Matthieu Creson, enseignant et chercheur, nous rappelle ici que Gustave Le Bon (1841-1931), souvent réduit de nos jours à l’auteur d’un seul livre, la Psychologie des foules (1895), fut aussi un observateur des phénomènes politiques et sociaux de son temps, de même qu’un penseur de la psychologie de l’être humain et des sociétés humaines que l’on peut rattacher au courant intellectuel de l’individualisme libéral. Face à l’extraordinaire montée en puissance des États de par le monde depuis le début de la crise sanitaire, et devant la recrudescence d’un anticapitalisme et d’une antilibéralisme nourris aussi bien par le wokisme que par le nouvel écolo-socialisme (à distinguer d’une nécessaire écologie non idéologique), Matthieu Creson souligne comment la mise en garde de Gustave Le Bon contre le « péril étatiste » retrouve toute sa pertinence et toute son actualité dans le contexte politique et culturel du moment.
Le nom de Gustave Le Bon est généralement associé à son ouvrage considéré comme fondateur de la psychologie sociale moderne, paru pour la première fois en 1895 : la Psychologie des foules. Or loin d’être l’homme d’un seul livre, Le Bon en écrivit près d’une quarantaine, voire plus (sans compter ses articles), en soixante ans de carrière ! Parmi l’ensemble de ces ouvrages, mention doit notamment être faite de sa Psychologie du socialisme, parue pour la première fois en 1898, et qui constitue sans doute l’une des réfutations les plus précocement lucides des impasses et des méfaits du socialisme, du communisme (près de 20 ans avant la révolution bolchevique de 1917), du collectivisme et de l’étatisme. Se dessine dans cet ouvrage le profil d’un Le Bon pourfendeur sans concession de la « religion socialiste », laquelle, nous dit-il, n’engendre que le contraire des buts qu’elle s’était initialement proposés, au mépris des faits les plus aisément vérifiables depuis que les idées de Marx eussent commencé à être appliquées. On est d’ailleurs d’autant plus frappé, au gré de la lecture de la Psychologie des foules, de la clairvoyance que Le Bon y manifeste de très bonne heure concernant la réelle nature du socialisme d’État que l’on sait comment, dans la deuxième moitié du XXe siècle jusqu’à la veille de la déroute finale du communisme en 1989-1991, nombre d’intellectuels de gauche se sont au contraire voilés la face à ce sujet avec une opiniâtreté à toute épreuve.
La critique faite par Le Bon du socialisme est indissociable de sa critique de l’étatisme et du collectivisme, disséminée un peu partout dans son œuvre, mais concentrée notamment dans tout un chapitre de son ouvrage La Psychologie des temps nouveaux (1920), et dont l’intitulé – « Le péril étatiste » – expose d’emblée la teneur fondamentalement libérale du propos de l’auteur. Le Bon commence par souligner comment la France n’a peut-être jamais été autant menacée de disparition qu’à l’aube de la Première Guerre mondiale. « La France, écrit-il, a traversé bien des crises graves depuis les lointains débuts de son histoire. Aucune, peut-être, ne menaça autant son existence que les deux périls qu’elle a vus surgir depuis quelques années : le péril allemand et le péril étatiste » (Gustave Le Bon, Psychologie des temps nouveaux, Paris, Flammarion, 1920, p. 241.). Traçant ces lignes, Le Bon a peut-être considéré à tort que la France avait réussi à neutraliser pour de bon la menace que faisaient planer sur elle les velléités expansionnistes de l’Allemagne d’alors. Reste que Le Bon anticipe de manière étonnamment précoce sur le constat que devaient dresser les économistes libéraux quelques décennies plus tard sur la tendance fondamentale de l’État à l’hypertrophie, non seulement dans les pays du socialisme réel, mais aussi dans les sociétés ouvertes assises sur l’économie de marché et la démocratie politique.
Ce que Le Bon nomme le péril étatiste est d’autant plus préoccupant pour lui qu’il est moins manifeste aux yeux de tous. « Grâce à quatre années de prodigieux efforts, à la mort de quatorze cent mille hommes et à 200 milliards de dépenses, nous avons pu triompher du péril allemand. Reste maintenant le péril étatiste. Moins visible que le premier, il pourrait devenir aussi dangereux en amenant d’irrémédiables défaites économiques » (p. 242). En effet, Le Bon insiste souvent sur le fait que les luttes auxquelles les sociétés humaines vont être de plus en plus confrontées désormais seront d’ordre économique et commercial. L’essor des « sentiments humanitaires », comme Le Bon les appelle, sentiments qui s’étaient déjà largement développés à son époque (philanthropie, charité, etc.), tend selon lui à nous faire oublier qu’en dépit de tous nos efforts pour atténuer les effets des luttes que se livrent les sociétés humaines entre elles, ce sont ces mêmes luttes qui caractérisent la vie de l’homme en société, tout comme elles caractérisent les rapports existant entre diverses sociétés. En plusieurs passages de son œuvre, Le Bon anticipe avec une perspicacité déconcertante l’essor de la mondialisation économique et commerciale du XXe siècle, impliquant l’émergence de nouvelles concurrences émanant des pays en développement, et obligeant par là même les pays développés à réagir en conséquence.
