Le « service national » est intimement lié, consubstantiellement lié à l’Histoire de notre République et de notre Nation. Héritier de la Révolution française avec les déclarations de la Patrie en danger (11-12 juillet 1792), la levée en masse en 1793 suite à la victoire de Valmy contre les armées austro-prussiennes, le « service national » est né en effet sous la Première République (1798-1804) avec la loi Jourdan du 5 septembre 1798 qui indique dans son article premier que « tout Français est soldat et se doit à la défense de la Patrie ». La France « invente » ainsi officiellement la conscription et instaure le « service militaire » obligatoire et universel pour tous les jeunes gens entre 20 et 25 ans.
1905 – 1997 : Un siècle de conscription
Les Républiques successives vont conforter cette conscription et ce service militaire, plus particulièrement la IIIe République (1870-1940) avec la loi André-Berteaux du 21 mars 1905, texte fondateur de la forme « moderne » du service militaire obligatoire et universel, en s’attachant à supprimer toutes les exemptions qui existaient (tirage au sort, dispense,…) : les curés aussi seront sac au dos, soumis à la conscription !!!
Le service militaire obligatoire va devenir officiellement avec le Général de Gaulle dans l’ordonnance du 7 janvier 1959 le « service national », et trouver ainsi avec l’homme du 18 juin, l’homme de la Nation, son appellation définitive qui indique, au plus profond dans son essence, ses deux missions : le service national tout à la fois expression et facteur de mobilisation de la jeunesse sur la défense de la Nation et expression et mobilisation de la jeunesse sur les valeurs de la Nation.
Le « service national » comme expression et facteur de la mobilisation de la jeunesse sur la défense de la Nation ? C’est le « service militaire obligatoire » (SMO) traditionnel qui est ici en cause, charnellement lié à la défense nationale comme l’instrument, l’outil qui va mettre la jeunesse au service de la défense de la Nation, de la Patrie dans ce qu’elle a de plus profond, de plus sacré, ce qui est son cœur : le sol.
On pourrait, on devrait pour illustrer ce point repartir sans doute de la défaite de 1870-71 – l’Allemagne n’existe pas encore – face au Royaume de Prusse et à ses alliés allemands. La réponse à ce choc humiliant ? La constitution – grâce au SMO – de capacités opérationnelles qui permettront demain d’être en état de contenir l’ennemi allemand, ayant alors la supériorité démographique, en disposant pour la prochaine épreuve – la grande guerre de 1914 – de troupes nombreuses et formées permettant à notre pays de faire face, victorieusement.
Le SMO va devenir ainsi on le sait la colonne vertébrale de notre Armée où – grâce à lui – on a un lien charnel, étroit, entre l’Armée et la défense ; une Nation où grâce au SMO, on est conscient des nécessités de la défense, on peut insuffler l’esprit de défense sans lequel l’outil militaire ne vaut rien.
Le « service national » comme expression et facteur de mobilisation de la jeunesse sur les valeurs de la Nation ? Le SMO – porté plus spécialement on l’a vu par la IIIe République – s’est voulu aussi et surtout – dès son origine : tout cela est au vrai intimement lié – un vecteur privilégié d’expression, de transmission et de consolidation des valeurs de l’État-Nation, de la République, la « République une et indivisible, notre Royaume de France » (Peguy) avec sa belle devise : « liberté, égalité, fraternité ».
Et c’est donc à tort que l’on considère parfois ce deuxième objectif, cette deuxième finalité comme rajouté(e), second(e) sinon secondaire, accessoire dans le service traditionnel par rapport à la finalité « défense », « militaire » qui serait l’unique socle du service obligatoire d’hier.
Il est certain en effet que le service national, émanation de tout le peuple, se veut, s’est voulu un puissant moyen d’unité nationale et d’intégration, un puissant moyen d’apprentissage de la citoyenneté et de la cohésion sociale, du « vouloir vivre ensemble » cher à Ernest Renan.
