Malgré le cessez-le-feu censé être en vigueur depuis samedi, le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie semble s’intensifier. Le point sur la situation par Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE).
Il aura fallu deux longues semaines, marquées par de violents combats ayant provoqué la mort d’au moins 400 personnes, de part et d’autre, pour que les ministres des Affaires étrangères arméniens, Zohrab Mnatsakanian, et azerbaïdjanais, Jeyhun Bayramov, se réunissent – enfin – ensemble à Moscou, à l’initiative de leur homologue russe, Sergueï Lavrov.
Néanmoins, l’encre n’était pas encore sèche sur le papier garantissant un fragile cessez-le-feu, que les bombardements reprenaient de plus belle ciblant villes et populations civiles de part et d’autre de la région du Haut-Karabagh, territoire majoritairement peuplé d’Arméniens, mais appartenant – comme sont venues le réaffirmer quatre résolutions onusiennes (822, 853, 874, 884) – à l’Azerbaïdjan.
Si Moscou semble avoir sifflé – avec insistance – la fin des hostilités, la réalité sur le terrain semble tout autre, encore.
S’il faut louer tous les efforts menés vers la recherche d’une paix juste et durable pour tous, il ne faudrait pas évacuer trop promptement les silences coupables parfois orientés par de puissantes diasporas et l’aveuglement de ceux qui ont pourtant reçu mandat en 1992 de garantir une résolution pacifique et négociée entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan autour de la question du Haut-Karabagh.
L’on a, en effet, souvent tendance à réduire le groupe de Minsk, créé à cet effet en mars 1992, aux seuls trois co-présidents que sont la France, les Etats-Unis et la Russie.
C’est oublier que l’instance de concertation créée à l’initiative et sous l’égide de ce qui était encore la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe, devenue en 1995 l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) pour mettre fin à un conflit entre les deux voisins caucasiens qui avait provoqué la mort de 30 000 d’entre eux entre février 1988 et mai 1994, réunit en tout 13 Etats (3 co-présidents : Russie, Etats-Unis, France ; 2 Etats parties au conflit : Arménie et Azerbaïdjan + Allemagne, Biélorussie, Suède, Italie, Pays-Bas, Portugal, Finlande et ne l’oublions pas, la Turquie).
Certes, bien que ces derniers aient mandaté les trois pays co-présidents (France, Russie, Etats-Unis), force est de constater que ce conflit – pas si gelé que cela – vient de facto, depuis trente ans, confronter deux points de vue radicalement opposés du droit international : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, d’une part, et le principe de l’intangibilité des frontières reconnues internationalement, d’autre part.
Soixante-quinze ans après sa création, l’ONU ne cesse, en effet, de buter sur ses propres contradictions constitutives.
Car, au fond, ce qui se joue au Caucase du Sud, impacte sur – au moins – cinq questions de voisinages contestés : européen, russe, turc, iranien, centro-asiatique et pose, de facto, la question de la stabilité au carrefour de l’Occident et de l’Orient.
La responsabilité européenne, bien que géographiquement discutable, ne l’est pas, quand on sait que l’UE est le premier partenaire de l’Azerbaïdjan et que les négociations entre l’Arménie et l’UE dans l’optique de la mise en place de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (DCFTA) ont débuté en 2012. La Géorgie, voisine des deux belligérants, a signé son DCFTA en juin 2014. Les trois pays du Caucase du Sud appartiennent tous, du reste, depuis mai 2009, au Partenariat oriental de l’UE.
Pour Moscou, ses deux anciens oblasts – républiques socialistes soviétiques – devenus indépendants en 1991, constituent son « étranger proche ». L’un, l’Arménie, pour qui la Russie demeure le premier partenaire économique, appartient à l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) et à l’Union Economique Eurasiatique (UEEA). L’autre, l’Azerbaïdjan, bien que membre comme son voisin arménien, de la Communauté des Etats Indépendants (CEI) semble plus enclin à profiter de sa coopération économique et militaire avec la Turquie et Israël. Le paradoxe demeure, cependant, évident quand on sait que les armes utilisées, de part et d’autre, sur le terrain, proviennent en grande partie de Moscou !
La différence – et, elle est de taille – réside dans le fait que la Russie semble plus « proche » d’Erevan, non seulement parce que 4 000 de ses soldats sont stationnés sur la 102e base militaire de Gyumri, située au Nord-Ouest de l’Arménie, mais surtout parce que sa percée en 2008 sur le territoire géorgien, en rognant, près de 20 % de territoire géorgien au profit de deux républiques auto-proclamées et non reconnues par la Communauté internationale (Abkhazie et Ossétie-du-sud), l’amène à chercher à figer un limes face aux pays appartenant à l’OTAN ou vis-à-vis de ceux qui gravitent dans son orbite stratégique ou auraient l’idée de le faire…
Ce qui était vrai en 2008, à travers un conflit de haute-intensité, n’en demeure pas moins vrai en 2020, dans une configuration plus hybride !
Du côté de la Turquie, la doctrine « zéro problèmes avec les voisins » prônée par l’ancien ministre des Affaires étrangères devenu Premier ministre, avant sa démission en 2016, Ahmet Davutoglu semble voler en éclat, à mesure que le président Recep Tayyip Erdogan ouvre simultanément des fronts de confrontations diplomatico-militaires avec ce qui reste sur le papier, ses « partenaires » de l’OTAN.
