François Perret est un haut fonctionnaire en pleine activité, portant le titre d’Ambassadeur à l’épargne salariale auprès du Gouvernement. Autant dire qu’il porte l’esprit du Service public tout en maîtrisant avec consistance les rouages d’un compte d’exploitation d’une entreprise privée. Cette complémentarité d’expérience permet à l’auteur de nous fournir un ouvrage quasi-exhaustif, tout en étant lisible, de la question salariale. Sa démonstration est rigoureuse comme le sont celles de notre ami Christian de Boissieu et accessible du fait d’un style qui retient l’attention du lecteur.
Le titre est affirmatif Non, votre salaire n’est pas l’ennemi de l’emploi et émane d’un économiste, au demeurant membre de la Société d’économie politique (SEP). Ainsi, l’auteur cumule des fonctions d’expert, d’analyste et de praticien ce qui explique notamment la profondeur de la bibliographie que porte son ouvrage et qui a suscité ma gourmandise.
Dès l’introduction, le tableau est posé via une interrogation centrale : « Comment conjuguer ainsi restauration durable de notre compétitivité, dynamique d’investissement de notre économie et élévation générale des salaires ?«
À l’heure où la crise énergétique, qui est un grave incinérateur de profit, et l’inflation multi-sectorielle sévissent avec persistance, force est de constater les arrêts de production par exemple chez les verriers d’Arques ou de la société Duralex qui voient leurs marges s’évanouir et leur future incapacité à maintenir l’emploi.
Voilà que revient cette notion tentaculaire de chômage partiel total qui va être un vrai changement pour les accords de branches et la rugosité des rapports sociaux.
Si les tenants des négociations annuelles obligatoires sont abordés, il faut souligner que l’auteur pris de court, comme tant d’autres par la conjoncture, n’a pas été en mesure de dédier une section de son texte à la question des boucliers énergie qui vont fausser l’interprétation du reste à vivre pour prendre un terme que ne semble pas affectionner François Perret qui écrit pourtant avec la minutie d’un autre François : Bloch-Lainé.
À défaut de reste à vivre qui inclut le lourd poste du loyer dûment évoqué, l’auteur fait preuve d’un humanisme intéressant (qui rappelle celui du Doyen Henri Bartoli) lorsqu’il écrit : « Alors que pour d’autres dont je suis, le salaire est très loin d’être seulement un prix sur le marché. Il est un marqueur du contrat social« . Quittant la retenue de celui qui propose une recension, je dois dire que cette boussole qui court tout au long du texte me sied particulièrement. J’aurais éventuellement adjoint à la notion de contrat social celle de reconnaissance économique. De là s’applique un désaccord de rang 2 concernant les très hauts revenus des dirigeants que François Perret fustige là où je ne vois que la contrepartie de responsabilités immenses. L’exemple de Jean-Dominique Sénard (passant de Michelin à Renault ) ne m’a pas convaincu car l’État via l’APE a laissé s’emplir le gousset d’un certain Monsieur Ghosn.
« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » Pensées de Pascal.
Parlant de chiffres, il convient de noter que l’auteur a évité le piège de l’annuaire statistique et ainsi les tableaux des pages 18 (dépenses contraintes) 38 (évolution de la part salariale dans la valeur ajoutée en France de 1973 à 2016) 87 (coups de pouce au Smic depuis 1981) 105 (évolution des salaires et de la productivité dans le secteur marchand) suffisent magistralement à éclairer ses points d’analyse.
Rien n’est plus lassant qu’un auteur qui se cache derrière des quantifications (que le lecteur connaît parfois en amont !) au point de diluer son raisonnement et son apport intellectuel. Rien de tel ici où l’on retrouve quelque chose de la plume d’Alain Cotta, donc du sérieux autant que de l’engagement.
Le lecteur sentira vite que l’auteur est meurtri par le « surplace » des salaires nominaux qu’il nomme la « disette salariale » en citant l’ancien président de la FED, Alan Greenspan, (2007) : « La part des salaires dans le revenu national aux États-Unis et dans d’autres pays développés atteint un niveau exceptionnellement bas selon les normes historiques« .
Compte-tenu des cotisations qui se rattachent aux salaires, l’auteur cite les primes Macron et autres sans préciser que celles-ci ne s’intègrent pas dans l’assiette du calcul des retraites. On croit voir un game changer avec la prime là où réside un one shot. Ainsi l’auteur évoque à plusieurs reprises la logique inutilement concurrentielle entre ces primes, l’intéressement et la participation.
Si les NEET sont un défi, les excès de notre passion pour l’égalitarisme (Théodore Zeldin), souvent attribués à une compréhension partielle de l’apport des Lumières, posent question.
« Notre pays n’aime pas spécialement « l’échec ». Mais il méprise le plus souvent bien plus encore la « réussite ». Il nous est par conséquent devenu difficile de reconnaître à ceux qui l’incarnent la légitimité de gagner beaucoup plus que la moyenne de leurs compatriotes« .
L’auteur cite fort à propos les travaux de François Dubet relatifs « à l’expérience subjective des inégalités » avant de rapporter un volet instructif de la réflexion économique contemporaine.