On voudrait terminer ce point en rappelant, – on s’en souvient –, que suite à cette ordonnance de 1959 du Chef de la France libre, Michel Debré alors ministre d’État, chargé de la Défense nationale, devait confirmer la nature et la place centrale du « service national » pour notre République et notre Nation dans les lois de 1970 et 1971.
D’une armée de conscription à une armée de métier
Mais nous voilà déjà dans les années 1990, après les changements géo-stratégiques de 1989-91 : chute du mur de Berlin, dislocation de l’URSS, disparition du pacte de Varsovie. Nous sommes emportés dans un vaste et puissant mouvement de mondialisation libérale, sans précédent, qui entend faire souffler la Paix, la Prospérité, avec la « fin de l’Histoire » (Fukuyama) faite jusqu’ici de menaces et de conflits.
On croit par suite possible d’avancer que le service national est devenu inutile et inadapté comme expression et facteur de mobilisation de la jeunesse sur la défense de la Nation. Un service national inutile ? La cohorte pléthorique de jeunes appelés ne sert plus à rien car il y a plus en effet de danger aux frontières de l’hexagone nécessitant une armée de masse pour défendre le territoire. Inutile, et plus encore inadapté ? Désormais les conflits – s’il en reste – seront demain au lointain. Et ces opérations extérieures des armées françaises (OPEX) ne peuvent être menées avec des appelés du contingent. Elles nécessitent des hommes dotés d’équipements techniques, coûteux, supposant un savoir-faire et des formations longues à acquérir ; bref, elles nécessitent – nous assure t-on – une professionnalisation de l’Armée – « Armée professionnelle de projection » – indispensable si l’on veut disposer à tout moment de forces susceptibles d’intervenir sur ces théâtres extérieurs en cas de conflits régionaux.
Mais le service national est aussi inefficace comme expression et facteur de mobilisation de la jeunesse sur les valeurs de la Nation. Le service national ne remplit pas en effet – ou remplit mal, soutient-on alors – son rôle de creuset républicain, de brassage, de cohésion sociale, de garant de l’unité nationale.
Le caractère universel et égalitaire du SMO – posé en principe – est en effet des plus relatifs dans la réalité, avec les dispensés, exemptés, les « planqués »,…
Au vu de ces éléments, le président de la République Jacques Chirac devait annoncer en 1996 la prochaine suspension (et non suppression comme on le lit très souvent) du service militaire (« l’hexagone n’a plus besoin d’appelés » déclarait-il) et la professionnalisation de l’ensemble de nos forces armées. Cette suspension de l’appel sous les drapeaux des jeunes Français devient effective par la loi du 28 octobre 1997.
Le service national universel « en marche »
Reste que cette suspension du service national devrait créer un grand vide comme si les Français n’arrivaient pas en effet à se résoudre à la disparition de cette institution. On devait – pour y faire face – mettre en place de nombreux palliatifs : « Journée d’appel de préparation à la défense » (JAPD) devenue en 2011 « Journée défense et citoyenneté » (JDC) ; « service civil volontaire » (SCV) remplacé en 2010 par le « service civique » (SC)… Palliatifs pas totalement concluants. Aussi bien – la situation internationale et nationale se détériorant dans ces années 2010, après la grande crise de 2007-2008 –, on va retrouver à plein le problème central, complexe du service national, plus spécialement à l’occasion des élections présidentielles de 2007, de 2012, et surtout de 2017.
On se souvient en effet que le rétablissement d’un service national – sous des appellations et des formules diverses et différentes – a été un thème important de nombreux candidats à la magistrature suprême en 2017.
On se souvient aussi que suite à la victoire d’Emmanuel Macron et comme il en avait pris l’engagement dans sa campagne, ce dernier, devenu président de la République, a mis en route (« en marche !!!) un « service national universel » (SNU) – Conseil des ministres du 27 juin 2018 – que Gabriel Attal, secrétaire d’État nommé en octobre 2018, va devoir s’attacher à mettre en place, avec des premières expérimentations prévues dans une dizaine de départements pilotes en juin 2019.