A ce jeu de la réécriture de l’histoire, mâtiné d’un néo-ottomanisme nationaliste et islamiste, la France fait ainsi figure, pour la Turquie, de bouc émissaire idéal. Surtout, quand Paris dénonce, avec raison, courage et détermination, les saillies régulières d’Ankara aux principes fondamentaux des Chartes de l’Alliance Atlantique et des Nations Unies, en Libye, en Syrie, en Méditerranée orientale – sur fond de potentialités gazières considérables – aujourd’hui ; peut-être au Sahel demain. Il en va de même, quand il s’agit, pour Ankara, de faire peser une épée de Damoclès migratoire vis-à-vis de l’Europe du Sud et de l’Allemagne, où résident près de trois millions de Turcs.
Bref, si entre Moscou et Ankara, un accord tacite semble révéler un agenda convergent qui se joue de l’impuissance européenne et de sa marginalisation stratégique, il ne faudrait pas oublier que les deux frères et voisins ennemis caucasiens, Arménie et Azerbaïdjan, évoluent eux aussi dans un environnement stratégique commun, plus vaste que le seul Caucase du Sud.
Faut-il rappeler que la diplomatie des oléoducs et gazoducs voit singulièrement défendre des intérêts divergents le long de la Ligne de contact au Karabagh, n’en sont pas moins associés. C’est vrai pour le russe Gazprom et le turc Botas, impliqués dans le gazoduc Turkstream transitant sur 1 100 km sous la mer Noire ; ou encore, à travers le projet du Trans Anatolian Pipeline (TANAP) désormais opérationnel et liant le turc Botas, l’azerbaïdjanais Socar et le britannique, BP. Sans oublier l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) reliant, depuis 2005, sur 1 768 km, les gisements pétroliers de la Mer Caspienne aux consommateurs européens…
Il conviendrait, en effet, de ne pas oublier aussi, dans ce contexte géopolitique complexe propre à l’Orient, l’agenda de Téhéran, qui a pourtant une frontière commune avec Erevan et Bakou et dont la composition ethnique – azérie dans son Nord – et religieuse – majoritairement chiite – devrait la rapprocher de Bakou, mais dont les intérêts stratégiques l’amènent plutôt à soutenir Erevan.
D’aucuns pourraient même y voir une contrariété supplémentaire, à l’instar d’un voisinage immédiat iranien en Asie Occidentale, dans le Moyen-Orient élargi, qui inquiète Israël, justifiant de facto son partenariat militaire avec l’Azerbaïdjan.
Pourtant, Erevan et Bakou appartiennent bien tous deux à ce vaste espace eurasien, à la fois pont et passerelle, à travers mer Caspienne et mer Noire, entre la Chine, l’Asie centrale et l’Europe. Le Corridor « naturel » que constitue, ainsi, le Caucase du Sud, au-delà des jeux des « nouvelles puissances » que dénonçait le 13 juillet dernier Emmanuel Macron, n’en demeure pas moins un des maillons essentiels de la « ceinture » des nouvelles routes de la Soie.
La Chine, tout comme les pays centro-asiatiques, notamment les riverains de la mer Caspienne, que sont le Kazakhstan et le Turkménistan, offrent ainsi un puissant échappatoire économique, gagé sur de formidables perspectives énergétiques, gazière comme pétrolière, qui auraient dû, depuis déjà de nombreuses années, faire la richesse des peuples de la région du Caucase du Sud.
Dès lors que les armes se seront enfin tues, il faudra bien penser à une nouvelle ère qui s’impose, ne serait-ce qu’eu égard à ce qui semble être de réelles quoique modestes conquêtes territoriales par les forces armées azerbaïdjanaises, mais qui constituent dorénavant la nouvelle base de dialogue entre parties prenantes.
De fait, le statu-quo bientôt trentenaire du Groupe de Minsk n’était plus tenable.
Héritage d’une immédiate fin de la guerre froide qui nourrissait, à juste titre, quelques sérieuses perspectives de rapprochement entre Moscou et Washington, la géopolitique d’aujourd’hui impose de changer les protagonistes autour de la table des négociations.
Le dialogue stratégique entre Moscou et Ankara, s’il est parfois conflictuel, semble le plus souvent mû par un même objectif : celui de la marginalisation occidentale et européenne.
Il va sans dire, que le sort de l’élection présidentielle du 3 novembre prochain ne devrait guère changer le relatif désintérêt américain pour le sujet.
Pour y répondre et surtout s’y adapter, sans doute conviendrait-il de mieux se coordonner – d’évidence – entre Etats européens, mais sans doute aussi – plus pragmatiquement – avec les autres partenaires périphériques que sont l’Iran et les Etats d’Asie centrale.
Après tout, le modèle du processus d’Astana, réunissant Ankara, Téhéran et Moscou dans la capitale du Kazakhstan, n’a-t-il pas été le facteur déclencheur d’une stabilisation en Syrie que l’ONU n’avait pu, seule, obtenir ?
Certes, la ville éponyme à l’instance de règlement du conflit, Minsk, est, elle aussi, au cœur d’une actualité qui interroge sur le silence des Etats européens quant à l’ancrage complexe de la démocratie en Biélorussie, mitoyen de l’Europe et de la Russie.
Rien ne saurait être plus vrai que de constater que de Minsk au Karabagh, c’est bel et bien la voix européenne qui fait défaut ou qui semble sonner faux !
Emmanuel Dupuy
Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE)