vue systémique. Naturellement cette scène est auto-régulée mais l’expérience montre que dans la réalité sociale cette régulation est assurée par des entités dites “politiques” à l’intérieur des entreprises ou des États. L’observation plus poussée a fait l’hypothèse que ces “politiques” (humains et institutions) forment aussi système, des systèmes aux régimes analogues ou différents de celui de la SE qu’ils régulent. Donc l’observation conduira à décrire tant la SE que sa SP régulatrice, que leurs régimes, la façon dont les deux systèmes sont liés et l’histoire de ce lien.
Pendant la construction des SE et des SP, des représentations comme finalités seront produites pour les “composants” de chaque scène et pour faire fonctionner le lien entre elles. Dès lors, si toute Stratégie est tirée par sa finalité dernière, finalité à laquelle nous pouvons donner une représentation, de manière intermédiaire, d’autres représentations produites par les complexes SE/SP sont nécessaires, se remplaçant, se succédant, s’enchevêtrant, avec peut-être pour chacune, comme “motto” – une devise – cette phrase attribuée à la mère de l’Empereur, “Pourvu que ça dure”.
De manière succincte, voilà ce que je pense être une manière de caractériser ce qu’est vraiment la Stratégie, comment l’observer afin de juger du réalisme des décisions prises par les acteurs économiques, l’implantation de processus stratégico-tactiques, afin de piloter la dynamique générale, les dynamiques locales et intermédiaires, et ainsi de suite.
Michel Filippi
Philosophe
Manifeste pour une stratégie expérimentale, 2014, Editions Petra