Alors la question est bien, aujourd’hui, en ce début 2019 « Fallait-il récréer un service national ? ».
Il était – pensons-nous – tout à fait indispensable, comme l’ont décidé les Pouvoirs publics avec leur SNU, de rétablir, de recréer un service national. En effet, la grande mondialisation des décennies 1990-2000 – qui a été au vrai le règne du capitalisme financier globalisé sous domination des États-Unis – n’a pas été totalement – comme le proclamaient les thuriféraires de la « mondialisation heureuse » (A. Minc) – synonyme de paix et de progrès.
La mondialisation et la Paix ? Alors que beaucoup pensaient à célébrer avec la globalisation l’instauration d’un nouvel ordre international basé sur la détente, à engranger les « dividendes de la paix » de l’après-guerre froide, la main de fer américaine sur le monde allait certes permettre la disparition ou au moins l’atténuation des menaces lourdes interétatiques porteuses de conflits majeurs, de grandes guerres, mais elle n’empêchait pas – si elle ne les créait pas elle-même, au Proche Orient,… l’apparition de nouveaux risques et de tensions multiples, les fameuses « nouvelles menaces », « nouvelles conflictualités », avec des guerres asymétriques, irrégulières, de basse intensité, et en particulier et surtout dans ce cadre pour notre réflexion ici, le terrorisme, la nouvelle forme de la guerre à l’heure de la mondialisation.
Il faudrait ici rappeler plus en détail que la menace est apparue en effet de façon très active dès le début des années 1990 avec Al-Qaïda, le Groupe islamique armé (GIA) qui va mener plusieurs attaques dans l’hexagone. Cette menace terroriste – à la jonction d’une radicalisation islamique et d’une contestation anti-impérialiste exacerbée – va se poursuivre on le sait au XXIe siècle avec l’apparition de « l’hyperterrorisme » (F. Heisbourg) des attentats de 2001. Et nous sommes, nous Français en particulier, sous cette menace depuis 2015 : quelque 13 attentats meurtriers ayant fait 246 morts avant Strasbourg, le mardi 11 décembre 2018. Et il y a tout lieu de penser que nous aurons encore demain de nouveaux attentats tant il est sûr que pour les islamistes radicaux leurs actes meurtriers en font des martyrs leur ouvrant le paradis ; et qu’ils travaillent aussi ce faisant sur terre au vieux rêve arabo-sunnite – l’État islamique s’en veut l’instrument – de retrouver notamment la suprématie arabo-musulmane sur le monde méditerranéen que leur a « volé » l’Occident.
D’où « l’ardente obligation » – on paraphrase bien sûr le Général de Gaulle sur le planification – d’avoir à nouveau un service national, voulu comme expression et facteur de mobilisation de la jeunesse sur la défense de la Nation, pour insuffler, retrouver « l’esprit de défense », face aux menaces et en particulier face à la menace terroriste durable, constante, pérenne à l’avenir.
La mondialisation et le Progrès ? Alors que les laudateurs de la globalisation n’avaient de cesse de vanter les mérites de ce monde régi par le marché en termes d’ouverture, d’interdépendance, de prospérité (et même de démocratie), on a vu pourtant rapidement que cette globalisation financière – exigeant des nomades esseulés, thème central de la « mobilité », devant aller là où les appellent la compétitivité et la productivité à tout prix – sécrétait un individualisme exacerbé – « l’hyper-individualisme » de Marcel Gauchet – et la sacralisation de la sphère privée, provoquait l’allègement voire la « défaisance » de l’État-Nation, sapait les valeurs de la République, avec le creusement des inégalités, l’élargissement de la fracture sociale,…
D’où là aussi – bien sûr les deux points sont toujours aussi étroitement imbriqués –, la nécessité d’avoir de nouveau un service national comme expression et facteur de mobilisation de la jeunesse sur les valeurs de la Nation ; oui, un service national – rendez-vous pour nos jeunes sans distinction de classes sociales, d’origine et de sexe – voulu en effet instrument privilégié de brassage, de mixité, de cohésion ; creuset devant permettre de retrouver les valeurs constitutives de notre République – la « grande République » de Victor Hugo –, avec la fraternité plus spécialement, et de revivifier la Nation comme communauté, ambition collective ayant prise sur l’avenir.
