Cette semaine, deux drames aériens
Il se trouve que je travaillais cette semaine sur un dossier avec Mme Béatrice Bardini, excellente communicante de métier, mais aussi commandant de bord d’hélicoptère. De ces échanges, je vais aborder deux points passionnants relatifs à la gestion de crise, notre métier à tous les deux. Moi dans la communication, elle dans le ciel pour préserver nos vies « au cas où ».
Il s’agit de deux piliers de la vigilance qui doivent aujourd’hui être remis sous le feu des projecteurs : le modèle de Reason et l’impératif du collationnement afin de mieux comprendre certains des risques dans ce secteur habité par la sécurité.
Le modèle de Reason : une succession de failles alignées
Le modèle du fromage suisse, élaboré par James Reason, illustre parfaitement la logique des accidents en aéronautique. Pour Reason, les sources de défaillances sont de trois types : défaillances techniques, erreurs humaines, défaillances d’organisation. Il dresse un constat terrible mais factuel : l’impossibilité de supprimer l’erreur du fonctionnement humain. Il impose une nécessité, celle d’intégrer au système des mécanismes de lutte contre l’erreur, et conclut qu’un système sûr est un système qui se protège par une suite de défenses en profondeur contre le développement d’accidents. Ce modèle nous enseigne que les systèmes de sécurité sont construits comme des couches successives, chacune comportant des failles potentielles. Tant que ces failles ne s’alignent pas, la catastrophe est évitée. Mais lorsqu’un trou s’ouvre à toutes les possibilités – une mauvaise décision de l’équipage, une consigne erronée du contrôle aérien, une défaillance technique non détectée –, alors la tragédie s’engouffre.
Un exemple frappant de cette dynamique est l’accident du vol Tenerife en 1977, où deux Boeing 747 sont entrés en collision sur la piste.
Une combinaison d’incompréhensions radio, de conditions météorologiques défavorables et de précipitation de l’équipage a conduit à la catastrophe, illustrant précisément comment des failles successives peuvent s’aligner pour provoquer un drame. Cet exemple de Tenerife est doublement intéressant, puisque ce sont les mots qui relient l’auteur à vous, le lecteur, dans ce texte. Il se trouve que cette catastrophe résultait d’une incompréhension sur l’utilisation du mot « décollage », un terme qui, depuis, possède ses règles strictes d’utilisation.
Un autre exemple parmi des centaines d’autres, afin de bien saisir à quel point le diable tueur des ordres peut se nicher dans mille détails : la transmission d’altitudes est également extrêmement sujette aux erreurs. Ainsi, l’expression « Descendez deux mille pieds » peut être comprise comme « Descendez DE mille pieds ». C’est pourquoi, afin de bien faire la différence entre la transmission d’une valeur et les éventuels déterminants, l’expression utilisée doit être « Descendez, altitude deux mille pieds ».
Dans les accidents survenus
Le collationnement : la rigueur des mots pour éviter l’irréversible
Nous avons vu que, dans l’univers aéronautique, un ordre mal compris est un ordre potentiellement mortel. C’est pourquoi ce secteur industriel d’une intelligence rare, qui en fait le moyen de transport le plus sûr au monde lorsqu’on s’attarde sur les chiffres, ce que nous n’allons pas faire, a inventé la procédure du collationnement (ou read-
Par exemple, si la tour de contrôle ordonne :
— « Vol 123, montez à 10 000 pieds et tournez à gauche, cap 270. »
Le pilote doit impérativement répondre :
— « Roger, montée à 10 000 pieds, virage à gauche cap 270, vol 123. »
Ce protocole réduit le risque de mauvaise interprétation, surtout dans un environnement saturé de communications radio, où les interférences, les accents ou même le stress peuvent altérer la réception du message.
Si une instruction cruciale – changement d’altitude, de trajectoire, de priorité dans l’espace aérien – n’a pas été rigoureusement confirmée dans cette collision, alors une des premières protections contre l’erreur humaine s’est évaporée. La gestion de la crise passera par cette exigence de confirmation que la rigueur linguistique a été respectée : quelques mots bien placés peuvent empêcher une catastrophe, tandis qu’une approximation peut la précipiter.
Un iceberg dans le ciel ?
Ces drames aériens ne sont pas que de simples accidents.
Comme un miroir tendu à l’histoire, il rappelle un autre événement admis comme LA racine séminale des catastrophes du secteur des transports où la somme des erreurs humaines et des défaillances systémiques a conduit à une tragédie : le naufrage du Titanic. De la surveillance inadaptée aux signaux d’alerte ignorés, en passant par les erreurs de navigation, chaque élément aurait pu, pris isolément, sembler anodin. Mais leur accumulation a ouvert la voie au désastre. À cela s’est ajouté le début d’incendie dans la cale à charbon, un facteur qui a affaibli la structure du navire bien avant sa rencontre fatale avec l’iceberg.
De la même manière, l’enquête sur cette collision révélera une chaîne de défaillances : peut-être une mauvaise gestion de la séparation des aéronefs par le contrôle aérien, une fatigue excessive des équipages, une météo sous-estimée ou encore un défaut technique non signalé, pire encore, les habitudes d’approches vers cette piste.
Il ne s’agira pas de désigner un unique responsable, mais de comprendre comment les failles se sont alignées.
L’aviation est une industrie bâtie sur le principe de la reconnaissance des erreurs à des fins d’amélioration des processus, là où d’autres secteurs préfèrent dissimuler leurs dysfonctionnements. Chaque accident doit servir à renforcer la sécurité des vols futurs. Aussi, pour ouvrir le sujet, je recommande en guise de conclusion aux lecteurs ces ouvrages incroyables rédigés sous la plume de Christian Morel : Les décisions absurdes. Si l’erreur humaine est inévitable, sa répétition ne doit jamais l’être. Soyons certains que ce secteur saura tirer les enseignements de cette atroce catastrophe et ainsi améliorer toujours plus notre sécurité dans l’air.