« Je le dis clairement : le débat est absolument nécessaire. Et ceux qui font valoir l’intérêt de sortir de la modération salariale (nota : à l’instar de Patrick Artus cité par l’auteur) érigée en dogme trouvent encore du renfort dans la théorie économique moderne, avec la mise à jour du concept de « salaire d’efficience« . Une notion qui se trouve au fondement du modèle Shapiro-Stiglitz (1984). L’idée sous-jacente est simple à comprendre : il est souhaitable d’augmenter la rémunération de la main d’œuvre afin de prétendre réduire le phénomène dit de « sélection adverse « puisque l’augmentation de la rémunération attire en moyenne des collaborateurs davantage productifs. A contrario, lorsque le salaire est trop faible, la main d’œuvre productive préfère passer plus de temps à trouver un emploi afin d’obtenir une rémunération qui conviendrait davantage à sa productivité. »
Nous sommes au centre de la problématique actuelle que doit gérer notre pays.
L’auteur dresse un bilan des politiques salariales. Il est hélas valablement lapidaire. « Le CICE, qui avait théoriquement comme objectif secondaire de faire progresser les salaires, n’aura jamais d’impact favorable sur eux. D’après France Stratégie, il aura uniquement permis une augmentation de la rémunération de quelques-uns : cadres et professions intermédiaires« .
« Chez nous, plus de 95% des salariés profitent d’accords collectifs tandis qu’ils ne sont que 48% en Allemagne, où la négociation a d’abord lieu au sein de chaque entreprise« .
Le dirigeant de PME de Romorantin ou de Morlaix dépend d’accords éloignés des réalités de son compte d’exploitation et de son carnet de commandes. Une fois de plus, la centralisation parait séduisante mais, in concreto, elle peut être parfaitement contreproductive.
Il est important de noter les pas positifs vers un Smic européen et notamment l’introduction en janvier 2015 d’un salaire minimum légal en Allemagne : Mindestlohn.
« A l’échelle européenne, les tabous tombent aussi en matière de coordination des politiques salariales au sein de la zone euro ».
L’idée étant d’aller vers du mieux.
A cet effet, l’auteur plaide pour une revalorisation des salaires des enseignants et des chercheurs autant que des personnels médicaux.
Rien que du bon sens même si nos Finances publiques n’en peuvent plus.
Je relève en « quatrième priorité : lâcher du lest sur la rémunération des salariés du bas de l’échelle des revenus dans les secteurs non exposés à la concurrence internationale ». Je ne souscris pas à cette approche des secteurs non exposés : c’est une approche un rien datée et faiblement porteuse de sens au prorata du volume croissant des intrants importés.
Autre point : page 166 relative à la « diffusion contrariée de l’actionnariat salarié en Europe« . François Perret s’exprime avec talent d’un sujet qui est son cœur de métier.
Il porte là incontestablement une piste crédible et plus loin il revendique de porter un « compromis productif et salarial « . Autrement dit, ce livre recense une série d’impasses pour précisément sortir de l’austérité salariale et par exemple de parvenir à réconcilier l’objectif de réindustrialisation avec celui d’une meilleure association des salariés aux résultats.
Au moyen d’un habile changement de perspective, l’auteur énonce : « Actuellement, un revenu – même élevé – n’est pas un déterminant prédominant dans l’accès à un patrimoine d’envergure. En France, la fortune héritée représente 60% du patrimoine total, contre 35% au début des années 1970. …/… Beaucoup de familles s’enrichissent sur la valeur de leur maison et de leurs actions, plutôt qu’à partir de leur travail, et il n’y a pas de redistribution de cette richesse« . L’auteur a raison tout en gommant intégralement l’existence de l’IFI.
Sur ce point que François Perret traite, il me semble qu’il eût été opportun d’évoquer les donations transgénérationnelles qui modifient ses assertions.
Pour conclure, je souhaite souligner trois faits d’essence distincte.
Lorsqu’il évoque à raison les micro-entrepreneurs, rien n’est dit des jobs semi-déclarés. Ainsi, l’entrepreneur en solo omet de déclarer à l’Administration fiscale et sociale un certain nombre de missions. Dans le Morvan que j’affectionne, d’aucuns travaillent tôt le matin à la lumière dans une scierie et bricolent des volets roulants chez des retraités durant l’après-midi en pleine discrétion.
Ce sont des salariés blanc-gris généralement courageux qui travaillent vaillamment toute la semaine. A contrario d’autres personnes jonglent avec les aides sociales et limitent volontairement leurs ressources déclarées.
Page 124, l’auteur parle du « désenchantement du travail » qui est, sans doute possible, une des variables de l’équation du sujet traité.
Je rapporte, hic et nunc, une phrase de Turgot (rapportée page 65 ) qui permet de poursuivre le débat : « La misère bannit la paresse et rend le travail si nécessaire à l’ouvrier qu’il le met au rabais ».
La récession désormais hautement probable de 2023 rend cette citation plus qu’intéressante et démontre l’actualité du livre de François Perret.
Jean-Yves Archer
Economiste
Membre de la Société d’Economie Politique
Non votre salaire n’est pas l’ennemi de l’emploi !
François Perret
Dunod, 2022, 208 p.