Encore faut-il à notre sens envisager un service national plus consistant que le SNU que vont commencer à expérimenter les Pouvoirs publics. On rappelle – si l’on veut bien remonter l’Histoire à larges enjambées – qu’il y a eu deux projets de service national chez Emmanuel Macron.
D’abord, le projet du candidat à la présidentielle présenté le 18 mars 2017 : il souhaitait instaurer une version allégée du service militaire obligatoire suspendu par Jacques Chirac en 1997 (ce service était alors de dix mois) puisqu’il prônait un « service militaire universel et obligatoire d’un mois encadré par des Armées et la Gendarmerie » – reprise en quelque sorte des « classes » de l’ancien service national. Les militaires, de l’Armée de terre plus spécialement, déjà très sollicités pour les interventions extérieures, ont fait part de leur inquiétude d’avoir à assurer et à assumer l’essentiel de la mise en place de ce dispositif de mini-service militaire d’un mois, dispositif au demeurant à leurs yeux, peu crédible et peu réaliste. Le projet du Président Macron va faire disparaître l’appellation « service militaire » et retenir, on l’a déjà évoqué plus haut, un « service national universel » (SNU) davantage « éducatif » et placé sous l’autorité pour sa mise en œuvre du ministère de l’Éducation nationale, avec deux phases : l’une obligatoire d’un mois entre 15 et 18 ans ; l’autre volontaire de trois à six mois avant 25 ans.
Force est de reconnaître pour en rester à la première impression, sur la période obligatoire plus spécialement, que ce SNU nous apparaît encore limité, insuffisant. Nous souhaitons en effet que soit recréé – toute la réalité « interne » et « externe » de notre pays nous y convie, on l’a vu – un service national plus significatif, plus fort, dans la filiation et le prolongement des grands textes de 1798, 1905, 1959,… visant à donner à la Nation de jeunes « soldats citoyens », à savoir un service national obligatoire et universel de six mois avec trois mois de formation à la défense de la Nation et aux valeurs de la Nation (présentation des problèmes de défense et de sécurité et maniement et maîtrise de l’armement individuel,… ; information et instruction aux valeurs de la citoyenneté,…) et trois mois d’engagement au choix sur la défense de la Nation (avec apport direct et indirect – pour « susciter » de futurs réservistes – à la surveillance et à la protection du territoire et de la population face en particulier à un terrorisme de plus en plus « endogène » et de proximité), ou sur les valeurs de la Nation (participation à l’activité de services de l’État et à l’activité d’associations d’utilité publique : aide à la personne, aide dans les quartiers et banlieues défavorisés dans l’esprit du rapport Borloo, vie associative, tutorat,…).
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On devine bien déjà intuitivement, sur ces dernières propositions, les difficultés, les grandes difficultés pour la mise en place de « notre » service national, ses modalités pratiques (locaux et infrastructures nécessaires, encadrement,…) et au final son coût. Les obstacles sont tels qu’on voit certains croire nécessaire dans l’urgence de décréter l’enterrement de ce projet irréaliste et utopique,… au total impossible.
Au vrai, ce n’est pas le chemin pour « notre » nouveau service national obligatoire de six mois qui est impossible. C’est l’impossible qui est le chemin.
Pierre Pascallon
Professeur agrégé de Faculté, ancien parlementaire