Pour Le Bon, la tendance grandissante à l’étatisation de la vie économique d’un pays comme la France ne peut que constituer un sérieux handicap futur dans les luttes économiques et commerciales qu’elle aura à mener contre ses nouveaux rivaux, avec à la clef l’amorce d’un déclin dont elle pourrait ne jamais se remettre.
Le Bon se montre en outre très perspicace dans sa perception du phénomène étatiste en tant que danger d’ordre structurel et non uniquement conjoncturel : loin d’être une simple tendance passagère, l’étatisme, nous dit Le Bon, avec ses règlementations en tous genres et sa bureaucratie, ne va pas cesser de s’accroître dans tous les domaines, au risque d’en venir à miner la condition sans laquelle il ne saurait exister d’économie ni de société bien-portantes : l’initiative privée. « Toutes les lois restrictives qui se multiplient, en France, montrent (…) que, loin de s’atténuer, notre politique étatiste va s’aggraver et peser lourdement sur le travail national » (p. 244). En psychologue des lois de l’esprit humain, Le Bon n’a guère de mal à établir l’évidente raison de l’infériorité de l’étatisme par rapport au capitalisme libéral : « La base psychologique fondamentale de la production est l’initiative stimulée par le risque et le profit. Dès que la responsabilité s’évanouit, comme dans l’organisation anonyme de l’État, l’initiative disparaît » (p. 245). Et Le Bon d’énoncer cette vérité qui finira bien par être acceptée en France plus de 60 ans après qu’elle eut été formulée par lui, à la suite de la débâcle du socialisme mitterrandien : « Dès que l’État intervient dans une industrie, cette industrie dépérit » (Ibid.) . L’étatisme ne peut jamais réussir selon le Bon pour cette double raison psychologique simple : une entreprise ne peut espérer prospérer que si ceux qui en sont à l’origine et qui la dirigent sont directement liés à sa réussite, et que s’ils savent qu’ils seront tenus personnellement pour responsables en cas d’échec. Face à l’élargissement constant des prérogatives de l’État dans d’innombrables branches de l’économie, Le Bon peut ainsi écrire : « L’État moderne représente en réalité une grande maison de commerce gérée par des employés anonymes et irresponsables et où, depuis le chef jusqu’au dernier des agents, personne ne s’intéresse au succès de l’entreprise » (p. 247).
L’une des conséquences de l’étatisme est évidemment la dilapidation de l’argent public, dont le niveau déjà alarmant atteint à l’époque de Le Bon suscitait l’inquiétude de ce dernier : « Le gaspillage des deniers publics dans les gestions étatistes dépasse toute imagination. Conséquences : renchérissement général des produits; difficulté croissante d’existence pour les travailleurs libres ; hausse artificielle de la main-d’œuvre » (p. 248-249). Certes, l’État, après s’être octroyé de nouvelles missions en tant qu’État-Providence, et après s’être propagé dans d’innombrables secteurs de l’économie des décennies durant, a bien été contraint depuis les années 80, bon gré mal gré, d’opérer sous le poids des réalités un certain désengagement, qui reste en France somme toute très partiel.
L’histoire de l’étatisme au XXe siècle, y compris dans nombre de pays capitalistes, reste celle d’une irrésistible ascension, dont les pernicieux excès ne pouvaient plus continuer à être éternellement occultés sous peine de devoir s’acheminer vers une faillite généralisée.
Concernant les bureaucrates d’État, si Le Bon ne les ménage guère, c’est parce qu’il pressent qu’on est en train de vouloir remplacer la spontanéité sociale, seule véritable source de création de richesses et de développement, par ce que Karl Popper devait appeler l’ « ingénierie sociale » : d’après les partisans de celle-ci, la société peut être entièrement reconstruite d’en haut suivant un plan d’ensemble qui ne dérive jamais de l’expérience, et qui doit au contraire s’imposer à elle suivant un schéma purement descendant. Le Bon préfigure à cet égard Ortega y Gasset, qui, dans sa Révolte des masses (1930), devait écrire quelques années plus tard : « Voila le plus grand danger qui menace aujourd’hui la civilisation ; l’étatisation de la vie, l’ « interventionnisme » de l’État, l’absorption de toute spontanéité sociale par l’État, c’est-à-dire l’annulation de la spontanéité historique qui, en définitive, soutient, nourrit et entraîne les destins humains » (Ortega y Gasset, La Révolte des masses, Paris, Les Belles Lettres, 2020, p. 196.)
