Un siècle après le général de Gaulle, la 31ème promotion de l’Ecole de guerre a débuté sa scolarité en se rendant sur les sites de l’Opération Overlord. Le général de division Philippe Pottier, directeur de l’Ecole de guerre nous partage sa vision pour les 336 nouveaux stagiaires – officiers français, internationaux et auditeurs civils. Entretien.
Revue Politique et Parlementaire – De nombreux stagiaires ont participé, dès le début de leur carrière, à des opérations. De quelle manière celles-ci participent-elles de leur vision du rôle du chef ?
Philippe Pottier – Les opérations sont, pour eux, une première découverte du métier des armes en situation de responsabilité avec toute la gravité qu’elle comporte. C’est une expérience tant humaine que professionnelle très importante. Ils découvrent, ainsi, très jeunes et de manière extrêmement personnelle, qu’ils ont de très grandes responsabilités, qu’ils mettent en jeu la vie de leurs hommes et qu’ils portent la violence légitime de l’État. Cela les forge profondément. Lorsque les stagiaires débutent leur scolarité à l’École de guerre, ils l’appréhendent avec une maturité peu commune.
RPP – Attend-on la même chose d’un chef dans l’armée et dans la société civile ?
Philippe Pottier – Le chef est tout d’abord celui qui donne du sens. Le collaborateur est à la recherche du sens de ce qu’il fait et c’est la vision du chef qui permet à la fois de répondre à cette quête légitime et d’assurer que tout le monde travaille dans la même direction. Tant pour un leader militaire que civil, il est très important d’avoir une vision, de la partager pour fixer un cap et de chercher à faire adhérer ses collaborateurs à celle-ci afin d’assurer la cohésion et l’efficacité de l’organisme. D’ailleurs, le chef est naturellement celui vers qui on se tourne lorsque l’on est dans la tempête, que ce soit au feu ou lors d’une crise en entreprise.
Je pense donc que le militaire ou le collaborateur attend de son chef des qualités qui sont pour l’essentiel similaires : la compétence, l’exemplarité, la prise en compte du facteur humain, le charisme, la vision et naturellement l’esprit de décision pour ne citer que quelques exemples.
Si dans l’armée, nous avons la notion de « commandement », dans le monde civil, celle de « management » est retenue. Les différences sont liées aux spécificités du métier des armes. Pour reprendre les mots de Clausewitz, « la guerre est un acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté ». Le soldat s’engage, de ce fait, au risque de sa vie et peut donner la mort. Le chef militaire prend, parfois, de lourdes décisions qui peuvent mettre en jeu la vie de ses soldats et ceux-ci doivent l’accepter. La taille de l’enjeu est immense. La confiance du militaire en son chef relève donc de la conviction que ce dernier prendra la meilleure décision qu’il pourra en son âme et conscience. La dimension éthique, présente dans toute profession, revêt une importance fondamentale dans le métier des armes.
RPP – Quelle est votre vision de l’autorité ?
Philippe Pottier – L’autorité peut être regardée au travers de plusieurs prismes : la compétence, c’est par essence la source de l’autorité de l’expert ; la dimension humaine, pensons, en particulier au modèle que représente le capitaine d’une équipe de rugby ; la vision, que j’ai déjà mentionnée précédemment ; et le charisme, qui en fait résulte des deux dimensions précédentes.
Au sein de l’École de guerre, nous développons ces dimensions chez nos stagiaires au travers de trois axes que sont le savoir, le savoir-faire et le savoir-être.
Les axes savoir et savoir-faire leur permettront d’accroître leur compétence et de se construire leur propre vision. Ils sont abordés au travers de trois cycles : « Comprendre le monde », « Comprendre comment la Nation s’organise pour sa défense », « Commander les opérations ».
« Comprendre le monde », c’est-à-dire comprendre la guerre, comprendre la conflictualité, dans ses causes, humaines et géopolitiques, et dans ses expressions : buts de guerre, évolution des conflits, conditions de la victoire, stratégie, etc. Cet enseignement doit donner aux stagiaires une base intellectuelle suffisante, y compris dans la compréhension des enjeux scientifiques de défense pour avoir une réelle profondeur d’analyse face à une situation de conflit et les ouvrir à l’esprit critique et prospectif. Dans ce cadre, nous bénéficions par exemple de conférences de l’Académie des Sciences, qui permettent d’appréhender des questions éminemment complexes avec les plus grands spécialistes des sujets.
« Comprendre comment la Nation s’organise pour sa défense », c’est à dire comprendre l’organisation de l’État pour la défense et les facteurs de la politique de défense, comment sont préparées les forces, comment sont faits les choix relatifs à la constitution des capacités militaires dont la préparation du modèle d’armée, la conception des équipements et de la Loi de programmation militaire.
« Commander les opérations », c’est-à-dire comprendre comment sont prises les décisions dans le domaine des engagements opérationnels : décision politique, articulation politico-militaire et relations avec la diplomatie, les organisations internationales et non gouvernementales. C’est également, naturellement, connaître l’organisation du commandement, les méthodes de planification et d’élaboration des ordres au niveau interarmées. Ce cycle est au cœur de l’enseignement dispensé à l’École de guerre et en représente 30%.
Enfin, le savoir-être est développé dans le cadre du cycle de « perfectionnement à l’exercice du leadership ». La deuxième partie de carrière d’un officier breveté – c’est-à-dire après l’École de guerre – se caractérise par des conditions d’exercice de l’autorité différentes de la première : complexité croissante des problématiques, passage d’une décision individuelle à une prise de décision collective, et passage d’un environnement maitrisé par des procédures tactiques à un univers très ouvert, plus stratégique. De ce fait, l’axe savoir-être s’articule autour de modules consacrés à la connaissance de soi, à la capacité à convaincre à l’oral et à l’écrit, à négocier et à penser autrement.
RPP – Vous insistez sur les clefs à donner plutôt que des réponses. Quelle est, pour vous la principale clef ?
Philippe Pottier – La formation dispensée à l’École de guerre n’a pas pour objet d’offrir des réponses toutes faites aux questions d’aujourd’hui mais de donner aux officiers stagiaires les clefs pour qu’ils soient en mesure d’élaborer des solutions appropriées aux problématiques auxquelles ils seront confrontés demain, en situation de responsabilité.
Dans ce cadre, une des clefs majeures, selon moi, est l’aptitude à comprendre l’évolution du monde et, bien sûr, de la conflictualité. S’il faut être compétent dans son métier, cela ne suffit pas.
Il est important pour le chef militaire de demain de percevoir plus vite que son adversaire les évolutions majeures et de s’y adapter plus rapidement.
Pour cela, l’ouverture sur le monde est essentielle ; elle est stimulée au sein de École de guerre non seulement par le biais de conférences de stratégie, de géopolitiques, de sciences, etc., mais aussi par les échanges au sein de la promotion entre les stagiaires des différentes armées, directions et services, français et internationaux, ainsi qu’avec les auditeurs libres. « Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis » écrivait ainsi Antoine de Saint-Exupéry.
Et, si saisir les dernières tendances géopolitique ou techniques est primordial, il faut aussi savoir revenir à des conceptions plus anciennes, pour réfléchir à la nature profonde de la guerre. En effet, la nature de la guerre découle directement de la nature humaine et si la guerre prend des formes sans cesse différentes – Clausewitz dit qu’elle est un caméléon – son essence est immuable. Il est donc important d’appréhender la nature profonde de la guerre afin d’anticiper la manière dont la guerre apparaitra sous des formes identiques ou renouvelées dans les années et les décennies à venir.
RPP – Que doit-on enseigner à un stagiaire de l’École de Guerre ?
Philippe Pottier – Le général Beaufre expliquait que « l’un des éléments essentiels de la stratégie militaire classique a toujours été de comprendre plus vite que l’adversaire les transformations de la guerre et, par conséquent, d’être en mesure de prévoir l’influence des facteurs nouveaux ».
L’enseignement dispensé à l’École de guerre vise donc non seulement à former des officiers compétents – c’est une évidence – mais aussi à renforcer chez eux l’aptitude à comprendre le monde et à percevoir les enjeux majeurs.
Par ailleurs, outre le développement de ces facultés intellectuelles, l’École de guerre vise au renforcement des qualités humaines de ses stagiaires pour en faire des leaders complets, sachant aussi négocier, convaincre, obtenir l’adhésion. Dans ce cadre, les officiers bénéficient de modules spécifiques, certains étant totalement personnalisés.
Plus généralement, une des originalités de l’École de guerre, que l’on n’attend pas nécessairement d’un organisme de formation militaire, est sa pédagogie qui repose sur les principes d’ouverture sur le monde, de personnalisation et de responsabilisation. J’ai déjà longuement évoqué le premier d’entre eux. La personnalisation de l’enseignement vise à donner aux stagiaires une grande latitude dans le choix de leurs axes de développement personnel et de leurs centres d’intérêt. Ceci est mis en œuvre notamment par l’articulation d’un tronc commun avec des enseignements optionnels, des travaux de réflexion individuelle et des activités à la carte de découverte des autres armées. La responsabilisation, enfin, consiste à leur confier une partie de la mise en œuvre de l’enseignement ; si ceci constitue pour eux une grande source de motivation, c’est surtout une manière de capitaliser sur leur première partie de carrière, déjà riche, et de les préparer à leur responsabilités futures en ne les mettant pas en situation de stagiaire passif mais de cadre actif, qui s’investit dans sa scolarité au profit de la collectivité.
RPP – Que souhaitez-vous que les élèves retiennent à l’issue de cette année ?
Philippe Pottier – En 2011, alors que les signes avant-coureurs d’un retour à l’usage décomplexé de la violence par certains de nos compétiteurs stratégiques transparaissaient, le Collège interarmées de défense reprit le nom évocateur d’École de guerre (EDG). Force est de constater la pertinence de ce changement de dénomination.
Le but de la scolarité consiste à être prêt à affronter la conflictualité du monde de demain, à « Gagner la guerre avant la guerre », comme l’écrit le chef d’état-major des armées, mais aussi à s’engager résolument dans une situation de contestation internationale, et, le cas échéant dans un affrontement en imposant des rapports de force favorables dans les différents milieux et champs de confrontation, en agrégeant ou en s’intégrant à des dispositifs interministériels ou à des opérations en coalition.
De nombreux éléments indiquent que les grands équilibres qui nous ont permis de vivre en paix ces trente dernières années vont être remis en question dans les décennies à venir. Il y aura, de ce fait, des tensions majeures. Il faut que les stagiaires de l’École de Guerre soient en mesure d’assumer les responsabilités qui seront les leurs dans ce monde de demain.
Philippe Pottier
Général de division
Directeur de l’Ecole de guerre
Propos recueillis par Mathilde Aubinaud