Pour Le Bon, nous devrions donc au contraire faire confiance avant tout aux acteurs sociaux (entrepreneurs, industriels, commerçants, etc.), et non remettre le destin de nos sociétés, comme nous tendons à le faire, entre les mains d’une nouvelle classe bureaucratique, décidant de tout à notre place. « Réquisitionner, taxer, ordonner, interdire suivant le bon plaisir des plus incompétents agents, enfermer chaque entreprise dans un inextricable et paralysant réseau de formalités tracassières, destructrices de toutes les initiatives, tel est l’avenir dont on nous menace » (p. 244).
Le Bon établit ici une distinction entre peuples anglo-saxons et peuples latins. Les premiers, nous dit-il, ont toujours été habitués à ne compter que sur eux-mêmes et ne se tournent jamais vers l’État pour résoudre leurs propres problèmes. Les seconds, ajoute-il, en sont l’antithèse exacte : l’initiative privée tend chez eux à être fort réduite, et la disposition à déléguer dans une large mesure, jusqu’à la conduite de leur propre existence, fort grande. C’est en raison de l’existence de ces tendances fondamentales qui seraient propres, selon Le Bon, aux peuples latins, que celui-ci en vient à considérer qu’il n’existe en vérité en France, par-delà le pluralité apparente de partis politiques censés s’opposer les uns aux autres, qu’un seul parti, qu’il nomme le parti étatiste. « Malheureusement pour notre avenir, écrit-il, l’étatisme constitue chez les peuples latins un besoin mental fort ancien. Il est peu de partis politiques en France qui ne réclament sans cesse l’intervention de l’État. Cette constatation m’a fait écrire autrefois que notre pays, si divisé en apparence, ne possède, sous des étiquettes diverses, qu’un seul parti politique, le parti étatiste, c’est-à-dire celui qui demande sans trêve à l’État de nous forger des chaînes » (p. 245).
Le Bon perçoit ainsi très clairement que l’étatisme a pour principal moteur non la volonté de puissance inhérente à l’État lui-même mais le désir de servitude exprimé par les masses.
Préfigurant Hayek, Le Bon va jusqu’à écrire que le « régime étatiste » constitue la « forme moderne de l’esclavage » (p. 249). On pourrait tout au plus éventuellement tolérer cette situation, ajoute-t-il, si l’étatisme avait clairement donné la démonstration de sa supériorité dans la gestion des entreprises placées sous sa coupe. Or la constatation de la faillite pratique de l’étatisme dans tous les secteurs de l’économie où il s’est implanté ne peut que s’ajouter à la réprobation morale dont il faisait déjà l’objet. À l’étatisme, écrit-il, « on pourrait se résigner si l’État avait, du moins, manifesté dans la gestion des entreprises une capacité supérieure à celle des citoyens. Or, c’est précisément (…) le contraire qu’enseigne l’expérience. Des faits innombrables ont surabondamment démontré que la gérance de l’État, qu’il s’agisse de chemins de fer, de monopoles, de navigation ou d’une industrie quelconque, est toujours très coûteuse, très lente et accompagnée d’incalculables désordres » (Ibid.).
Si Le Bon s’en prend avec autant de verve à l’étatisme, c’est aussi et peut-être avant tout parce que ses méfaits outrepassent le strict domaine de l’économie pour s’étendre à la vie des citoyens dans son ensemble.
En assujettissant les individus à son joug, il tend à les déposséder de leur autonomie et à annihiler leurs facultés créatrices. L’étatisme n’est pas seulement dispendieux et inefficace, il est aussi consubstantiellement liberticide et déresponsabilisant. Sa victoire marquerait ainsi sans doute un point de non-retour sur le chemin du déclin des sociétés ouvertes. C’est là le sens de la mise en garde que nous adresse Le Bon sur les ravages futurs de l’étatisme, mise en garde que l’homme du XXIe siècle aurait sans doute grand tort de considérer comme périmée : « L’étatisme, écrit-il, représente l’autocratie d’une caste anonyme et, comme tous les despotismes collectifs, il pèse lourdement sur la vie des citoyens obligés de le supporter. Son nouveau développement n’engendrerait pas seulement la faiblesse de nos industries, mais la disparition de toutes nos libertés. (…) Si nous n’arrivons pas à réfréner sa marche nous serons (…) rapidement vaincus dans la lutte économique qui va s’engager. Il apparaîtra alors à tous les yeux que l’étatisme, si pacifique en apparence, peut être plus désastreux que les plus destructives invasions. Son triomphe définitif chez un peuple engendrerait pour lui une irrémédiable décadence » (p. 254).
Matthieu Creson
Enseignant, chercheur (en histoire de l’art), diplômé en lettres, en philosophie et en commerce